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Marielle Macé

CNRS-EHESS

Styles littéraires et formes de vie - Sartre au balcon


Texte complet


Il n’y a pas d’autre « problème esthétique », écrivait Deleuze, « que celui de l’insertion de l’art dans la vie quotidienne » – dans la vie, et que cette vie soit quotidienne. Nombreuses sont aujourd’hui les pensées orientées vers une représentation de la littérature comme instrument, cognitif, existentiel, moral : ce qui compte, ce sont en effet les propositions que chacun tire dans sa propre vie de ce qu’il perçoit, de ce qui est représenté, et des modalités de cette représentation.

Mais il est assez difficile de rendre compte de ce qui, dans une lecture (et quoi d’une lecture ?), se rend effectivement disponible à un individu, et libère concrètement en lui des possibilités d’être. Je crois que cette dynamique peut s’éclairer en partie si l’on y songe en termes de « styles », de rencontre entre le style d’une œuvre, et le style que risque toute vie, toute opération de la vie. C’est ce que j’ai voulu montrer dans ouvrage récent consacré à la lecture comme occasion de stylisation de soi, corps à corps entre des formes littéraires et les formes de vie de celui qui s’en empare [1]. J’en reprendrai souvent ici les hypothèses, et les exemples majeurs. Dans cette réflexion, je me suis efforcée de décrire les dispositifs stylistiques comme autant de « pistes » de conduites ; pour celui qui lit, ce sont des situations appropriables, des cadres perceptifs à actualiser, des sens à réinvestir, des formes à réhabiter, un rythme à reprendre et dans lequel moduler sa propre durée intérieure… Car un individu est lui aussi un style : une certaine manière de faire et de dire, de se maintenir, de se transformer, de se perdre. Un homme qui lit, c’est un style qui en regarde un autre, comme au balcon de sa propre vie, et qui se donne la chance d’infléchir ses modes d’être. Il y a là, au cœur de notre usage des œuvres, la chance d’une véritable « stylistique de l’existence ».

Tout témoignage de lecture peut aider à comprendre ce que recouvre ce corps à corps figural, cette façon qu’ont les lecteurs de rapatrier dans leur existence des formalités littéraires, ou au contraire de s’y trouver déphasés, déplacés dans leurs articulations intérieures. Chez le tout premier Sartre par exemple, on observe une façon de prendre les livres qui correspond en grande partie à la pensée ricœurienne de « l’identité narrative » : le jeune Sartre se faisait une idée extrêmement réparatrice du récit. En 1939, lorsqu’il était soldat, les romans et les biographies offraient à Sartre des formes projectibles, des instruments pour figurer son propre avenir et s’y rejoindre lui-même imaginairement : ils l’assuraient qu’il rentrerait à la vie civile et aurait « un destin », par-delà l’horizon barré de la mobilisation. On suit ainsi au long des carnets et des lettres l’aventure complète d’une personnalité, traversée par les récits : le jeune homme se penche sur lui-même, se demande où il en est de sa propre histoire ; ses lectures puisent aux romanciers contemporains (Romain Rolland, Malraux, Saint-Exupéry…) et à d’innombrables biographies historiques, qui sont autant de mises en forme du destin, de la vie conçue comme une configuration destinale. L’idée de destin, dit alors Sartre, est « profondément ancrée en moi ». « Elle m’aide à considérer mystiquement tout ce qui m’arrive comme des étapes nécessaires de ma destinée, que je dois transformer en miel [2] ». La lecture fonctionne ici comme une forme simple de l’espérance temporelle (ou l’aiguillon ironique de la déception, qui en est le revers).

Cette vie émotionnelle, constitutivement narrative, est solidaire des catégories littéraires de l’époque ; Thibaudet avait par exemple décrit, dans un article célèbre, la structure du « roman passif » qui déroule une vie, par opposition au roman « actif » qui « isole une crise » ; le roman passif est le récit destinal ordinaire : il a pour centre « un homme moyen, modifié du dehors par les événements de sa vie, d’une vie qui a pour fin naturelle une expérience moyenne, indulgente, et qui se termine quand le héros est “arrivé” [3] ». Le premier Sartre a la même conception de l’existence, et le récit lui sert d’abord de moteur existentiel : « je suis parti dans la vie comme pour faire un voyage mais d’une distance donnée et avec un terme fixé. Il faut y arriver avant le soir [4] ». Certes, la configuration destinale du roman passif est le symptôme de l’illusion d’anticipation d’un sens synthétique que dénonçait La Nausée (« Il faut choisir, vivre ou raconter »). Mais pour le jeune soldat c’est aussi une ressource : une expérience de l’expérience, où la lecture accompagne le sentiment d’être sur les rails de quelque chose, le sentiment d’être, même momentanément, orienté. L’espace-temps du récit y est directement branché sur l’énergie intentionnelle : devant l’œuvre narrative, conçue comme une route, un paysage avec horizon (c’est-à-dire avec avenir), on espère, on s’oriente, on se projette vers un sens. Cette homologie entre une forme littéraire et une idée de la vie justifiait toute la confiance de Sartre. Chez lui (comme chez Ricœur), la grammaire des formes de vie (la promesse de transformer des styles littéraires en conduites, autrement dit le champ de la « refiguration ») a d’abord uniquement renvoyé à cette question narrative. Ce sont des récits qui ont ouvert Sartre à la figuration de soi, constitué sa façon de se tenir dans les œuvres, les choses ou les rencontres, déterminé les coordonnées des situations mentales et politiques dans lesquelles il s’est glissé ; dans toutes ces situations une émotion narrative désignait la frontière autour de laquelle il jouait ses espérances, ses possibilités, ses contradictions ; sa manière d’être, son idée de la vie étaient ancrées dans des formules narratives, calées sur elles.

Mais la vie esthétique de Sartre est faite de bien d’autres expériences. Devant les formes de la poésie, les images, les paysages, Sartre se conduisait avec bien moins d’aisance et de souplesse que dans les récits. Dans l’une de ses plus belles proses, « Venise, de ma fenêtre » (1953), il décrit une expérience de bonheur et de déroute – je dirais volontiers : une crise de style. Au début du texte, on le voit placé au balcon de son hôtel vénitien ; il observe la lagune, et décrit la configuration particulière de l’espace déployé devant lui. En fait, il n’y reconnaît aucune des coordonnées habituelles de sa vie sensible ; il médite sur son malaise devant le caractère évanescent, mobile, féminin du spectacle, et nous offre lui aussi une sorte de balcon sur son expérience perceptive. Qu’est-ce qui désoriente Sartre, ici ? Le fait que Venise lui semble privée d’horizon, et que la courte vue à laquelle il y est condamné empêche les projections, qui seraient des amorces d’action. « Nous tournons dans l’espoir informulé qu’un panorama va se découvrir, mais non, c’est pour redécouvrir un mur à trente mètres […], on est toujours captif [5] » ; la pesanteur des palais barre le regard, et bloque par conséquent le temps : « Ici mon avenir rétrécit comme une peau de chagrin. […] Ça ne me dit rien qui vaille : le champ visuel, c’est l’avenir immédiat [6] ».

L’espace et le temps vénitiens protestent en effet contre la structure du projet, qui est la morale de Sartre, son idée de la vie, de l’action, mais aussi son idée de ce qu’il faut attendre des romans – autrement dit : son style. Sartre au balcon compare les villes : à New York, l’espace « tout entier s’engouffre dans une avenue, nous renvoyant l’image de notre pouvoir infini [7] » ; pouvoir infini, c’est-à-dire imminence de l’action, directionnalité qui conduit le sujet à se transformer à chaque instant en projectile sur sa propre ligne de vie. Mais l’espace « à Venise n’est pas vectoriel » ; on s’y enfonce, on devient reflet, on s’« indéfinit » soi-même. Ces image sont inédites pour les cheminements sartriens : ailleurs, et par exemple dans sa lecture des récits, le sujet sartrien s’engage  : il s’engage sur une voie, qu’il choisit dans une logique de carrefours existentiels. L’expérience vénitienne déphase en profondeur la pensée sartrienne du temps et de l’action : le philosophe accoudé au balcon se perd dans le visible, il est obligé d’arrêter sa course vers le choix et vers l’avenir, il tombe dans une image qui n’a pas besoin de son engagement, un mirage qui le désarme ; à la fin de l’essai, brusquement, il sort du cadre qu’il avait construit autour de lui-même : « J’ai besoin de lourdes présences massives, je me sens vide en face de ces fins plumages peints sur vitre. Je sors. » [8] Voilà un moment de vacillement. Ce qui s’y joue, c’est une difficulté à faire face à une autre manière d’être lorsqu’elle surgit comme une surprise, et qu’elle constitue une force de contestation, comme c’est le cas des fluidités vénitiennes pour cet homme-bolide. Merleau-Ponty décrivait d’ailleurs l’expérience sensible comme l’ouverture infinie du sujet à la surprise d’autres manières, qui s’imposent comme des directions de vie complètes — directions prometteuses, mais aussi dangereuses : « les visages et les paysages m’apportent tantôt le secours et tantôt la menace d’une manière d’être homme qu’ils infusent à ma vie [9] ». Le paysage vénitien menace en effet Sartre, il le blesse dans sa durée, contrarie son rythme intérieur, le défie.

Or une même manière de se conduire avec les formes touche ses lectures de poésie, et la plupart de ses expériences picturales. Devant les paragraphes biseautés du Parti pris des choses Sartre avait eu la même impression d’une déperdition de mouvement : « ni Ponge ni le lecteur ne profite de l’élan acquis » [10]… En 1944, il avait fait crédit à Ponge de savoir « faire venir » les choses après avoir « supprimé en soi-même le projet », muselé « la voix sociale et pratique pour que la chose se dévoile » [11], établi l’esprit hors de soi et au cœur de la chose. Intuition déshumanisante, concluait-il : désubjectivation. À Venise, le « rouleau de ses perceptions [12] » se déploie selon une logique poétique tout à fait solidaire des descriptions de Ponge, et en particulier de la peinture pongienne de « l’eau folle », de l’onde informe qui comble elle-même son contenu. Sartre fait parler l’eau et les reflets, il leur prête une âme hésitante, une volonté incertaine, une difficulté à apparaître et à définir leurs contours dans un écoulement informe et indéfini ; c’est qu’il appelle la « pensée de l’eau », et, tout comme Ponge, sa « folie » : « Sans arrêt on voit une matière subtile, hésitante, recommencée, toujours recommencée mais aussi toujours inachevée, les reflets plombés : je veux, je ne veux pas […] voilà une pensée d’eau, embarrassée de son contraire, s’en écartant, le rejoignant, oscillation perpétuelle [13] ». On pourrait relire l’opposition sartrienne entre la prose et la poésie, si fameuse et au fond si étrange (c’est-à-dire aussi : si individuelle, si propre aux conduites intérieures, aux désirs et aux impossibilités de ce lecteur-là, qu’on ne devrait peut-être pas prendre pour une théorie) à la lumière de ces deux modes de temporalisation esthétiques, de ces deux appels à l’individuation et au risque d’une altération de soi dans le temps. Le système des genres proposé par Sartre y prend un sens tout existentiel car la lecture de la poésie, chez lui, engage toujours une perte de soi-même, face à une forme du dire qu’il conçoit comme ininstrumentable.

Déphasé par la singularité d’un rythme poétique, pris dans le jeu de places d’une métaphore ou arrêté par la perception d’une surface, Sartre est profondément contesté dans son idée du temps : il s’éprouve comme vidé de sa vitesse et de sa direction intérieure, incapable de s’y redisposer comme être de projet, et de prolonger des œuvres dans le monde pratique. Voilà un individu pris, au sein de sa propre durée et des coordonnées de sa conscience, entre des expériences du temps très divergentes : la modulation confortable d’un rapport au récit (qui nourrit l’espérance), l’inconfort et la difficulté à se temporaliser dans d’autres situations esthétiques. Les mots qui surgissent sous la plume de Sartre lorsqu’il rapporte les épisodes de sa vie esthétique disent d’ailleurs la violence de ces façons contradictoires qu’il avait de prendre un objet et de se comporter avec lui : si la lecture romanesque lui apparaît comme une authentique « transfusion de durée », homogène à la structure du projet qui est son idée fondamentale de la vie, en revanche la poésie et l’expérience vénitienne sont pour lui l’occasion d’une véritable « hémorragie de temps ». C’est en fait une « hémorragie » de temps que Sartre éprouve dans ce « labyrinthe pour escargots », et dans cette belle Italie qui lui impose une déperdition d’énergie : « je suis en perte de vitesse […] Quelquefois, en rase campagne, les trains s’arrêtent sans raison connue et le voyageur sent quelque chose s’écouler de lui, invisible hémorragie : c’est qu’il se vide de sa vitesse acquise ; progressivement le froid aigre de l’immobilité remonte de ses pieds à son ventre [14] ». On mesure ce qu’il y a de désorientant pour l’homme des projets dans cette impossible intégration, loin des expériences narratives qui « transfusaient » le projet originel et enveloppaient une temporalisation où Sartre pouvait reconnaître les formes de l’intention et leur régulation. Une semblable hémorragie marquait d’ailleurs pour lui la poésie. Perte de vitesse, hémorragie de durée. Voilà ce qu’il disait de Baudelaire, l’« homme penché » sur son passé comme le touriste à son balcon, le mélancolique aux prises avec l’Histoire et les réquisitions du projet : « Baudelaire s’est tourné vers le passé pour limiter la liberté par le caractère. (Il) a horreur de sentir le temps couler. Il lui semble que c’est son sang qui s’écoule : ce temps qui passe, c’est du temps perdu  » [15]. À Venise, Sartre a sans doute songé à la « Fontaine de sang » des Fleurs du mal  : « Il me semble parfois que mon sang coule à flots, /
Ainsi qu’une fontaine aux rythmiques sanglots. /
Je l’entends bien qui coule avec un long murmure, /
Mais je me tâte en vain pour trouver la blessure ».

Transfusion, hémorragie : on ne saurait mieux dire que tout est ici, et au plus profond du sentiment de soi qu’est le vécu temporel, question d’intégration d’une forme littéraire à la pâte même de la vie : la façon dont le sujet s’intègre à une forme, et la façon dont cette forme s’intègre à lui, et s’y relance. L’idée de la vie de Sartre était contredite, contestée par les rythmes poétiques, il n’y retrouvait pas, comme dans les récits, la structure du projet, il ne pouvait pas y engager son élan. Quelqu’un qui saurait faire quelque chose du tempo de la poésie, ce serait un autre Sartre, un Sartre possible. Et à vrai dire, Sartre a pris le parti de vivre cet autre rythme ailleurs, dans un autre univers de formes. Il se mettait tous les jours au piano pour jouer, imperturbablement, du Chopin, et vivait dans cette pratique musicale quotidienne de tout autres formations temporelles que celles auxquelles l’invitait sa pensée de l’engagement politique et romanesque. Cette manière d’être au piano régulait un rapport au temps et aux formes de la périodicité qu’il ne trouvait pas du tout dans le roman, mais qui lui ont toujours éminemment importé : « J’enrage de n’être pas poète, d’être si lourdement rivé à la prose », disait déjà le jeune homme dans ses Carnets.

Un Sartre possible, un possible de Sartre. L’expérience vénitienne, d’ailleurs, n’est pas seulement ratée. Sartre y vit pendant quelques heures un autre mode d’être, la chance momentanée d’un changement de projet, « le secours d’une autre manière d’être homme » que cette situation perceptive inédite « infuse » à sa vie. Il pressent un autre comportement perceptif, une autre conduite. Car l’expérience d’une beauté miroitante et fuyante le libère un instant du devoir de « projet », et lui permet d’adopter une autre posture, une autre attitude cognitive, vitale et même morale. Si l’absence d’horizon est ralentissement, indirection, manque d’avenir, c’est aussi une nouvelle disposition à l’égard des choses et de soi. L’essentiel de l’expérience vénitienne est sans doute dans cette transformation effective des modes et des coordonnées de l’attention, car on y voit un sujet augmenter la grammaire de ses formes de vie. Comme s’il y avait dans toute expérience esthétique la chance, pour l’individu, d’intervenir sur ses propres modes d’être ; non pas exactement sur son être, mais sur ses modes d’être, c’est-à-dire sur son style, sur sa possibilité de se donner forme à soi-même, de se moduler ; intervenir sur ses modes d’être, Foucault appelait cela l’« éthopoièse [16] », et c’était pour lui le moteur d’une esthétique de l’existence.

Restituée à sa concrétude, la forme apparaît ici comme une sorte d’appel auquel le lecteur doit répliquer, et l’expérience qu’il en fait comme l’essai difficile d’un rythme inédit. Le sujet sourit à sa propre gymnastique, mais il nous dit aussi quel effort il faut souvent pour recevoir une forme, qui plus est une forme nouvelle, et parvenir à la placer à l’horizon de l’expérience. C’est justement à cet effort – ou au refus qu’on lui oppose – que la ressaisie littéraire de l’expérience nous rend attentifs. La lecture se manifeste comme un corps-à-corps entre un sujet et des directions formelles, que l’on peut considérer comme de véritables orientations du vivre projetées par les textes.

C’est l’occasion de recroiser une série d’hypothèses phénoménologiques et cognitives. Car on peut retrouver dans ces phénomènes une part de ce que la psychologie actuelle appelle des « styles cognitifs », et dont l’analyse métrique s’est très récemment emparée (autour des travaux du cognitiviste Reuven Tsur [17]). Le style cognitif désigne la manière qu’a un individu de percevoir, d’évoquer, de mémoriser les informations perçues à travers les différentes modalités sensorielles ou culturelles qui sont à sa disposition, la façon dont chaque personne, dans une situation donnée, se saisit mentalement d’un objet, et en particulier d’un objet nouveau, qui présente une structuration inhabituelle. Les styles cognitifs sont (en termes simples et pragmatiques) des attitudes, des comportements à l’égard des formes. Ils reposent sur une articulation de dispositions et d’expériences traversées (apprentissages, habituations…) qui, reconnaissant dans le style une catégorie de l’attentionnalité, permet de dégager de véritables allures esthétiques individuelles, des manières d’être en situation de lecture, des pratiques de soi en situation d’art. La différenciation de ces styles cognitifs tient à la capacité des sujets à se tenir dans l’incertitude et l’effort qui l’accompagne, à faire face à une désorientation formelle, à accepter les retards de catégorisation ou les faibles dynamiques d’intégration, bref à consentir à ce que les psychologues appellent « un coût perceptif » important. La notion met en lumière des dispositions dynamiques à l’indécision, à la désorientation et à la réorientation perceptive ou sémantique, qui permet de comprendre la capacité d’un individu (d’un moment d’un individu) à faire une expérience esthétique hétérogène où se maintient dans la saisie de l’œuvre une diversité de plans (rythmes, schématisations perceptives, sons, sens…) ; ou au contraire son besoin de s’appuyer en priorité sur des phénomènes de redondance, d’unification et d’intégration rationnelle de ces plans.

L’intérêt de la notion, à mes yeux, ne tient pas tellement à cette formalisation (forcément grossière) des dispositions subjectives, mais à la possibilité qu’elle ouvre de mettre en relation dynamique, dialectique, le style de l’objet littéraire et le style du lecteur (ou de sa lecture, ou d’un moment de sa lecture), de mettre en relation la configuration de l’œuvre et la manière d’être et d’agir de celui qui observe cette configuration, et qu’elle attire vers elle. Dans l’expérience me semblent ainsi s’articuler et se relancer durablement l’allure d’un objet et les dispositions d’un sujet, une forme perçue et une forme percevante, des styles littéraires et des styles d’être qui sont amenés à s’entre-façonner. La promesse d’une circulation des formes d’une région à l’autre de la pratique, et donc d’une esthétique de l’existence et d’une stylisation de soi dans la simple expérience lectrice, s’y éclaire. Cela repose sur la certitude d’une directionnalité intrinsèque des formes [18] ; les formes conçues comme des dispositifs inducteurs de conduites pour les sujets. Et cela permet de rouvrir la question stylistique de l’expression pour en souligner le caractère foncièrement dynamique et conducteur. Dispositifs littéraires et formes de la vie : c’était l’articulation centrale de mon approche de la lecture. Et les médiations impossibles, ici, ne sont pas moins déterminante pour l’exercice d’un certain style d’être que les expérience confortables : une dynamique de subjectivation ne vas pas sans phénomènes de heurts et de désubjectivation.

La situation de Sartre à sa fenêtre, c’est donc la chance de la mise en travail de tout un style d’être. Ses conduites sont exemplaires de toute opération de constitution de soi, cette dynamique qui se joue à chaque instant dans les manières qu’a un individu de s’emparer des choses. Sartre arrête d’ailleurs souvent son regard sur des balcons, il les vit comme des modes d’habitation différents, des habitus autres, des attitudes devant le monde dont il n’est pas tout à fait capable, mais qu’il aimerait faire siennes. C’est ce qu’il avait éprouvé à Naples dès 1936 : « il y a à Naples quelque chose que nous n’avons vu nulle part en Italie, ce sont des balcons. Chaque fenêtre, à partir du premier étage, a son balcon personnel, qui s’avance au-dessus de la rue, juste une petite loge avec une grille dont les barreaux sont peints en vert clair. Et ces balcons sont bien différents de ceux de Paris ou de Rouen : ils ne sont ni des ornements ni des objets de luxe. Ce sont des organes de respiration. Ils permettent de fuir la tiédeur de la chambre, de vivre un peu dehors ; ils sont comme un tout petit morceau de la rue hissé au premier ou au deuxième étage. Et de fait ils sont, presque toute la journée, garnis de gens qui font au premier ou au second ce que font les Napolitains de la rue : qui mangent ou qui dorment, ou qui regardent vaguement le spectacle de la rue. Et la communication se fait directement du balcon à la rue, sans qu’il soit besoin de rentrer dans la chambre, de passer par l’escalier : on descend dans la rue un petit panier attaché à une ficelle. Les gens de la rue le vident ou le remplissent, suivant les cas et le type du balcon le remonte lentement. Le balcon c’est tout simplement la rue en l’air [19]… ». Et cela figurait déjà la rêverie de Sartre sur une disposition d’être inédite, engainée dans une forme…

Pour nous qui le lisons, il y a là une configuration à laquelle nous nous mesurons à notre tour, une forme dans laquelle nous entrons et qui entre en nous, comme la promesse d’un nouveau cadre expérientiel : un nouvel outil de langage pour notre propre stylisation, ou une nouvelle énigme. L’enrichissement du répertoire attentionnel de Sartre, la façon dont il est occupé à intervenir sur ses modes d’être, ajoute aussi à nos propres instruments. La littérature suscite toujours des situations verbales dans lesquelles nous pouvons nous glisser, qui nous offrent d’autres façons de répondre à l’existence. Pour ma part, ce qui me reste de « Venise, de ma fenêtre », ce n’est pas une histoire, un destin ; c’est juste une métaphore, cette image du balcon ; juste une métaphore, mais la bonne : celle qui, une fois rencontrée, vous tient à jamais. Cette image étend ses possibles sur le monde, je m’y glisse moi-même en biais pour vivre autrement et devenir à mon tour figurable, comparable, modulable. « Comme une comparaison », dirait Michaux : « Comme une comparaison voguant négligemment en apparence dans un esprit distrait, s’en va, pêchant une réalité encore obscure dans une zone encore plus obscure et vous la met au jour, tout à coup, timbrée de mots significatifs [20]… ». D’ailleurs les balcons de Sartre en appellent d’autres : ceux de Manet, ceux de Baudelaire à Paris, ou à Bruxelles (« Partout des balcons, personne au balcon », enrageait Baudelaire à Bruxelles, qui a connu lui aussi en Belgique une véritable crise de style, et fait l’épreuve d’une stylisation barrée) ; tous ces balcons figurent des dispositions attentionnelles, un style perceptif, un rapport aux autres, à soi, au monde, un mode d’habitation des choses, une véritable démarche dans la vie. Chaque style est décidément quelque chose comme une piste existentielle, sur laquelle il faut avoir la force de s’engager ; et même une difficulté à se disposer dans les choses (même l’expérience ratée de Sartre) est une piste, car elle révèle notre tâche, notre difficulté à avoir « l’usage » de notre propre expérience.

L’attitude de Sartre à son balcon ouvre ainsi sur notre vie de lecteurs : c’est la chance de ressaisir nos propres plis (ceux de nos habitudes, de notre personne, de notre culture…), de nous réapproprier notre rapport à notre langage, à nous-mêmes, aux autres. Bref, de nous éprouver nous-même comme un style, de mieux habiter cette configuration mouvante qu’est notre style, fait de capacités et de limites. À mes yeux, ce que la lecture a de libérateur tient à cette chance qu’elle nous donne, dans les formes de langage et de pensée qu’elle affûte une à une, de sentir en nous même ces puissances de stylisation. Beaucoup d’analyses s’épuisent à « mettre en relation » la littérature et la vie, ou pire, à les mettre en concurrence (l’art contre la vie, la vie contre l’art) ; mais il n’y a pas à les mettre en relation : la littérature est dans la vie, solidaire de bien d’autres pratiques de soi et du monde, de bien d’autres chances de style.

Notes

[1Marielle MACE, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, coll. « NRf-Essais », 2011. L’essentiel des exemples de cet article est repris au deuxième chapitre de ce livre, auquel je renvoie pour les hypothèses d’ensemble.

[2Jean-Paul SARTRE, Carnets de la drôle de guerre, Paris, Gallimard, Arlette Elkaïm-Sartre (éd.), 1995, p. 26.

[3Albert THIBAUDET, Réflexions sur le roman, Paris, Gallimard, 1938.

[4Jean-Paul SARTRE, Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 55. Je souligne.

[5Id., La Reine Albemarle ou le dernier touriste, Paris, Gallimard, 1991, p. 139.

[6Ibid., p. 95.

[7Ibid., p. 139.

[8Ibid., p. 200.

[9Maurice MERLEAU-PONTY, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1964, p. 57.

[10Jean-Paul SARTRE, « L’homme et les choses », Situations I, Paris, Gallimard, p. 249.

[11Ibid., p. 237-238.

[12Id., La Reine Albemarle, op. cit., p. 92.

[13Ibid., p. 140.

[14Ibid., p. 98.

[15Id., Baudelaire, Paris, Gallimard, 1947, p. 156.

[16Michel FOUCAULT, L’Herméneutique du sujet, Cours au Collège de France. 1981-1982, Paris, Gallimard, Le Seuil, coll. « Hautes études », 2001.

[17Reuven TSUR, Poetic Rhythm : Structure and Performance — An Empirical Study in Cognitive Poetics, Bern, Peter Lang, 1998. Voir Jean-Marie SCHAEFFER, « Esthétique et styles cognitifs : le cas de la poésie », Critique, n° 752-753, janvier-février 2010, p. 59-70, à qui je dois cette lecture.

[18Je me suis efforcée de préciser cette réflexion sur le caractère directionnel des formes, notamment dans : « Du style comme force », Le Style en acte, Laurent JENNY (dir.), Genève, Métis Presses, 2011, et dans « Paulhan, rejoindre une forme », colloque « Paulhan et l’idée de littérature », IMEC, 18-20 mai 2011.

[19Jean-Paul SARTRE, « Lettre à Olga Kosakiewicz », été 1936.

[20Henri MICHAUX, « La marche dans le tunnel », Chant onzième. Épreuves exorcismes, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. I, 2004, p. 805.


Pour citer l'article:

Marielle Macé, « Styles littéraires et formes de vie - Sartre au balcon » in Du récepteur ou l’art de déballer son pique-nique, Actes du colloque organisé par Bérengère Voisin, les 26 et 27 mai 2011, publiés sous la direction de Bérengère Voisin .
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 6, 2012.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?styles-litteraires-et-formes-de.html

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