Dans la relation que La Popelinière fait de la nuit de la Saint-Barthélémy au chapitre vingt-neuf de son Histoire de France, l’heure fatale a bien été pour nombre de protestants celle qui a sonné cette nuit-là à la cloche d’une église de Paris. Voici en quels termes elle est annoncée : « Sur les deux heures après la minuict du Samedy venant au Dimanche vintquatriéme Aoust firent batre la cloche de sainct Germain de l’Auxerrois... [1] ».
Notre propos n’est pas de considérer l’exactitude historique de cette heure, ni celle du récit de l’événement dans son ensemble, mais d’entendre dans la référence à la « minuict », donc à la nuit, une expression poétique et théologique qui rend cette heure doublement nocturne doublement noire. Or celui-là même qui écrit, l’historien protestant qu’est La Popelinière, est précisément – et pour cause – celui qui y a échappé. L’heure funeste de l’événement historique est aussi une heure favorable : celle de l’écriture de l’histoire.
Comme l’heure qu’elle annonce, cette cloche fait entendre un signal double : c’est à la fois celui d’un événement historique extraordinaire et tragique mais c’est aussi l’appel ordinaire, quotidien à la prière matinale [2]. La conjonction de ces données laïques et religieuses se réalise dans la dénomination, adoptée par les historiens de l’époque pour désigner ces journées appelées les « Matines de Paris ». De l’ambiguïté d’un terme religieux appliqué à un fait politique, et de la double temporalité qu’il comporte – unicité d’une part de l’événement et récurrence d’autre part de la prière – naissent les tensions qui traversent cette écriture de la Saint-Barthélemy. L’heure fatale prend alors un double visage : l’un qui est celui du pouvoir décisionnel de quelques hommes imposant la mort à d’autres hommes ; l’autre, celui d’une volonté divine, par nature insondable, qui prescrit son terme à toute vie. Double visage qui a pour corollaire une attitude contradictoire de La Popelinière : la soumission de principe du chrétien face à Dieu et la résistance de l’historien face aux hommes. Ce que la foi du chrétien accepte passivement, la raison de l’historien cherche à l’appréhender activement en démontant le mécanisme des faits eux-mêmes.
Nous essaierons de voir comment l’écriture du texte construit et déconstruit dans un triple mouvement la conception de l’heure fatale en faisant de cette heure d’abord une heure antique, païenne – c’est-à-dire l’heure du présage, l’heure pré-dite – , puis une heure moderne, laïque – celle de l’historien, l’heure de la temporalité humaine explicable par la raison –, enfin une heure chrétienne – l’heure a-temporelle, l’heure de la méditation philosophique et religieuse.
Avant d’être celui d’un massacre, le récit de la Saint-Barthélemy a été celui d’une heure annoncée. Lorsqu’il analyse le facteur déclenchant qu’a été l’attentat commis quelques heures auparavant contre le chef des protestants, Coligny, La Popelinière ne manque pas de rapporter les commentaires qu’en ont fait les protestants :
[ils] prenoient l’occurrence de cette blesseure pour un effet confirmatif des presages susdits. […]. Les autres accommodoient cet accident au presage qu’ils avoient jà donné d’un grand malheur à venir : puis qu’on s’estoit adressé à un tel Chef : et donnans à penser que cela venoit de plus haut : disoient que c’estoit le commencement de ce qu’ils avoient tant de fois mais aussi vainement predit, que Cassandre la ruine des Troiens. [3]
La figure de la grande prophétesse de l’Iliade colore cette relation d’un arrière-plan à la fois épique et tragique et la charge de tout le poids du fatum des Anciens, où la parole est étroitement associée à l’oracle funeste, où la parole se fait déjà destin funeste de l’homme. La récurrence du mot « présage » et le rappel de la prédiction ancienne ancrent le récit dans les constantes de l’écriture tragique [4] : c’est-à-dire l’antériorité du dire sur le fait tout comme la vérité et la vanité conjointes du message. Dès lors l’écriture de la Saint-Barthélémy ne pourra se réduire à une analyse des faits si minutieuse, si ingénieuse soit-elle : elle gardera la trace de cet avant-dire qui inscrit l’événement dans une éternité répétitive, cyclique du tragique.
Et cela d’autant plus que ce cycle du tragique, La Popelinière l’a parcouru lui-même puisque dix ans auparavant, précisément en février 1562, à Toulouse, un gentilhomme protestant avait été tué d’un coup d’arquebuse tiré par un soldat catholique. Le futur historien est alors âgé de dix-sept ans, il est étudiant en droit dans cette ville et il s’apprête à vivre, si l’on peut dire, une « première Saint-Barthélemy » [5]. Il commande une des quatre compagnies d’« escoliers » [6], partisans de la Réforme [7]. Il survivra aux affrontements de mai 1562 que cette mort a déclenchés, grâce à un capitaine nommé Pins. Cet homme qu’il présente comme son sauveur perdra, lui, la vie au cours de ces événements et dans des circonstances que l’auteur relate avec précision et qui nous intéressent pour notre approche de l’heure fatale. Il écrit au livre 8 de son Histoire de France :
il [le capitaine Pins] se laissa tant chastouiller à l’honneur ordinaire compagnon de ses portemans que se fantasiant de grandes conquestes et avantages mondains : il fut si convoiteux de sçavoir à quel heur et avancement il estoit destiné : qu’il donna jusques à Salon de Craux en Provence pour s’y resoudre par l’advis de monsieur de Nostredame Astrologue fameux, de ce qu’il devoit esperer et attendre de l’avenir. [8]
Les propos qu’on lui tient alors l’assurent de « croistre en honneurs et hautes charges de plus en plus » mais les troubles civils dont il croit pouvoir tirer parti pour son avancement se retournent contre lui lorsqu’il reçoit un coup de feu mortel. L’historien dégage une première leçon en ces termes : « Tellement que pour croistre en honneur, duquel il ne se pouvoit souler : il monta pour devaler plus bas qu’il n’eust jamais pensé. ». Si ce capitaine paie un rude prix à l’ambition, il offre aussi une belle justification au travail de l’historien qui trouve là matière à se mettre en scène sous le nom d’« autheur » :
La verité et ensemble le desir de reconnoistre un notable plaisir receu : ont occasionné l’Autheur (auquel après Dieu Pins sauva la vie à Tolose) de n’oublier occurrance si rare pour l’instruction des plus avisez. [9]
La parenthèse associe étroitement Dieu et Pins dans une double figure du sauveur. L’historien, par le fait même d’avoir échappé à la mort, ressort grandi, lui, d’une intégrité morale qui légitime sa démarche. Mais l’anecdote livre aussi d’autres éléments intéressants : si l’approche divinatoire semble un instant discréditée par l’évidence de ses piètres résultats, l’écriture même du récit donne un sens nouveau à la prédiction de l’astrologue, et cela par un glissement implicite qui s’opère en faveur de l’auteur. La personnalité de l’historien, promis par Dieu à « l’instruction des plus avisez », profite, par contiguïté des termes, du destin prestigieux annoncé à ce capitaine – honneurs et hautes charges. L’heure fatale, funeste pour le capitaine, devient pour l’auteur qui lui doit la vie sauve, une heure heureuse, doublement avalisée par Dieu et par les astres comme l’heure fondatrice de sa mission d’historien.
Dès lors, la nuit d’août 1572 ne pourra plus être perçue comme un événement unique et neuf. L’écriture de la Saint-Barthélemy réactive ainsi le rapport de filiation inscrit dans l’étymologie du nom Barthélemy [10]. Tout un réseau d’analogies se met en place à partir de cette première mise en scène toulousaine. La posture de l’auteur sera, en effet, celle d’un homme qui, ayant échappé à ce nouveau massacre, recueille le bénéfice d’une élection divine implicitement réaffirmée, le confortant à nouveau dans sa mission d’historien. De même, le rappel insistant des vains présages des protestants [11] dénonce moins, nous semble-t-il, leur aveuglement qu’il ne réamorce le mécanisme même d’une heure fatale favorable à l’écriture, en plaçant en position initiale une pièce essentielle à son fonctionnement.
Mais c’est à la raison de l’historien bien sûr que reviendra la tâche d’expliquer l’événement, d’en cerner rationnellement les tenants et les aboutissants. Heure laïque, il convient de le souligner dans le cas de La Popelinière, car son Histoire de France est écrite dans le contexte des pamphlets violents qui remettent en question l’autorité royale. Elle paraît en 1581, après Les Discours de Gentillet [12] publiés en 1576. Loin d’adhérer à la lecture polémique des autres historiens protestants, tel Simon Goulart [13], contre ce qu’ils estiment être les abus du pouvoir monarchique, La Popelinière ne souscrit pas, lui, à la thèse de la préméditation de la famille royale, thèse qui aurait permis d’ordonner aisément les événements en fonction d’une finalité unique, l’élimination des protestants. Heure explicable, puisque selon lui, l’histoire n’est pas la mémoire ou la récitation des faits mais bien la connaissance des « motifs et vrayes occasions de ces faits et accidens » [14]. C’est par la fonction explicative allouée au récit [15] que se construit une nouvelle représentation de l’heure fatale. Il s’agit de comprendre comment, par delà l’effet d’objectivité que fournit une certaine explication des faits, l’écriture de la Saint-Barthélemy tisse un réseau d’analogies issu de la scène première de Toulouse. Le lien pourtant ne saute pas aux yeux. La Popelinière ne se représente plus cette fois-ci en acteur [16] du drame, ni donc en victime potentielle, ni même, comme De Thou [17], en témoin oculaire de l’événement. Il ne fait donc pas jouer le principe d’autopsie comme garant supplémentaire de la véracité du récit [18]. Il se pose d’abord en historien impartial et partage avec Bodin une certaine conception laïque de la narration historique, selon laquelle « l’action humaine est bien un dessein – dit ou fait – qui découle d’un déterminisme humain. » [19].
L’heure fatale de l’événement relève alors d’un processus de rationalisation qui tend à faire de l’enchaînement des faits un phénomène inéluctable. Mais si le récit de La Popelinière ne faisait qu’obéir à l’illusion rétrospective créée par la tentative d’interprétation a posteriori de l’événement, il n’aurait qu’un intérêt limité. C’est précisément l’écart par rapport à cette loi supposée de l’écriture historique qui a retenu notre attention. L’auteur, loin d’unifier son argumentaire sur le résultat connu – le massacre – prend soin au contraire de l’ouvrir à tout le jeu des possibles, comme le montre par exemple cette phrase :
presque tous [les protestants] commençoyent à s’esveiller du profont sommeil de paresse, auquel les caresses de Court les avoyent ensevelis : et se reconoissoyent de sorte que si le faict eust esté davantage remis : les choses ne se fussent portées comme vous entendrez. [20]
L’écriture déploie d’autres futurs possibles qui dépossèdent ainsi l’événement de son caractère rétrospectivement inéluctable. Un processus analogue est repérable dans le récit du massacre lui-même. Alors que chez Aubigné, dans son Histoire universelle [21], ou même chez De Thou [22], l’unité du récit se construit sur la dramaturgie du corpus dolens, du corps souffrant [23], réitérant pour chaque victime les données communes de l’horrible et de l’injuste, La Popelinière rompt ce mécanisme en introduisant le portrait moral. C’est par là que s’opère le glissement de l’heure laïque à l’heure de la méditation philosophique.
Le traitement individuel et non plus collectif de la Saint-Barthélemy prive alors les victimes du potentiel d’innocence que leur procurait la vision unifiée de groupe. L’heure fatale du récit se produit dans le passage du général au particulier, et du physique au moral, lorsque l’auteur outrepasse sa fonction d’historien en délaissant la violence physique pour la conscience de chaque individu [24]. Comme l’établissait déjà la scène initiale de Toulouse, la juxtaposition du portrait moral et du corps supplicié va générer une relation causale entre l’un et l’autre.
Parmi les nombreux exemples de ce basculement du discours, nous retiendrons l’un d’entre eux. Il s’agit de la rivalité bien connue qui a opposé, dans le milieu universitaire, le protestant Ramus (Pierre de La Ramée) à son collègue catholique Charpentier. Là où Aubigné, comme De Thou, recourent, sous couvert d’objectivité, au seul pathos du corps supplicié de Ramus [25], La Popelinière sollicite plus froidement [26], lui, le logos, la raison du lecteur en détaillant dans une longue digression son parcours intellectuel et ses faiblesses morales dont surtout la « gloire et vaine ambition populaire ». Sa mort apparaît alors moins comme la vengeance d’un catholique que comme la conséquence logique d’un tempérament orgueilleux et irascible. Même s’il n’associe pas de manière systématique la mort à une faute morale, l’auteur dégagera cependant cette loi : « Or que nul ne puisse fuir la mort : Si est-ce que le destin ne l’avance pas tant que nostre propre faute. » [27] Loin de faire des victimes les martyrs de la foi protestante [28], l’historien déplace le conflit depuis l’extériorité de la scène publique jusqu’à l’intériorité de la conscience.
L’écriture de la Saint-Barthélemy quitte le terrain de l’histoire pour gagner celui de la philosophie morale, où l’heure fatale dépend moins du court terme de la conjoncture politique que du long terme de la personnalité morale. L’analyse rejaillit bien sûr en miroir sur l’ethos de l’auteur qui se trouve doublement valorisé pour avoir, en tant que protestant, échappé au massacre, et en tant qu’historien dégagé une loi supérieure à celle de l’histoire. Les derniers mots du chapitre consacré à la Saint-Barthélemy sont à cet égard révélateurs. La sagesse stoïcienne y est mise « à nouveau service » pour lire l’événement contemporain et en tirer cette leçon :
Celuy des Anciens qui se moquant de fortune dit. Que toute vertu requise à se bien gouverner estoit en nous, si nous avions sagesse : n’a pas dit autre chose que le Romain qui a laissé par escrit que la sagesse de l’homme maitrise et gouverne les Astres. [29]
Cette fin établit dans toute sa force la liberté de l’homme qui sait se dégager de la fatalité des astres par une maîtrise spirituelle.
Cependant ce n’est pas dans la stricte relation de l’événement que l’écriture de la Saint-Barthélemy livre son dernier mot. Il faut être patient et feuilleter un peu les livres de L’Histoire de France pour que l’éclairage le plus significatif apparaisse. Au livre 35 [30], l’historien expose la situation des protestants venus se réfugier en Angleterre après la Saint-Barthélemy et se représente lui-même aux côtés de l’ambassadeur Franciotti [31] dans une mission envoyée auprès du roi Charles IX pour faire valoir leurs revendications. Ce qui nous alerte, c’est une nouvelle mention de l’auteur par lui-même, non plus sous le nom d’« Autheur » comme dans la scène de Toulouse, mais sous le nom noble de « Popelliniere » [32]. Cette transformation nominale opère une transfiguration du texte qui réactive la figure du capitaine, en ce qu’elle permet de faire de La Popelinière un acteur prestigieux du theatrum mundi [33]. Dans le discours de l’ambassadeur [34] qu’élabore l’historien, se produit aussi un redoublement spatial du récit initial. La langue française émane en effet d’un ailleurs, celui de l’Angleterre, terre des réfugiés, d’un au-delà de la France qui entre en résonance avec cet autre ailleurs qu’a représenté le voyage premier du capitaine de Toulouse à Salon-de-Crau en Provence. Et c’est parce que ces paroles proviennent du lointain qu’elles nécessitent un truchement. La mise en scène de l’ambassade s’accompagne de cet estrangement, de ce dépaysement où la parole, pour être claire, doit faire l’objet d’une translatio. Par le truchement de l’historien, le discours de l’ambassadeur rejoint l’étrangeté des paroles de l’astrologue dans la révélation commune d’une vérité à venir. Le lecteur est alors conduit à unir les deux messages pour lire ainsi l’appel adressé au roi : pour « croître en honneur », il lui faut convertir le crime en amour et en pardon.
Selon un processus identique à celui de la première Saint-Barthélemy, l’heure fatale, qui aurait pu être l’heure funeste, s’est convertie à nouveau en heure heureuse, celle de l’ambassade. À travers la parole pacifique de l’orator, se réalise l’identification de l’historien-ambassadeur à la double figure initiale du sauveur. L’heure heureuse se dégage alors du plan historique pour atteindre l’atemporalité de l’heure religieuse. C’est à cette perspective sotériologique que l’écriture doit la métamorphose ultime d’un événement issu de la perception nocturne initiale en cette image finale lumineuse :
En general tous les decedez pour le faict de conscience semblent s’estre vouluz conformer au Papillon, lequel voletant autour de la lumiere dont il esmerveille la splendeur : en fin en espreuve la vertu qui le brusle mourant pour trop aimer. [35]
Dans ce dépassement mystique qui rejoint la conception érasmienne de la mort transformante, l’heure fatale, loin d’être une fin, s’énonce elle-même comme un commencement [36]. Mais l’ancien étudiant de droit à Toulouse n’ignorait sans doute pas qu’en occitan papillon se dit parpailhol [37].