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Sophie Leterrier

Théâtre et concert : pratiques de sociabilité et pratiques artistiques dans le Nord au XIXe siècle

L’auteur

Sophie-Anne LETERRIER est Professeur d’histoire contemporaine à l’Université d’Artois. Spécialisée dans l’histoire culturelle et l’historiographie du XIXe siècle, elle travaille en particulier sur la vie musicale. Elle a publié récemment Le Mélomane et l’historien (Colin, 2005) et en collaboration Le Théâtre en province - Arras XVIIIe-XXIe siècle (Artois presses Université / Théâtre d’Arras, 2007).


Texte complet


L’histoire du théâtre à l’époque contemporaine a beaucoup été faite en France à travers le prisme parisien ; cela se justifie en grande partie par l’importance des infrastructures théâtrales dans la capitale, sans commune mesure avec ce qu’elle pouvait être ailleurs, et par la concentration de la vie littéraire à Paris. Cependant si l’on aborde la question de la vie culturelle provinciale au XIXe siècle, on voit bien que les différences sociologiques créent des réalités fondamentalement diverses ; les habitants des villes de province ne se contentent pas d’imiter ceux de la capitale, à leur mesure et avec quelques mois ou quelques années de décalage.
De ce point de vue, le siècle qui va de 1776 à 1876 est une période pertinente, car on y observe à la fois la persistance de structures et de pratiques d’Ancien Régime, et une véritable démocratisation des spectacles, qui n’est pas seulement le fait de la rupture de Juillet, ni de la « liberté des théâtres » à partir de 1864. Pendant ce siècle, la société française change, dans ses pratiques culturelles en particulier. Pour le comprendre, il faut bien saisir la subtile distinction qui sépare le loisir (au singulier) du XIXe siècle de nos loisirs (au pluriel).

En 1830, dans son Traité de la vie élégante, Balzac distingue « trois classes créées par les mœurs modernes : l’homme qui travaille, l’homme qui pense, l’homme qui ne fait rien ». Elles définissent trois types de vie : « la vie occupée, la vie d’artiste, la vie élégante ».
Le loisir définit essentiellement un ethos et un privilège de classe [1]. Associant oisiveté, plaisir, gratuité et liberté, « l’honnête loisir » est à la fois le fruit et la condition d’une vie agréable et distinguée. Il suppose une approche spécifique des beaux-arts (et des sciences, d’ailleurs), comprise comme « amateurisme », entendu dans un sens élevé. Au XIXe siècle, l’homme « distingué » va au spectacle, mais il fait aussi éventuellement de la musique et du théâtre ; il n’est pas uniquement « consommateur ». Il ne s’agit pour lui ni d’occupation, ni de distraction, mais plutôt d’une sublimation de l’activité.

Les Mémoires de ma vie de Charles de Rémusat en fournissent une illustration. Initié très tôt à l’opéra (dès quatre ans !), au théâtre, il tente dès le collège d’écrire des pièces, puis participe, jeune homme, à des représentations d’amateurs. Dans un château où l’on se repose de Paris à la belle saison, trente à quarante personnes jouent pendant deux à trois dimanches consécutifs, devant tout le voisinage, des comédies, des opéras comiques et des vaudevilles, s’associant parfois quelques professionnels. Ce cas n’a rien d’exceptionnel comme en témoigne le journal Le Siècle du 12 avril 1846, où sont narrées les mésaventures d’un jeune dandy qui accepte une invitation dans un château en Touraine et se retrouve enrégimenté dans les répétitions, fabrications de décors et tutti quanti.

En ce qui concerne les pratiques musicales, la différence entre nos habitudes actuelles et les pratiques du XIXe siècle est encore plus marquée. La musique est alors une activité largement privée et aristocratique, durablement liée à une sociabilité de salons. Cette situation est à la fois un héritage de la sociabilité d’Ancien Régime et un moyen de contourner les formalités requises pour organiser un concert [2]. De plus en plus, le goût de la « musique sérieuse » est un critère de distinction sociale. Si la musique garde chez le bourgeois un statut de distraction et signe une éducation, elle fournit une véritable ligne de démarcation avec la haute société [3].
Des goûts et des genres de vie

Ces pratiques « culturelles » répondent donc à des finalités multiples : elles procurent une jouissance esthétique, mais sont aussi des pratiques de sociabilité, de mondanité, et de quasi obligations sociales dans un certain monde.

En province, « l’offre culturelle » est beaucoup moins importante qu’à Paris, les distinctions entre pratiques cultivées sont moins nettement clivées, en raison de la différence des sociétés comme de celle des structures, mais elles jouent aussi ce rôle. Plus qu’à Paris, les municipalités sont médiatrices entre l’art et ses publics. Avant le chemin de fer, la capitale reste à une vingtaine d’heures de route, elle ne polarise pas la vie artistique au sens où elle pourrait capter le public aux dépens d’entreprises locales. Au théâtre, si le modèle parisien est prégnant dans l’architecture, la machinerie, le choix des répertoires, ou même la vogue des artistes en tournée, il existe une spécificité des pratiques. C’est aussi le cas dans le domaine musical.
Dans le Nord et le Pas de Calais, plusieurs critères importants déterminent en outre certaines particularités locales : il s’agit d’une région très urbaine, à forte présence militaire, où coexistent une aristocratie d’Ancien Régime (gouvernement militaire), une bourgeoisie ancienne du commerce et de la robe, une bourgeoisie industrielle, une importante population ouvrière. Enfin, les structures héritées du XVIIIe siècle déterminent largement la vie culturelle du siècle suivant.

L’héritage du XVIIIe siècle

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Les limites de la « théâtromanie » dans le Nord

Les structures de la vie théâtrale et musicale au XIXe siècle sont largement tributaires de celles du XVIIIe. Au XVIIe siècle, la province dans son ensemble était bien mal partagée : des troupes errantes, mal équipées et mal accueillies permettaient seules quelques représentations, sauf en cas de patronage par un grand seigneur. De plus, le Nord ne faisait pas partie des « routes théâtrales » principales.

Valenciennes était l’une des rares villes à disposer d’installations permanentes, autres que la traditionnelle salle du jeu de paume. À Lille, les échevins avaient acheté le Palais Rihour en 1654, mais n’y autorisèrent l’installation de comédiens qu’au début du XVIIIe siècle, contre loyer. Si le XVIIIe vit s’édifier quelques salles, et se développer quelques troupes sédentaires, dont une troupe d’opéra, organisée sur le modèle de l’Académie royale de musique, avec 25 chanteurs, 31 danseurs et 30 musiciens, à Lille en 1718, la rareté des subventions publiques et la censure limitèrent considérablement la « théâtromanie » dans la région.

Le rôle des élites

L’initiative, en matière d’infrastructures théâtrales, revint partout aux anciennes élites.

À Valenciennes, l’impulsion fut donnée en particulier par Joseph Clément, évêque de Liège. Une troupe se fixa dans la ville en 1724, et de nombreuses troupes d’amateurs apparurent à sa suite. En 1778 le théâtre, installé dans un édifice public, devint une affaire commerciale montée par des actionnaires, destinée surtout à un public de militaires et de représentants du roi. En 1781, un nouvel édifice, copié sur l’opéra de Lyon, avec décors multiples et machinerie, remplaça avantageusement le précédent. Mais les comédiens continuèrent à être engagés pour une durée limitée, souvent à l’initiative de l’autorité militaire.

La gestion financière du théâtre reposait sur la municipalité (qui percevait une partie des recettes, à raison d’un forfait de trois livres par représentation) et sur les directeurs (percevant du quart au tiers des recettes et jouissant d’un privilège), qui décidaient aussi du répertoire, avec l’assemblée des comédiens. On donnait alors trois à quatre représentations (dont une ou deux nouveautés) par semaine : une grande pièce, une petite pièce, parfois un ballet, la représentation étant précédée de parades, d’acrobaties, de mimes. Il s’agissait donc d’un théâtre divertissant, dans lequel les « classiques » avaient peu de place, et sans aucun caractère « local » (sauf exceptionnellement, par faveur).

À Lille, de même, il y eu des tentative d’opéra à la fin du XVIIIe siècle, pour répondre au goût des classes supérieures, puis des troupes se formèrent dans les deux premières décennies du XVIIIe siècle, alimentant des échanges avec Douai, enfin l’activité théâtrale devint continue à partir de la fin du règne de Louis XIV. Il y avait cent à cent cinquante représentations par an avant 1750, cent cinquante à deux cents ensuite, et le théâtre de société était très à la mode parmi la noblesse. En 1770-1780, Lavoy réussit à réunir une troupe relativement importante (29 acteurs, 16 danseurs, 15 musiciens), mais elle fut victime de difficultés financières. Les préventions de caractère économique ou moral étaient tenaces et le prix des places dissuasif pour la majeure partie des Lillois. Certains observateurs de la période révolutionnaire considéraient du reste la troupe de Lille comme un « assemblage de talents fort bizarre » [4] sans aucun artiste de premier ordre. Ils relevaient en revanche la bonne composition de l’orchestre et le goût du public pour la musique lyrique.

Musique privée

Ce trait caractérise la vie artistique de la région sur la longue durée. Dès 1726 une Académie de musique s’était créée à Lille sous la protection du Duc de Boufflers. Elle comptait cent soixante associés et prospérait dans les années 1740. En 1742, un nouveau concert était créé rue Basse, dans la dépendance de l’Hôtel de Soubise. En 1758, un certain Raparlier fondait un concert par abonnement, dont la durée confirme l’appartenance du public à une élite sociale. En 1762, on aménageait la redoute, sur l’esplanade, pour y faire jouer de la musique. Un répertoire de qualité y était interprété par des musiciens de passage devant un public choisi. Dans les années suivantes, deux nouveaux concerts virent le jour : l’un (en 1776) organisé sous la protection du prince de Soubise par Dominique Beaumier, conseiller du roi, l’autre (en 1780) sous forme de concert d’abonnés donnés dans l’hôtel particulier du marquis de Castries. Ce dernier, qui comptait six cents souscripteurs à la veille de Révolution, fut à l’origine de la Société royale de musique.

Sociabilités

On voit bien à travers l’exemple lillois à la fois les points communs entre théâtre et musique au XVIIIe siècle (il s’agit d’activités socialement circonscrites aux élites) et leurs différences (la musique existe sur la base d’initiatives purement privées, sans contribution publique).
Le théâtre est essentiellement un lieu public de sociabilité mondaine. « On loue une place au théâtre non pour assister à un spectacle, mais pour en faire partie » [5] Mais on ne loue pas n’importe quelle place, d’où le gros problème de l’organisation des salles et la distinction cruciale entre « abonnés » et spectateurs ordinaires. Les cercles musicaux sont des lieux privés ou semi-privés où l’on se retrouve « entre soi ».
Cette concurrence des pratiques privées et des spectacles publics est d’autant plus sérieuse que les « professionnels » ne le sont pas tellement (ils sont, sinon du même monde que leurs commanditaires, du moins éduqués, polis, donc fréquentables) et que les œuvres ne sont pas d’une telle difficulté qu’elles exigent un niveau technique très élevé – deux points qui changeront considérablement mais progressivement au XIXe siècle. [6]

La vie théâtrale dans le nord au XIXe siècle

Taille et sociologie des cités

La vie théâtrale dans le Nord au début du XIXe siècle se limite donc aux principales cités, encore l’entreprise théâtrale y est-elle particulièrement précaire. En revanche, contrairement à ce qui se passe à Paris, le théâtre y est dans les décennies suivantes le principal moyen de distraction, voire une attraction sans concurrence. « L’ennui » qui règne en province est passé au rang de stéréotype [7]. L’ouverture de la saison théâtrale, dans une ville moyenne, est le grand événement de l’année.

Par ailleurs, les différences locales sensibles tiennent surtout à la sociologie des cités. Lille est une ville de commerce et d’industrie. Si le théâtre y est à la fin du XIXe siècle « fort peu suivi » c’est parce qu’ « un tel rassemblement en effet ne convient, par habitude, qu’aux oisifs et aux étrangers, mais dans une ville de commerce, les premiers sont peu nombreux, et la guerre avait expulsé les seconds », comme le note Paul-François Barbault-Royer [8]. En fait, c’est surtout parce que les élites traditionnelles ne sont plus aussi nombreuses dans la ville pendant les temps troublés de la Révolution, et moins présentes ensuite dans l’espace public.

D’autres observateurs [9] interprètent cette désaffection à la lumière de la « psychologie » : les Lillois, disent-ils, sont peu imaginatifs, de nature « positive ». Cette thèse est promise à une grande postérité, notamment grâce à l’histoire de l’art de Taine, fondée sur « le caractère, le milieu, le moment ». Pourtant, les mêmes observateurs soulignent que ces Lillois ont plus de goût pour la musique – art romantique et spirituel s’il en est – ou pour la poésie que pour le théâtre et la peinture.

En fait, au XIXe siècle, la taille respective des cités joue un rôle assez déterminant. Sous l’Empire, la distinction des théâtres principaux, où l’on reprend les pièces des grands théâtres parisiens, et des théâtres secondaires, desservis par la troupe ambulante de l’arrondissement théâtral, épouse cette hiérarchie de fait. Elle donne un avantage décisif à Lille, septième ville du royaume par le nombre de ses habitants (elle comptera 70 000 habitants dans les années 1840), chef-lieu du département. Lille est au début du XIXe siècle la seule ville de la région à disposer d’une troupe sédentaire avant 1825 (ensuite Douai en obtiendra une également), Cette troupe est d’une importance remarquable (au milieu du siècle elle compte 68 artistes, 53 musiciens d’orchestre, 50 danseurs, des chœurs) et donne près de deux cents représentations par saison, dont un quart de lyrique.

Le poids des personnalités

Cependant l’histoire de la vie culturelle dans la région met surtout en valeur le caractère décisif des initiatives prises par certaines personnalités locales.

À Douai par exemple [10], il n’y a que 18 000 habitants, mais le théâtre tient une grande place dans la vie locale sous la Restauration, place liée à son orchestre. Les infrastructures musicales sont précoces et nombreuses à Douai : le Conservatoire (Académie de musique) existe depuis 1806 ; ses élèves donnent des concerts. La Société des amateurs, qui date de la même époque, deviendra en 1836 Société philharmonique. S’y ajouteront dans les années 1830 une Société d’émulation musicale, une Société de musique sacrée, les sociétés de musiciens amateurs de la Garde nationale et des sapeurs-pompiers, sans compter les nombreuses réceptions privées où l’on joue de la musique de chambre. Or, l’Académie de musique et le théâtre possèdent un orchestre symphonique, dirigé par Ildefonse Luce. C’est ce chef qui organise la venue d’artistes renommés, réalise de grands concerts devant un public choisi ; c’est lui qui draine vers le théâtre les nombreux amateurs de musique. Le déclin de l’activité théâtrale après son décès (en 1852) est rapide et sans recours.

À Lille, la vie du théâtre est incertaine malgré l’énormité relative de ses moyens. Cependant, Bénard, chef d’orchestre du théâtre de 1837 à 1870, fait des deux saisons (1842-1844) pendant lesquelles il dirige le théâtre non seulement un zénith de son activité mais une période mémorable pour les Lillois, gratifiés d’excellents spectacles auxquels ils se rendent nombreux.

Le théâtre et ses publics

Donc, la vie culturelle répond bien sûr à des caractères structurels, mais elle est susceptible d’évoluer selon la politique municipale (ses subventions), le choix des directeurs d’établissements, la programmation. Le public existe, mais il demande à être traité avec doigté, et d’une certaine façon la démocratisation du spectacle amène la désaffection des publics anciens. On a généralement peu d’information sur les publics provinciaux, et de ce point de vue une histoire du théâtre vue depuis Paris induit vraiment en erreur.

Des publics qui ne se confondent pas

La gestion des théâtres repose sur un « noyau dur » d’abonnés qui sont les piliers de l’activité. Ceux-ci occupent les loges, louées à l’année et très coûteuses (au XVIIIe siècle, à Valenciennes plusieurs centaines de livres, à Douai au XIXe siècle 900 F l’an, ces places se réservant en outre par l’intermédiaire d’un particulier). Le « public flottant » achète pour sa part des places individuelles, relativement accessibles, de 0,5 à 3 F en moyenne [11] dans la région Nord. Cela rend l’accès au théâtre possible pour un fileur, mais non pour un mineur, au milieu du siècle.

Le public s’élargit donc, mais il ne se mélange pas pour autant. La topographie des salles montre bien les usages socialement différenciés du théâtre. L’Indicateur du Nord du 6 décembre 1831 repère au paradis les travailleurs, « aux secondes, l’aristocratie flanquée de deux rangées de grisettes », « la galerie » où « siège la bourgeoisie », au parterre « une foule d’honnêtes bourgeois » et des militaires.

De plus, le théâtre joue un rôle politique fort en province : muselé sous l’Empire, il est actif sous la Restauration. Les lieux théâtraux sont une caisse de résonance des joutes locales et souvent le « refuge de l’événement » pour un public de négociants, de commerçants, de commis et d’employés, qui commence à y pénétrer, quand il ne s’agit pas des « gens de métier ». Les théâtres sont également des lieux favorables à la cristallisation de la notion de « jeunesse ». Souvent, les oppositions esthétiques sont surtout des luttes d’influence entre anciennes et nouvelles élites, libéraux et légitimistes.

La place des élites nouvelles

Depuis la Restauration, la relative abstention aristocratique ouvre en effet le théâtre à de nouvelles élites, mais de façon mesurée.

Ce qui définit le mode de vie bourgeois [12] c’est à la fois une résidence confortable, des relations mondaines, l’usage de la domesticité, une formation intellectuelle commune et des loisirs. En théorie, le théâtre fait donc partie des plaisirs bourgeois. Cependant, tous les bourgeois du Nord ne sont pas présents dans l’espace théâtral, loin de là. On n’y va que lorsqu’on a la possibilité de ne pas s’exposer à de mauvaises fréquentations, d’être entre gens de son monde. La « culture de sortie » [13] reste un privilège social et un moyen de distinction.

Ce peut d’ailleurs être le fait d’une politique délibérée de la direction du théâtre. Ainsi à Douai celle-ci s’adresse-t-elle à la clientèle traditionnelle et néglige-t-elle les classes moyennes. Le chroniqueur du Mémorial de la Scarpe du 4 novembre 1847 observe que les premières loges, le parquet et le parterre sont combles, mais les secondes loges presque désertes. « Il ne faut pas espérer que les gens aisés fréquentent les secondes loges » et la direction du théâtre ferait bien d’aviser, conclut-il.

Les soldats

L’arène théâtrale oppose aussi fréquemment les soldats et les civils, les « pékins ». On l’a dit, les soldats sont un public captif, du moins les officiers, puisque dans les villes de garnison, ceux-ci sont tenus d’être abonnés et présents au spectacle jusqu’en 1837 (et souvent moralement obligés par la suite). Le théâtre est une installation nécessaire, sinon obligatoire (imposée par le ministère de l’Intérieur), dans les grandes villes de garnison. C’est évidemment le cas de Lille, place forte de premier ordre, siège de la 16e division militaire.

Pour certains officiers, fils de famille aristocratiques [14], aller au théâtre est un habitus de classe. Pour d’autres, sortis du rang ou plus dissipés, c’est un moyen qu’a trouvé leur hiérarchie de les détourner du jeu et de la boisson, puisqu’ils terminent leur service entre 15 et 17 h et sont libres jusqu’au lendemain 5 ou 7 h (sauf les instructeurs des écoles régimentaires), et donc exposés au désœuvrement.

Les officiers forment un public recherché mais agité. Déjà, ceux de l’Ancien Régime voulaient monopoliser le parquet à Arras en 1781 (les officiers y avaient des places réservées, tandis que les soldats n’étaient admis qu’au « paradis »). Des incidents se produisent aussi fréquemment quand les opinions politiques des acteurs ne conviennent pas à leurs spectateurs.

C’est la Révolution de Juillet qui ouvre le théâtre aux hommes de troupe. Avant 1830, seuls les officiers et les sous-officiers allaient au spectacle à Douai. Ensuite les soldats du rang s’y joignent, ils ont même droit à un tarif préférentiel aux troisièmes (55 centimes au lieu de 75) et peuvent accéder au parterre pour ce prix.

On aura compris, à partir de cette esquisse, que l’histoire du théâtre en province ne se distingue pas tant de celle du théâtre parisien par ses choix de programmation et son rôle de création (question de moyens surtout) que par la sociologie locale des publics. De ce point de vue, l’analyse faite à Paris n’est pas transposable, même toutes proportions gardées.
Au XIXe siècle, le théâtre est un microcosme qui fournit un point de vue remarquable sur les « sociétés » locales. Les membres des anciennes élites y jouent un rôle moins important que sous l’Ancien Régime, à la fois comme prescripteurs et comme capitalistes. Les municipalités jouent un rôle dans l’orientation des salles et l’élargissement des publics. La bourgeoisie rentière, la bourgeoisie industrielle, y ont leur place. Le peuple (c’est-à-dire aussi les conscrits) commence à y aller, mais pas à tous les spectacles ni à toutes les places. Cette histoire reste à faire.

Notes

[1Voir t. Veblen, Théorie de la classe de loisir, 1899, rééd. Paris, Gallimard, 1970.

[2Autorisation de préfet de police, soumission du programme au ministre de l’intérieur, versement de droits d’auteur, droit des pauvres, timbre des affiches, location de salle, etc.

[3Ce trait est très durable, au-delà du XIXe siècle, comme en témoigne l’ouvrage récent de M. Chimènes, Mécènes et musiciens, du salon au concert à Paris sous la troisième République, Paris, Fayard, 2004.

[4P. F. Barbault-Royer, Voyage dans les départements du Nord, de la Lys, de l’Escault pendant les années VII et VIII, Lillle, rééd. Lehoucq, 1989.

[5M. de Rougemont La Vie théâtrale en France au xviiie siècle, Champion, Slatkine, 1988.

[6Voir mon article « Artistes, amateurs et dilettantes : les frontières du patriciat musical », publié dans Elites et sociabilité au XIXe siècle, héritages, identités, H. Leuwers éd., Septentrion, 2001, p. 79-96.

[7Voir A. Corbin, « Paris-province », dans Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, Quarto, tome 2 (« La nation »), 1997, p. 2851-2888.

[8P.F. Barbault-Royer, op. cit.

[9En particulier M. J. J. Regnault Warin, Lille ancienne et moderne, Lille, Castiaux, 1803, an XII.

[10Cf. Guy Gosselin, L’âge d’or de la vie musicale à Douai 1800 – 1850, Liège, Mardaga, 1994.

[11Au XVIIIe siècle, à Valenciennes 72 à 120 livres l’an, à Lille au xixe siècle 100 à 220 Fr.

[12Voir M. Perrot, Le mode de vie des familles bourgeoises, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1982.

[13Terme anachronique mais utile.

[14Voir Raoul Girardet, La société militaire de 1815 à nos jours, Paris, Perrin, rééd. 1998.


Pour citer l'article:

Sophie Leterrier, « Théâtre et concert : pratiques de sociabilité et pratiques artistiques dans le Nord au XIXe siècle » in Un siècle de spectacles à Rouen (1776-1876), Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en novembre 2003 par Florence Naugrette et Patrick Taïeb.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 1, 2009.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?theatre-et-concert-pratiques-de.html

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