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Jacques LE MAHO

Université de Caen - CNRS, CRAHAM, UMR 6273

Une source perdue de la Chanson de Roland

L’auteur

Jacques Le Maho, né en 1952, est chercheur au CNRS (CRAHAM-Université de Caen, UMR 6273), archéologue et historien. Son principal domaine de recherche est la Normandie du VIIe au XIe siècle. Les premiers éléments de son enquête sur l’historiographie normande avant Dudon ont été publiés en 2001 (« La production éditoriale à Jumièges vers le milieu du Xe siècle », Tabularia-Études, n° 1, p. 11-32) et en 2007 (« Vie perdue de Guillaume Longue-Épée (†942), état des recherches en cours », Ibid., n° 7, p. 75-105).


Texte complet


À cinq reprises, l’auteur de la Chanson de Roland évoque l’existence d’anciennes narrations relatant les exploits guerriers de Charlemagne et de ses compagnons. « De nombreuses gestes », fait-il dire à Baligant, célèbrent la gloire du roi Charles [1]. Nul ne saurait dire à quels écrits l’auteur pense ici plus particulièrement, ni dans quelle mesure il s’en est servi pour son propre récit. Les quatre autres mentions, un peu plus précises, revêtent toutes la forme d’une citation de source. Au cours de la première phase de la bataille contre les Sarrasins, l’archevêque Turpin se dit fier de la bravoure des guerriers francs. « Aucun roi au monde n’en a de meilleurs ! » s’exclame-t-il, avant d’ajouter : « Il est écrit dans la Gesta Francorum que les hommes de notre empereur sont des preux [2] ». Plus loin, après avoir montré l’ardeur du même Turpin au combat, l’auteur invoque encore l’autorité de « la Geste » à l’appui d’une estimation du nombre d’ennemis tués par les Francs ; selon cette source, précise-t-il, les chartes et les documents donnent le chiffre de plus de quatre mille morts [3]. Après un nouvel hommage à la vaillance de Turpin, autour duquel sont tombés pas moins de quatre cents Sarrasins, l’auteur précise que ses hauts faits sont rapportés dans « la Geste » et par saint Gilles en personne, qui en fut le témoin sur le champ de bataille ; il en composa le texte au monastère de Laon [4]. Plus loin, on apprend que les Gesta Francorum attestent la présence de trente corps de bataille dans l’armée de l’émir Baligant [5]. La cinquième et dernière référence se trouve dans le récit des préparatifs du plaid au cours duquel va se tenir le procès de Ganelon : « Il est écrit en l’ancienne Geste que Charles convoqua des vassaux de nombreuses terres [6] ».

Parmi les nombreux écrits de toute nature célébrant la mémoire de Charlemagne, l’auteur semble donc accorder une importance particulière à une source latine intitulée les Gesta Francorum. On y trouverait un certain nombre d’informations sur le déroulement de la bataille de Roncevaux, sur les effectifs engagés et sur le nombre de morts. Désignée, à trois reprises, comme « la Geste », cette source est supposée bien connue de l’auditeur comme du lecteur. Elle est qualifiée d’« ancienne », ce qui, compte tenu de la date du manuscrit d’Oxford, renvoie à une œuvre largement antérieure à la première moitié du XIIe siècle. A priori, on peut penser à l’une ou l’autre rédaction des Annales royales carolingiennes, ou encore au Chronicon de Réginon de Prüm. Or, les éléments censés provenir des Gesta Francorum ne se retrouvent nulle part dans ces textes historiques ; le personnage de Turpin, sous les traits du prélat-guerrier de l’épopée de Roncevaux, leur est de surcroît inconnu. Cela semble à première vue justifier les réserves des nombreux commentateurs qui considèrent ces références comme un simple artifice littéraire, utilisé dans le seul but de donner un certain crédit historique à la narration. Cependant, il est peu probable que la source latine à laquelle l’auteur se réfère ainsi à quatre reprises ait été complètement inventée. À cet égard, l’allusion à un récit composé au monastère de Laon (v. 2097) fournit un élément d’identification particulièrement intrigant. Cet indice ne saurait être négligé, même si, dans les deux vers précédents, l’amalgame entre les Gesta Francorum et la légende hagiographique de la lettre de saint Gilles introduit une certaine confusion dans ce passage.

À supposer que la source en question ne soit pas fictive, il serait logique qu’elle ait connu une certaine diffusion et qu’elle n’ait donc pas été utilisée dans la seule Chanson de Roland. C’est sur la base de cette hypothèse de travail que nous allons mener notre enquête.

Les emprunts à une histoire des Vikings

Il convient d’observer en premier lieu que le Roland d’Oxford n’est pas la seule narration du XIe siècle à faire référence à une Geste des Francs non identifiée. Dans son Histoire des archevêques de Hambourg, achevée en 1075 ou 1076, Adam de Brême rapporte ainsi un épisode des incursions normandes en France : « Il y avait aussi, en ce temps là, parmi les Danois et les Normands, d’autres rois, qui exerçaient la piraterie en Gaule. Les plus célèbres de ces chefs barbares ont été Horich, Ordwig, Gottfried, Rudolf et Ingvar. Le plus cruel d’entre eux a été Ingvar, fils de Ragnar Lodbrock. Il fit partout mourir les Chrétiens sous la torture. C’est ce qui est écrit dans la Geste des Francs (Scriptum in Gestis Francorum) [7]  ». Cette dernière mention, dont il faut noter la similitude avec le vers 1443 de la Chanson (Il est escrit en la Geste Francor), est donc présentée, là encore, comme une référence bibliographique, et nul ne songerait cette fois-ci à la considérer comme un simple motif littéraire. En historien scrupuleux, Adam de Brême ne manque d’ailleurs jamais une occasion de mentionner ses sources. On ne sait toutefois à quoi correspondent les Gesta Francorum citées à l’appui de ce passage, Ragnar Lodbrock et ses fils n’apparaissant dans aucune source annalistique franque.

Or, il se peut que l’histoire de ces mêmes chefs vikings ait été connue de l’auteur de la Chanson de Roland. Au plus fort de la bataille de Roncevaux, nous voyons Roland affronter le roi Marsile en combat singulier. D’un grand coup d’épée, il lui tranche la main droite. Marsile s’enfuit, suivi par tous ses hommes [8]. Une séquence narrative très comparable se retrouve dans une des versions les plus anciennes de l’histoire des fils de Ragnar Lodbrock. Elle nous est connue à travers un fragment d’annales irlandaises, écrit vers le milieu du XIe siècle à la cour des rois d’Osraige. Dans ce texte passablement elliptique, qui constitue visiblement la version abrégée d’une narration de grande ampleur, on voit deux des trois fils de Ragnar partir en expédition. Ils mènent des raids en Angleterre et en France, puis ils décident de continuer en direction de la Méditerranée. Après avoir longé les côtes de l’Espagne, ils arrivent en Afrique, où ils livrent une grande bataille contre le roi de la Mauritanie, le « pays des Maures ». Un des deux frères lui tranche une main d’un grand coup d’épée. Le roi s’enfuit. Quand ses hommes s’aperçoivent que leur chef n’est plus parmi eux, ils s’enfuient à leur tour [9]. Bien que les lieux et les identités des personnages diffèrent, il n’est guère douteux qu’il s’agit de la même histoire. Le sujet principal de cet épisode, la défaite humiliante d’un roi « maure », a pu donner à l’auteur du Roland l’idée d’en reprendre le scénario : le combat singulier de deux chefs au cours d’une grande bataille, le coup d’épée qui tranche la main du roi païen, la fuite de ce dernier et la débâcle de ses troupes. Précisons que cette séquence narrative a fait l’objet d’un certain nombre de reprises au XIIe siècle, dans le Tristant d’Eilhart d’Oberg par exemple (1170-1190) ; rien n’indique cependant que ces réécritures procèdent de la Chanson de Roland [10].

La preuve que le cas précédent ne résulte pas d’une similitude fortuite se trouve peut-être dans un autre passage du Roland. Parmi les chefs païens qui se battent au côté du roi Marsile, l’auteur mentionne la présence d’un certain Valdabron qui, précise-t-il, a été le propre précepteur de Marsile (Celoi levat le rei Marsiliun). Ce chef de guerre est à la tête d’une flotte de 400 navires, il a d’innombrables marins sous ses ordres, et il s’est particulièrement distingué en prenant la ville de Jérusalem par traîtrise, avant de violer le Temple de Salomon et d’y tuer le Patriarche devant les fonts baptismaux [11]. Pour qui est familier de l’historiographie normande du XIe siècle et plus particulièrement des Gesta de Dudon de Saint-Quentin et de Guillaume de Jumièges, il est aisé de reconnaître dans ce récit une transposition de l’histoire d’Hasting. Ce chef normand de sinistre réputation est le précepteur de Björn, l’un des trois fils de Ragnar Lodbrock (…Bier…cum eius pedagogo Hastingo…). Après avoir réuni une immense flotte de guerre et recruté partout des volontaires, il part piller les côtes françaises. Puis, rêvant de conquérir la couronne impériale pour Björn, il décide de poursuivre vers la Méditerranée et de prendre Rome. Mais une tempête rejette la flotte devant le port de Luni, non loin de Gênes. Par ruse, Hasting parvient à convaincre les autorités locales qu’il est venu en paix. Se prétendant très faible et sur le point de mourir, il obtient de l’évêque de se faire baptiser dans la cathédrale. Puis il se fait passer pour mort et les siens le ramènent dans l’église, étendu sur une civière. Alors que la cérémonie des funérailles est sur le point de s’achever, Hasting se redresse, dégaine son épée et tue l’évêque, donnant ainsi le signal du massacre des Chrétiens [12].

C’est sans doute encore un épisode de l’histoire d’Hasting qui, moyennant une simple inversion des rôles, a fourni le modèle pour la première scène de la Chanson de Roland. L’occupation de la quasi-totalité de l’Espagne par les Francs représentant une sérieuse menace pour les Païens, le roi Marsile décide de réunir le ban et l’arrière-ban. Il interpelle ainsi ses ducs et ses comtes (Il en apelet e ses dux e ses cuntes) : « Sachez, seigneurs, quel malheur nous accable ! L’empereur de la douce France, Charles, en ce pays est venu nous détruire. Je n’ai pas d’armée qui lui livre bataille, je n’ai pas de gens pour briser les siens. Conseillez-moi en sages vassaux, gardez-moi de mort et de honte. » Sur le conseil de Blancandrin, un sage, les Païens décident de payer un tribut à Charlemagne et de lui envoyer des messagers pour engager des pourparlers de paix [13]. Cette séquence narrative trouve son parallèle exact dans le chapitre 8 du livre Ier de Dudon, relatant les événements qui suivent le retour d’Hasting en France après l’expédition de Luni. Face à une situation devenue très critique, car il ne dispose d’aucune armée pour lutter contre les envahisseurs (cumaudaciae paganorum hostiliter resisteret non haberet…), le roi de France réunit sa cour au grand complet. S’adressant à ses ducs, à ses évêques et à ses comtes, il leur tient le discours suivant (ducibus accersitis, cum episcopis comitibusque… pronuntiando sic retulit) : « O seigneurs et maîtres, qui êtes venus ici à mon pressant appel, conseillez-moi sur la conduite à tenir pour sauver le royaume ! » Personnellement, le roi estime que ce serait une folie de prendre les armes. Se rangeant à ce sage avis, les Francs décident de négocier une paix avec Hasting. Ils lui envoient des messagers et ils lui versent un tribut [14].

Les trois passages que nous venons d’examiner nous apportent déjà une première série d’informations. Ils montrent tout d’abord que la réécriture joue un rôle sans doute non négligeable dans la genèse de la Chanson de Roland. Les emprunts sont d’autant plus aisément identifiables qu’ils ne portent pas sur des motifs simples, susceptibles d’appartenir au fond commun de la littérature narrative du Moyen Âge, mais sur des séquences relativement complexes. Dans les trois cas, l’emprunt relève du procédé de la « transposition thématique », ce ressort essentiel de la réécriture dans les œuvres narratives : lorsque, de façon plus ou moins délibérée, l’auteur s’est approprié un fragment de l’hypotexte, il le réinsère dans une autre histoire, il change la date, les lieux et les noms des personnages, mais la structure narrative reste la même [15]. En l’occurrence, il semble bien que l’auteur du Roland d’Oxford se soit inspiré à trois reprises d’un seul et même texte, relatif aux expéditions des fils de Ragnar Lodbrock et de leur associé Hasting. Comment a-t-il eu connaissance de cette histoire ? Sachant que Dudon nous livre la relation la plus complète de l’épisode de Luni mais qu’il ne parle ni des fils de Ragnar, ni du rôle de précepteur d’Hasting, sachant d’autre part que les Annales irlandaises sont l’unique témoin pour l’épisode de la main coupée et qu’il n’est question que d’un seul fils de Ragnar dans les Gesta de Guillaume de Jumièges, la réponse a priori la plus logique est de considérer que le récit de la Chanson ne dépend directement d’aucun de ces trois textes, mais d’une source commune, aujourd’hui disparue.

En l’occurrence, le témoignage d’Adam de Brême au sujet d’une Geste des Francs relatant les sinistres exploits du clan de Ragnar Lodbrock est d’autant plus digne d’attention que les traces de la même histoire se retrouvent dans plusieurs narrations des XIe et XIIe siècles. Dans le Draco Normannicus, par exemple, Étienne de Rouen présente Hingar et Huba, les assassins du roi Edmond, comme des fils de Lodbrock [16]. Il est généralement admis que l’auteur tient en l’occurrence ses informations de la Passion de saint Edmond et des Gesta de Guillaume de Jumièges. Or, après vérification, il s’avère qu’aucun des deux textes ne mentionne ce lien de filiation. Parmi les personnages légendaires de la Chronique du Pseudo-Turpin se trouve un géant du nom de Ferracutus, doué d’une force herculéenne et ne craignant aucun arme de jet [17]. Smyser, l’un des éditeurs du texte, voit dans ce nom de Ferracutus la corruption possible d’un surnom du type Ferrea-cutis, signifiant « Peau-de-fer » ; ce surnom serait à l’origine du Fernagu de plusieurs récits en langue vernaculaire [18]. Quoi qu’il en soit, un rapprochement semble s’imposer avec le surnom de Costa-ferrea, littéralement « Côte-de-fer », que Guillaume de Jumièges attribue à Björn, fils de Ragnar Lodbrock. Selon cet auteur, Björn doit ce surnom à une invulnérabilité quasi surnaturelle, acquise à sa naissance grâce aux philtres magiques absorbés par sa mère : on peut bien lancer contre lui un bataillon entier, il ne craint aucune arme [19]. Bien que les Gesta de Guillaume de Jumièges soient généralement considérés, depuis une étude d’Elisabeth Van Houts, comme la source de tous les écrits sur Ragnar Lodbrock et son fils Björn de ce côté-ci de la Manche [20], on peut donc penser que le moine de Jumièges n’est pas le seul à avoir eu un accès à cette histoire. De même, il semble que le rôle de Dudon de Saint-Quentin dans la diffusion de la légende d’Hasting en France ait été assez largement surévalué. Plusieurs passages des Histoires de Raoul Glaber, du cartulaire-chronique de Saint-Père de Chartres, des Gesta de Guillaume de Jumièges et de la chronique des comtes d’Anjou laissent supposer qu’il a existé à ce sujet une tradition indépendante de l’œuvre du chanoine, déjà bien ancrée dans le paysage littéraire du XIe siècle [21].

Les emprunts à une histoire du duché de Normandie

Lorsqu’est évoquée, dans le Roland, la traversée de la Méditerranée par la grande flotte de guerre de l’émir Baligant et sa remontée du cours de l’Ebre jusqu’à Saragosse [22], les mots semblent sortir tout droit du récit d’une expédition normande du IXe siècle. On songe plus particulièrement au passage du livre II de Dudon de Saint-Quentin où l’on voit les vaisseaux de Rollon traverser la Manche jusqu’à la baie de Seine et, de là, naviguer jusqu’à Rouen. Dans les deux cas, nous assistons à la préparation de la flotte et au rassemblement des troupes, l’appareillage a lieu aux premiers jours du printemps [23] et la navigation se déroule en deux temps, d’abord le parcours maritime, puis la remontée du fleuve jusqu’à la cité. Quand, contre toute vraisemblance, l’auteur du Roland nous montre la flotte sarrasine partant d’Alexandrie, effectuant une traversée de nuit et arrivant dès l’aube en vue des côtes espagnoles, il est donc légitime de se demander s’il ne s’agit pas là d’une simple réécriture, restée un peu trop près de son modèle.

Accords et traités

Le stratagème auquel a recours Marsile pour obtenir le départ de Charlemagne n’est pas sans rappeler les accords que, selon une tradition historiographique bien établie, les autorités franques furent amenées à conclure avec les Vikings. La forte somme d’argent que le roi païen propose à l’empereur en échange de sa promesse de rentrer chez lui en son palais d’Aix s’apparente aux tributs que les rois carolingiens se virent contraints de verser à plusieurs reprises aux chefs scandinaves pour qu’ils acceptent de regagner leur patrie ; l’auteur s’est contenté d’inverser les rôles, Charlemagne tenant celui de l’envahisseur et le roi païen celui de l’occupant légitime [24]. En revanche, lorsque Marsile ajoute à ces présents la promesse de rejoindre Charles un peu plus tard à Aix pour y recevoir le baptême, la formule s’apparente plutôt à celle des traités du type de Saint-Clair-sur-Epte, fixant les conditions d’une installation durable des Normands en territoire franc. De même que la province de Rouen est cédée par Charles le Simple au chef normand Rollon à condition qu’il se fasse baptiser, la ville de Saragosse et son territoire sont promis à Marsile s’il se fait chrétien ; il tiendra cette terre en fief de Charlemagne [25]. Marsile accepte, mais, de même que le baptême de Rollon n’a lieu que plusieurs mois après le traité de Saint-Clair-sur-Epte, en l’an 912 (peut-être pour que cette cérémonie, conformément à une vieille tradition chrétienne, soit célébrée le jour de Pâques), le baptême de ce roi sarrasin ne se fera que lorsque l’empereur sera rentré en son palais d’Aix, à la Saint-Michel.

Ces allusions à peine voilées à la fondation du duché de Normandie sont à mettre en relation avec le passage souvent commenté des vers 1423-1429 où le royaume de France est décrit comme le pays qui s’étend du Mont-Saint-Michel jusqu’à Xanten et de Besançon jusqu’au port de Wissant (Pas-de-Calais). Comme Ferdinand Lot a été un des premiers à le remarquer, cette entité territoriale ressemble fort à la France de Charles le Simple (898-923) et de Louis IV d’Outremer (936-954), d’autant que le palais de Laon, résidence habituelle des derniers rois carolingiens, est désigné au vers 2910 comme le lieu où Charlemagne reçoit les ambassadeurs étrangers [26]. Il y a là un double anachronisme, aisément explicable si l’on admet que l’auteur a réutilisé tels quels les éléments fournis par une source narrative du Xe siècle. La mention du Mont-Saint-Michel comme un des sites frontaliers du royaume n’en est que plus intéressante, ce grand sanctuaire de pèlerinage s’élevant, comme chacun sait, au bord du Couesnon, qui constituait la limite occidentale de la Normandie. Lorsqu’il entreprend de raconter la campagne de Guillaume Longue-Épée, fils de Rollon, contre les Bretons rebelles, Dudon de Saint-Quentin commence par montrer les troupes normandes en train de se diriger vers ce cours d’eau [27]. Notons pour mémoire que la formule « Saint-Michel-du-Péril » apparaît également aux vers 152 et 2394, où elle désigne respectivement la fête de saint Michel et l’Archange lui-même. Contrairement à ce que l’on a pu dire parfois, ce vocable est bien un démarquage de l’appellation du Mont-Saint-Michel, comme le prouve la mention In periculo sci Michaelis dans un calendrier poitevin-breton du XIe siècle ; elle y est portée à la date du 16 octobre, qui correspond à la fête de la dédicace de la première basilique du Mont par saint Aubert, évêque d’Avranches [28].

La mission de Ganelon

Un des épisodes-clés du Roland d’Oxford nous montre Ganelon en proie à un mélange d’angoisse et de colère lorsque, sur le conseil – malveillant, en est-il persuadé – de Roland, il est désigné pour porter le message de Charlemagne au terrible roi païen Marsile ; de là va naître son désir de vengeance [29]. Cette scène rappelle fort celle rapportée par Dudon au livre II de ses Gesta, lorsque le roi Charles le Chauve fait venir Hasting, qui vit depuis quelque temps en France, et qu’il lui demande d’aller à la rencontre de Rollon afin de sonder les intentions de ce chef normand récemment débarqué à Rouen. Hasting est plein d’appréhension, car non seulement il se sait haï par ses compatriotes restés païens, mais, comme Guillaume de Jumièges nous le révèle dans un récit additif sûrement puisé à bonne source, il a également de bonnes raisons de penser que le roi Charles cherche à se débarrasser de lui [30]. Il commence par hésiter, il n’accepte qu’à condition d’être accompagné par deux hommes et, une fois en présence de Rollon et de ses hommes, il fait tout pour ne pas être reconnu [31]. Les similitudes des deux récits ne s’arrêtent pas là. À son retour de mission, Hasting déconseille aux Francs d’attaquer, ce qui suscite la colère d’un certain Roland, porte-enseigne de l’armée royale. Ce dernier accuse Hasting de traîtrise, au motif qu’il cherche visiblement à protéger ses compatriotes [32]. Le discours martial de Roland l’emporte et les Francs décident finalement d’attaquer. Victime de sa propre bravoure, le porte-enseigne de l’armée royale trouvera une mort héroïque au cours de l’assaut mené contre les Païens, devant la porte du castrum de Pont-de-l’Arche [33].

Plus tard, nous retrouvons Rollon et les siens en difficulté devant la ville de Chartres. Rollon parvient à se retirer avec le gros des troupes, mais l’arrière-garde est encerclée par les Francs. La situation de ces hommes paraît désespérée, quand l’un d’entre eux a l’idée d’un stratagème : une fois la nuit tombée, il suffira d’envoyer des hommes le plus loin possible aux alentours ; ils sonneront du cor et créeront ainsi une diversion, en faisant croire aux Francs que Rollon revient pour secourir son arrière-garde [34].

La ressemblance de ces scènes avec plusieurs épisodes célèbres du Roland suggère, là encore, l’existence d’une source commune aux deux récits. Les correspondances sont d’autant plus significatives qu’elles ne portent pas seulement sur des enchaînements narratifs, mais aussi sur des points de détail très particuliers, sans utilité apparente pour la narration. D’un côté, Dudon note par exemple que le héros de la scène du cor à la bataille de Chartres est natif de la Frise (Frisonum quidam de gente natus), de l’autre le Roland d’Oxford nous présente Olivier comme le fils d’un riche duc Rénier [35]. Or, cet anthroponyme franc correspond au nom d’homme nordique Ragnar, et il se trouve que l’un des fils de Ragnar Lotbrock est présenté dans la tradition anglo-saxonne comme un « duc des Frisons » ; il s’appelle Ubba, ce qui peut prêter à certaines confusions avec Oliba, forme ancienne du nom d’Olivier [36].

Dans le même ordre d’idées, on n’a sans doute pas accordé assez d’attention au fait que Ganelon a certes pour homonyme un archevêque de Sens, un certain Wenilo ou Wanilo ayant vécu au temps de Charles le Chauve, et que d’aucuns considèrent comme le modèle du personnage du Roland, mais que ce nom est également à la même époque celui d’un archevêque de Rouen [37]. Plusieurs documents mentionnent sa présence auprès du roi Charles lors du plaid général tenu en 863 au palais de Pîtres, près du confluent de la Seine et de l’Andelle. Il est dès lors légitime de se demander si le récit de l’ambassade de Ganelon auprès du chef païen Marsile n’a pas été inspiré par une ancienne narration évoquant l’envoi de cet archevêque auprès de Rollon pour lui proposer le baptême. Cette scène aurait été supprimée par Dudon, mais sa trace aurait été conservée dans un épisode de la chronique dite du Pseudo-Turpin (première moitié du XIIe siècle) où l’on voit Charlemagne proposer le baptême à un chef sarrasin ; ce dernier se dit d’abord séduit par cette proposition, mais après avoir vu, au cours d’une réception organisée en son honneur par les Francs, comment ces Chrétiens traitent leurs pauvres, il change d’avis et rompt sur le champ les négociations [38]. En admettant que Ganelon ait donc été substitué à l’archevêque de Rouen dans l’épisode en question, cela n’entraîne pas pour autant que le prélat ait été présenté dans le récit original comme un personnage négatif, bien au contraire, l’inversion des caractères ou des valeurs morales faisant partie des artifices courants de la réécriture.

Olivier et Roland, le sage et le preux

Aux vers 1017-1019 de la Chanson de Roland, nous voyons Olivier grimper sur une hauteur afin d’observer les positions ennemies (Oliver est desur un pui muntez, / Guardet suz destre par mi un val herbus, / Si veit venir cele gent paienur). Constatant avec effroi l’écrasante supériorité numérique de l’adversaire, il redescend bien vite pour en informer les siens. Il est encore temps, leur dit-il, d’appeler l’armée de Charlemagne à leur secours. Mais Roland ne veut pas en entendre parler ; agir ainsi serait une honte pour ses propres parents et ce serait le déshonneur pour la France (v. 1028-1109) [39].

Une narration très semblable se trouve déjà chez Dudon de Saint-Quentin, dans le récit du siège de Rouen par Riulf, un chef normand qui a pris la tête d’une rébellion contre le duc Guillaume Longue-Épée (v. 927-942) [40]. Lorsque les forces ennemies commencent à se rassembler aux abords de la cité de Rouen, Guillaume monte sur un coteau dominant les prairies Saint-Gervais (…montisque proclivia civitatis imminentioris subiit, cupiens exercitum inimicorum suorum intueri). Voyant à quel point le rapport des forces lui est défavorable, il songe tout d’abord à aller demander de l’aide à son oncle Bernard de Senlis. Mais, pour Bernard le Danois, un des chefs de l’armée normande, ce n’est que de la couardise et il n’hésite pas à traiter Guillaume de femmelette. Vexé, ce dernier se ressaisit et il met sa confiance dans une petite troupe d’élite de 300 hommes, qu’il galvanise par un discours martial.

Il semble que le même épisode ait également fait l’objet d’un emprunt dans le fragment déjà cité des annales irlandaises, du début du XIe siècle. Censée se passer dans la seconde moitié du IXe siècle, l’histoire concerne un conflit dynastique au royaume d’Osraige. On y voit le roi Áed monter sur une colline et constater la supériorité numérique de l’ennemi. De retour parmi les siens, il les exhorte à tenir bon et à se tenir rassemblés autour de lui ; la victoire leur est promise, car Dieu sera avec eux [41]. Un retour à la Chanson de Roland nous fait retrouver ce dernier thème lorsqu’Olivier, descendu de la colline, prend la parole devant les Français et qu’il leur dit : « Vous aurez une bataille telle qu’il n’en fut jamais. Seigneurs Français, que Dieu vous donne sa force ! Tenez fermement, pour que nous ne soyons pas vaincus ! » (v. 1044-1046).

Le champ des martyrs

L’hypothèse d’une narration primitive antérieure aux Gesta de Dudon est renforcée par les constatations auxquelles donne lieu le rapprochement de certains passages du Roland et du Pseudo-Turpin avec les chapitres 57 à 63 de la Vita prima de saint Aycadre, abbé de Jumièges († vers 698) [42]. Longtemps datée de la fin du IXe siècle, cette vie ne saurait être très antérieure, en réalité, au milieu du siècle suivant ; comme nous l’avons montré ailleurs, de nombreux éléments militent en faveur de son attribution à Annon (942-970), deuxième abbé de Jumièges après la restauration du Xe siècle [43]. Faute de documentation, les archives de Jumièges ayant été anéanties dans l’incendie du monastère par les Vikings en 841, l’auteur a eu recours à la réécriture pour composer une biographie presque entièrement imaginaire. Le résultat est un texte de valeur historique très médiocre, mais d’une grande richesse narrative, caractéristiques qui se retrouvent dans la Vita prima de saint Hugues († 732-733), autre œuvre probable de l’abbé Annon [44].

Aux chapitres 57-58, un ange apparaît en songe à saint Aycadre, qui lui annonce la mort prochaine d’une grande partie de la population de Jumièges. Le messager céleste demande à l’abbé de préparer les siens ; en vue du combat décisif qui les attend (instante agone certaminis), ils doivent se confesser pour mériter de se présenter devant Dieu en triomphateurs de l’ennemi, la palme de la victoire à la main (contra hostem mereamini victoriose palmam tripudii ferre in conspectu Domini [45]). Aycadre passe toute la nuit en prière, à implorer la clémence divine. À l’aube, ils sont plus de quatre cents, de tous âges, à se réunir dans l’église pour y entendre la messe. Ils ne représentent que la moitié de la population de Jumièges, mais ce sont ceux-là mêmes que Dieu a choisi pour le rejoindre. Aycadre les exhorte à confesser leurs fautes et à se tenir prêts pour le repas du Seigneur. Tous se mettent à genoux pour se confesser et pour recevoir l’absolution de l’abbé, puis celui-ci les bénit et il leur donne la communion. Chacun repart en sachant désormais le sort qui l’attend, mais quel que soit son âge, du plus jeune garçon au vieillard, aucun ne cherchera à se dérober à son destin. En l’espace de trois jours, ils ne sont pas moins de 445 à être rappelés à Dieu, par vagues successives ; comme l’ange l’avait annoncé, c’est la moitié de la population qui disparaît. Le deuil dans la région est immense. Après avoir célébré des funérailles collectives, le saint abbé fait inhumer tous les corps au sein d’un même cimetière (in uno cimeterio), dans des sarcophages de pierre. Cette dernière précision donne à penser que la présence d’une grande nécropole du haut Moyen Âge à Jumièges pourrait être à l’origine de la légende. Tel qu’il nous a été transmis par la Vita de saint Aycadre, le récit présente néanmoins toutes les apparences d’une réécriture. L’existence d’un hypotexte se laisse deviner à travers plusieurs maladresses de transposition, notamment dans les accents étrangement guerriers du discours de l’ange et ses allusions à l’imminence d’une grande bataille, sans que l’on sache très précisément qui sont les hommes de tous âges voués à cette mort glorieuse, ni quel ennemi ils vont devoir affronter (alors que celui-ci aurait pu être désigné par exemple comme l’Hostis antiquus, incarnation du paganisme dans les Écritures), ni pourquoi ils seront si nombreux à accéder ensemble au rang de martyrs, ni enfin pour quelle raison les moines semblent devoir échapper à cette hécatombe.

L’hypothèse d’un texte procédant de la réécriture de quelque récit de bataille permettrait de résoudre toutes ces difficultés, d’autant que l’on trouve une séquence similaire dans la « chronique » déjà citée du Pseudo-Turpin. À l’aube d’une bataille décisive contre les Sarrasins, un grand nombre de guerriers francs constatent que les lances qu’ils avaient plantées devant leurs tentes ont fleuri. Ils comprennent alors que Dieu les a désignés pour mourir en martyrs de la foi sous les coups des Païens. De fait, tous ceux qui ont reçu ce signe vont périr, par vagues successives ; selon les différentes versions manuscrites, ils seront au nombre de 4000 ou de 40 000 [46]. Auparavant, le roi Charles a eu une vision prémonitoire et il a passé la nuit entière à prier pour ses hommes. Le jour venu, l’archevêque Turpin s’est adressé aux guerriers et il les a exhortés à se préparer par la confession, afin qu’ils méritent de se présenter devant Dieu avec une lance « fleurie et victorieuse » à la main, puis il a donné à chacun la communion ; chacun est reparti le cœur plein d’allégresse [47].

Un retour à la Chanson de Roland nous fait retrouver, dans le récit de la bataille contre les Sarrasins, plusieurs éléments de la même histoire : le sermon de l’archevêque à la veille de la bataille, son discours exhortant les Francs à se préparer à mourir en martyrs, la confession et la bénédiction des guerriers, leur joie de savoir qu’une place leur est promise au paradis [48]. Si, en revanche, le motif narratif des lances fleuries est absent, on trouve ici certains détails qui ne figurent pas dans le Pseudo-Turpin et qui le rapprochent davantage de la version de la Vie de saint Aycadre. Il en est ainsi des cavaliers qui mettent pied à terre pour recevoir la bénédiction, des encouragements que l’archevêque prodigue aux combattants en leur assurant qu’ils ont déjà leur place au ciel parmi les Saints Innocents, du chiffre de 400 hommes (il s’agit ici d’ennemis) tombés autour de Turpin et du champ funéraire dans lequel on inhume ensemble tous les corps, sans compter la mention de sarcophages en pierre (pour les sépultures des pairs) [49]. La référence aux Saints Innocents mérite un commentaire particulier [50]. Si l’on s’en tient à la lettre de sa source biblique, elle concerne plus spécialement le sort des jeunes guerriers, ce qui rejoint la Vie de saint Aycadre lorsqu’elle précise que les enfants eux-mêmes ne seront pas épargnés [51]. On retrouve la même idée dans une scène de la Tapisserie de Bayeux, scène qui a souvent été rapprochée de la Chanson de Roland par les partisans de la thèse d’une inspiration épique de la broderie, montrant l’évêque Odon sur le champ de bataille d’Hastings. À l’instar de l’archevêque Turpin au cœur de la mêlée de Roncevaux, cet évêque-guerrier encourage les plus jeunes, ainsi que semble l’indiquer la légende « HIC ODO EP(ISCOPU)S, BACULUM TENENS, CONFORTAT PUEROS ». En l’occurrence, l’emploi du mot pueri demeure toutefois quelque peu problématique, à moins d’y voir le lointain écho d’un récit originel contenant une citation de Luc 18, 17 : « Quicumque non acceperit regnum Dei sicut puer, non intrabit in illud  ».

Aux trois versions, toutes différentes mais manifestement dérivées d’un modèle commun, que nous livrent la Vie de saint Aycadre, le Pseudo-Turpin et la Chanson de Roland, s’ajoute le chapitre que Dudon de Saint-Quentin consacre au récit de la grande bataille livrée par Charles le Chauve contre l’armée de Rollon à Pont-de-l’Arche [52]. Comme dans la légende des lances fleuries du Pseudo-Turpin, les Francs ont installé leur campement au bord d’un cours d’eau (super Othurae fluminis, l’Eure), et comme dans la Vie de saint Aycadre, ils se rendent à l’aube dans une église (ecclesiam S.Germani, sans doute Saint-Germain de Louviers) pour y assister à une messe, où ils reçoivent la communion [53]. Bien que la version de Dudon soit moins riche que les trois autres sur le plan narratif, elle est particulièrement intéressante dans la mesure où il ne s’agit plus en l’occurrence de fiction littéraire, mais d’un récit à vocation historiographique, censé se limiter à une simple relation des faits. La mention du vocable de l’église, la description très précise de la fortification de terre d’Archas-as-Dans (Pont-de-l’Arche) et la cohérence générale de la narration permettent en effet de penser que cette version est relativement proche de la source pour les détails topographiques et événementiels, mais que, fidèle à sa ligne d’écriture historiographique, Dudon n’en a gardé que ce qu’il considère comme essentiel du point de vue informatif, en éliminant notamment les digressions à caractère spirituel et les mirabilia.

Dans cette hypothèse, l’épisode relaté dans la source originale se rapporterait donc à la bataille de Pont-de-l’Arche. Parmi les scènes supprimées par Dudon, il y aurait le miracle des lances fleuries, la vision de l’archevêque et son sermon devant les soldats. Il se peut que ce prélat n’ait été autre que l’archevêque de Rouen Wenilo, contemporain de Charles le Chauve, dont nous avons évoqué le possible rôle dans les tentatives de négociation avec les Normands à la veille de la bataille. Le lieu où le roi aurait fait enterrer ensemble, toutes classes d’âges confondues, les guerriers chrétiens tombés au combat, n’est sans doute pas, lui non plus, totalement inventé. À Louviers, site que le contexte de l’histoire semble désigner comme celui du camp de l’armée française, sur les bords de l’Eure, des fouilles récentes ont révélé l’existence d’une vaste nécropole mérovingienne, comportant un grand nombre de sarcophages de pierre ; au XIIe siècle, ce quartier de Louviers était appelé Le Martrey, littéralement « Le champ des martyrs [54] ».

Les mécanismes de la réécriture ; emprunts et transpositions thématiques

À la lumière des exemples précédents, il semble qu’une des clés de la Chanson de Roland réside dans une étude comparative des réécritures. Poursuivons nos investigations dans ce sens, en essayant de pousser un peu plus loin les analyses. Elles nous entraîneront à des digressions parfois assez longues, mais nécessaires pour parvenir à cerner le contenu de la source originelle et identifier sa trace dans le Roland.

Turpin blessé

Un retour à la Vie de saint Aycadre nous met en présence d’un curieux détail que l’hagiographe laisse échapper au chapitre V, dans le récit d’un miracle survenu dans l’abbaye de Jumièges alors que le saint abbé, seul avec deux frères, accomplit un parcours de pénitence dans l’enceinte du monastère en chantant des Psaumes [55]. Sous les yeux de deux moines, il est soudain entouré d’un halo de lumière ; le miracle se produit à la fin du parcours, alors que les trois religieux arrivent devant une « bauge de sanglier » (ad quoddam volutabrum). Si l’on peut aisément reconnaître ici un démarquage de l’épisode biblique de la Transfiguration, la mention quelque peu incongrüe de la bauge de sanglier ne peut s’expliquer autrement que par un emprunt à la légende de la restauration de Jumièges par Guillaume Longue-Épée, deuxième duc de Normandie († 942). L’histoire nous est racontée en quelques mots par Guillaume de Jumièges : en poursuivant un gros sanglier dans la forêt, le duc est grièvement blessé ; comprenant que Dieu a voulu ainsi le punir pour avoir refusé la charité des deux ermites qui vivent au milieu des ruines de l’abbaye et dont il a croisé le chemin quelques instants auparavant, il retourne les voir, il accepte leur invitation à partager leur frugal repas et fait vœu de relever le monastère [56]. La notoriété de cette histoire a largement dépassé le cadre de l’abbaye normande. Comme nous pensons être en mesure de démontrer, elle a également inspiré, entre autres, la légende de fondation de l’abbaye de Maillezais en Vendée (XIe siècle) et plusieurs récits de la littérature en langue vernaculaire du XIIe siècle, dont le roman de Perceval, œuvre de Chrétien de Troyes [57]. En l’occurrence, la mise en parallèle de ces différentes réécritures permet de restituer plusieurs éléments omis par Guillaume de Jumièges. Du récit de Maillezais, il semble ainsi résulter que le sanglier a fait sa bauge dans les ruines du chœur même de l’église Saint-Pierre, mais aussi que Guillaume accepte de rester quelques jours auprès des deux ermites afin de faire pénitence, deux éléments qui donnent tout son sens au récit de la Vie de saint Aycadre et confirment sa dépendance à l’égard d’une source historiographique concernant les premiers ducs de Normandie [58].

Une des principales lacunes du texte de Guillaume de Jumièges concerne le rôle joué dans cet épisode par Sprota, la concubine de Guillaume Longue-Épée. La présence de la compagne du duc transparaît cependant dans de nombreuses réécritures, à commencer par le récit de la fondation de Maillezais. L’auteur, qui écrit vers 1070, a substitué à Sprota un autre personnage historique, Emma, comtesse du Poitou († 1004), mais ce genre de transposition n’était pas sans risque pour un historiographe écrivant longtemps après les événements, et le résultat est un récit est rempli d’erreurs factuelles et d’invraisemblances. Après vérification, il s’avère qu’Emma n’est même pas mentionnée dans l’acte de fondation de l’abbaye, délivré en 1003 par son mari, le comte Guillaume Fier-à-Bras [59]. Dans le récit original concernant l’abbaye de Jumièges, plusieurs recoupements donnent à penser que le duc a déjà repéré le sanglier la veille et qu’il l’a poursuivi dans la forêt jusqu’au soir, sans réussir à l’atteindre. Profondément vexé, il décide d’y retourner le lendemain. Sprota tente de le dissuader, car elle a un mauvais pressentiment, mais Guillaume ne veut pas l’écouter ; voyant qu’il ne changera pas d’avis, elle lui demande l’autorisation de l’accompagner. Il est possible que l’inquiétude de Sprota soit liée au fait que cette chasse va se dérouler un vendredi, jour où le port d’armes est, selon l’interprétation la plus stricte des Écritures, interdit aux Chrétiens [60]. Lorsqu’ils arrivent à l’entrée de la forêt, Sprota et les demoiselles de sa suite s’installent dans une clairière ; elles y attendront le retour des chasseurs. Quand les hommes de Guillaume ramènent le duc blessé, celui-ci est évanoui. Sprota le prend dans ses bras, elle fond en larmes en voyant qu’il a une profonde blessure sur le côté, mais elle constate que son compagnon, grâces à Dieu, est encore en vie. Elle allonge Guillaume sur l’herbe à l’ombre d’un chêne, elle enlève sa guimpe d’une blancheur immaculée, elle la déchire pour en faire des pansements et elle demande à ses demoiselles d’aller cueillir des plantes et de ramasser de la mousse sur les troncs d’arbres ; en attendant mieux, cela fera un bon cataplasme [61]. Lorsque Guillaume revient à lui, sa compagne l’interroge et il lui fait un récit détaillé de ce qui s’est passé depuis son entrée dans la forêt. Comprenant que cet accident n’est pas fortuit et qu’il s’agit certainement d’une punition divine pour avoir refusé la charité des deux ermites, Sprota demande à son compagnon la permission d’aller voir ces religieux afin de savoir d’où ils viennent et ce qu’ils font là. Confiant Guillaume aux soins de ses demoiselles, elle part seule dans la forêt à la rencontre des deux ermites, avec lesquels elle a un long entretien. À son retour auprès de Guillaume, elle va le convaincre de retourner auprès d’eux pour se confesser et faire pénitence.

Cette histoire peut sembler à première vue sans rapport avec notre propos, mais il se trouve que sa trace apparaît de manière très reconnaissable dans deux brefs passages du Roland d’Oxford.

Au vers 2166, nous voyons Roland contraint de renoncer à poursuivre les Païens en fuite, car il a perdu son cheval. L’archevêque Turpin a été blessé. Roland le rejoint donc pour le secourir. Il lui délace son heaume et il lui retire son « blanc haubert ». Il prend son bliaut et le déchire pour en faire des pansements qu’il met sur les plaies. Puis il prend Turpin dans ses bras et il le serre contre sa poitrine, avant de le coucher doucement sur l’herbe. Très doucement, il lui dit : « J’aurais une permission à vous demander ; nous ne pouvons laisser ainsi nos compagnons morts ; je voudrais aller les chercher, les reconnaître et aligner les corps devant vous » ; l’archevêque répond : « Allez-y et revenez ! Ce champ est à vous, Dieu merci, et à moi [62] ! » Dans ce qui apparaît clairement ici comme une réécriture de la scène de la clairière de Jumièges, le rôle de Guillaume a été transféré à Turpin et celui de la compagne du duc à Roland, mais la structure narrative reste inchangée et la fidélité à l’hypotexte se vérifie jusque dans les moindres gestes des personnages. La transposition de la scène sur un champ de bataille a certes nécessité quelques aménagements, mais l’auteur a su habilement réutiliser les motifs narratifs du récit original en les détournant ou en les déplaçant : la poursuite du gibier par Guillaume au jour précédent est remplacée par celle de l’ennemi païen (dans les deux cas, le héros a fini par y renoncer), la guimpe que Sprota dénoue et ôte de sa tête devient le heaume que délace Roland pour l’ôter de la tête de Turpin, le « Dieu merci ! » de la princesse normande a été gardé pour être placé dans la bouche du compagnon de Charlemagne. Malgré tout, cette réécriture laisse subsister l’impression d’un certain décalage, comme si l’auteur n’avait pas réussi à s’affranchir complètement de son modèle. Les gestes et les paroles de Roland demeurent empreints d’une douceur et d’une tendresse toutes féminines, qui détonnent par rapport au comportement plutôt rude du personnage dans le reste du récit. L’attitude de ce farouche guerrier, capable, lors d’un duel, de couper en deux son adversaire sans manifester la moindre émotion, prête à sourire lorsqu’il prend dans ses bras son ami blessé, qu’il le serre contre sa poitrine et qu’il lui demande tout doucement la permission de le quitter pour aller rechercher les morts sur le champ de bataille. La réponse de Turpin, à y regarder de près, n’est pas moins étrange. La phrase : « ce champ est à vous…et à moi » s’éclaire toutefois si l’on admet qu’il s’agit d’une reprise de la réponse de Guillaume à Sprota lorsqu’elle lui demande la permission de l’abandonner quelques instants pour aller voir les religieux dans leur ermitage. La forêt de Jumièges faisant partie du domaine ducal, c’est une propriété qui appartient autant à Sprota qu’à Guillaume, et ce dernier aurait donc mauvaise grâce de refuser. On peut également imaginer que Guillaume a autorisé sa compagne à parler en son nom aux deux ermites et qu’il l’a priée de revenir au plus vite pour lui rendre compte de leur discussion, ce qui expliquerait les mots : « allez-y et revenez ! », lancés de manière apparemment assez gratuite par Turpin.

Le second emprunt de la Chanson de Roland à la scène de la chasse de Jumièges se limite lui aussi à une brève séquence (v. 2570-2577) : le roi Marsile, qui a perdu la main droite dans son duel contre Roland, s’enfuit à Saragosse. Il descend de son cheval et se met à l’ombre sous un olivier. Il se couche sur l’herbe verte, sa blessure saigne abondamment, il s’évanouit. À ses côtés, son épouse Bramimonde fond en larmes. Revenu à lui, Marsile se fait transporter dans sa chambre. Là encore, on voit que l’auteur s’est contenté de reproduire la structure narrative du récit original, au risque d’une certaine incohérence : pourquoi donc Marsile, en arrivant à Saragosse, s’allonge-t-il sous cet arbre au lieu de rentrer en son palais ? Que fait donc là son épouse ?

Roland est mort

De telles maladresses de transposition ne sont pas rares dans la Chanson de Roland. Lorsque Charlemagne se rend sur le champ de bataille de Roncevaux, il s’évanouit à deux reprises devant le corps de son neveu Roland, puis il commence à s’arracher les cheveux à pleines mains, en hurlant sa douleur : « Si grant doel ai que jo ne vuldreie estre !  » (v. 2929-2932). Il s’agit là de gestes et de paroles qui relèvent de codes narratifs habituellement associés à la représentation de la femme en deuil. En l’occurrence, l’attitude de Charlemagne peut être comparée à la réaction d’Aude, la fiancée de Roland, lorsque, à son retour au palais d’Aix-la-Chapelle, l’empereur lui annonce qu’elle ne reverra plus son bien-aimé (v. 3718-3719), ou encore à celle de Bramimonde, qui s’arrache les cheveux dans la chambre royale où l’on a ramené son époux grièvement blessé (v. 2596).

Le parallélisme de ces scènes suggère qu’elles procèdent là aussi d’un modèle commun, vraisemblablement issu de la même source que les deux passages évoqués précédemment. L’épisode de la chasse de Jumièges nous a révélé les liens de tendresse et d’affection, certainement réels, qui unissaient Sprota à Guillaume Longue-Épée. Si Richer de Reims et Dudon de Saint-Quentin, historiens qui n’omettent aucun détail sur les circonstances de l’assassinat du duc à Picquigny, passent en revanche sous silence les réactions de sa compagne lorsque l’on vint lui annoncer la terrible nouvelle, on imagine aisément à quelle scène déchirante cela a pu donner lieu dans la narration originale. Les passages précités de la Chanson de Roland ne seraient ainsi que de simples reprises de cette scène devenue au fil des réécritures une séquence-type, à l’effet dramatique assuré. Chrétien de Troyes l’emploie dans au moins trois de ses romans [63]. Parmi les motifs récurrents, l’évanouissement de la femme à l’annonce de la mort de son compagnon, sa première réaction d’incrédulité lorsqu’elle reprend ses esprits, l’exposition du corps dans une salle du palais, le second évanouissement à la vue de ce corps, les gestes spectaculaires de la femme en deuil (elle se frappe la poitrine, elle s’arrache les cheveux), son désir de rejoindre au plus vite son bien-aimé. À l’instar de Charlemagne battant sa coulpe devant le corps de son neveu, la femme s’accuse parfois d’être responsable de la mort de son époux. Ce motif, qui devient un véritable ressort narratif dans une scène d’Érec et Énide de Chrétien de Troyes, trouve peut-être son origine dans les circonstances particulières du drame de Picquigny, survenu un vendredi : la veille, Sprota aurait commis une erreur fatale en rappelant à Guillaume que l’on ne doit pas porter d’armes ce jour-là [64]. Dans un autre passage du même roman de Chrétien, c’est huit jours avant Noël qu’Érec apprend le décès du roi, soit précisément le 17 décembre, date de la mort de Guillaume Longue-Épée [65]. Il peut difficilement s’agir d’une simple coïncidence. Dans la chronique du Pseudo-Turpin, nous sommes informés de la date de la mort de Roland par une confidence de « Turpin » en personne, qui prétend avoir eu la révélation du décès du neveu de Charlemagne au cours de la célébration d’un office le 16 des calendes de juillet, alors qu’il était en train de réciter la prière des morts du jour ; la date est évidemment fictive, mais elle rappelle celle du 16 des calendes de janvier, correspondant au 17 décembre de notre calendrier [66]. Ce passage, qui rappelle l’orage prémonitoire du Roland (v. 1423-1437), mais aussi la vision du Pseudo-Turpin, à qui, comme nous venons de le voir, est révélée la mort de Roland alors qu’il est en train de célébrer un office [67], présente en outre d’étroites similitudes avec un miracle de saint Romain de Rouen (XIe siècle). On y retrouve les motifs du coup de tonnerre qui éclate en plein milieu d’une célébration et de la main que le prêtre voit sortir des nuées (c’est la main de Dieu, qui vient chercher l’âme du mort pour l’emmener au Paradis), ce à quoi s’ajoutent divers développements sur le thème de l’incrédulité de l’assistance [68]. Les nombreux recoupements auxquels donne lieu la comparaison de ces différentes réécritures suggèrent que la scène originale se déroulait au château de Fécamp où résidaient alors Sprota et « maître Robert », son chapelain, en charge de l’église Notre-Dame voisine du palais (v. ci-après). Lorsque le Roland nous montre la détresse de Charlemagne devant la dépouille de son neveu tandis que «  Cent milie Francs s’en pasment cuntre tere  » (v. 2932) et que, d’autre part, le Joseph raconte l’arrivée de la reine au palais où elle découvre « sergans et chevaliers tous pasmés gisans par la sale [69]  », on peut donc supposer que la similitude de ces deux images n’est nullement fortuite.

Les dix émissaires de Marsile

Le troisième duc de Normandie, Richard Ier (942-996), fils de Guillaume Longue-Épée, apparaît plusieurs fois dans la Chanson de Roland, où il prête son nom à l’un des douze pairs de Charlemagne. Sans surprise, l’auteur met l’accent sur ses qualités guerrières, dignes d’un vrai Normand (v. 3045-3051). C’est également à l’histoire de ce duc que se rattache l’anecdote qui semble avoir inspiré le récit de l’ambassade du roi païen Marsile à Charlemagne. Marsile prend à part dix de ses hommes, parmi les plus félons (« Des plus feluns dis en ad apelez  », v. 69). Il leur confie pour mission d’aller voir Charlemagne avec en main des branches d’oliviers en signe de paix. En réalité, c’est pour mieux le tromper : Charlemagne ne pourra éviter de tomber dans le piège (« Ne’s poet guarder quë alques ne l’engignent  », v. 95). Marsile promet à ses hommes une bonne récompense en cas de succès (« Jo vos durrai or e argent asez  », v. 75). Lorsqu’ils arrivent au camp de Charlemagne, ils trouvent l’empereur d’humeur très joyeuse (« Li empereres se fait e balz e liez  », v. 96), car la ville de Cordres vient de tomber entre ses mains. Après avoir écouté leur message, Charlemagne les invite à rester pour la nuit et il les traite avec beaucoup d’égards (v. 158-162).

La structure narrative de cet épisode du Roland rappelle beaucoup celle d’un passage des Historiae de Richer de Reims, écrites entre 980 et 995 [70]. Les faits se situent en 946, sous la minorité de Richard Ier. Alors qu’il marche sur Rouen avec toute son armée, l’empereur Otton constate en arrivant à Paris que les ponts ont été fermés sur l’ordre d’Hugues le Grand et que, sur une distance de vingt milles, tous les bateaux disponibles ont été retirés sur la rive opposée. Il choisit dix jeunes gens d’un sang-froid à toute épreuve (decem numero iuvenes quibus constanti mente fixum erat omne periculum subire). Déguisés en pèlerins, ils porteront des besaces et marcheront avec des bâtons ferrés, bâtons qui – de même que les rameaux d’olivier dans les mains des dix hommes de Marsile – serviront à donner le change : personne ne se méfiera de ces jeunes marcheurs. Ils pourront ainsi franchir sans difficulté les barrages et ils iront demander l’hospitalité à un meunier. L’homme accueille les faux pèlerins sans méfiance et, à l’instar de Charlemagne recevant les émissaires de Marsile, il les traite généreusement (hospitium gratanter accomodat, et insuper eos mitius curat ). Le vin aidant, il se met à parler et il leur révèle qu’il est aussi le maître des pêcheurs d’Hugues le Grand (ille etiam piscatorum ducis magistrum se asserit). L’ambiance devient très joyeuse et l’on festoie jusqu’au soir (Et sic totam diem, convivii iocunditate consumunt.). À la tombée de la nuit, après s’être laissé séduire par la promesse d’une belle récompense (X solidos nos allegaturos pollicemur…ille pecunie cupidus, naulum accipit), l’homme conduit ses invités sur la berge où sont amarrées les embarcations.

Les motifs communs au Roland et à cet épisode des Historiae de Richer sont donc les suivants : a) Mise au point d’une ruse par un roi et ses conseillers ; b) Sélection de dix hommes sachant bien jouer la comédie ; c) Promesse d’une belle somme d’argent en récompense ; d) L’apparence des hommes devra être celle de visiteurs pacifiques ; e) L’hôte les reçoit avec joie ; f) Il les retient jusqu’au soir et il leur offre un excellent dîner. On peut ainsi constater que le synopsis du récit du Roland, loin d’être original, n’est en fait qu’une reprise. Certains motifs ont pu être intervertis pour les besoins de l’histoire, comme l’argent de la récompense (la somme est promise aux dix émissaires de Marsile dans le Roland, au meunier dans la version de Richer), mais le schéma narratif est bien le même de part et d’autre. On comprend mieux ainsi pourquoi Marsile choisit d’envoyer dix hommes pour cette ambassade, alors que les émissaires ne sont pas plus de deux en règle générale. De même s’explique cette parenthèse de prime abord assez superflue sur la prise de Cordres, victoire qui a rendu Charlemagne d’humeur joyeuse : par ce dernier trait, l’auteur a voulu rester dans la ligne narrative du récit original, ce dernier évoquant la joie et l’entrain du meunier lorsqu’il reçoit chez lui les dix jeunes gens.

L’histoire du meunier de la Seine n’a pas été réutilisée dans la seule Chanson de Roland. Dans une vie latine de saint Julien l’hospitalier (XIIe s. ?), dix pèlerins se présentent en pleine nuit chez Julien, qui vit dans une cabane au bord d’un fleuve et exerce le métier de passeur ; ouvrant sa porte sans méfiance à ces voyageurs, il les reçoit avec joie et il leur offre un bon repas ; mais les dix hommes étaient venus pour le voler, et Julien meurt assassiné [71]. Comme plusieurs auteurs l’ont déjà remarqué, l’histoire du meunier se retrouve également au XIIe siècle dans un passage légendaire de la chronique latine des comtes d’Anjou [72]. On y voit le comte Geoffroy se rendre à Paris pour y affronter un redoutable guerrier saxon en combat singulier. En arrivant aux abords de la ville, il évite le faubourg Saint-Germain, puis il trouve un hébergement pour la nuit chez un meunier chargé de la garde des moulins de la Seine, à qui il donne de l’argent pour qu’il le fasse passer sur l’autre rive [73]. Le détour pour éviter le burgum Sancti Germani n’est pas signalé par Richer, mais il ne s’agit sûrement pas ici d’une invention de l’auteur, car une telle précision paraît en l’occurrence tout-à-fait gratuite. Elle s’accorde bien en revanche avec le contexte des événements de 946, l’armée d’Otton ayant dû logiquement traverser la Seine à l’ouest de Paris. Quant aux « moulins de la Seine », ils n’ont rien non plus d’imaginaire : on sait qu’il existait aux abords de la ville une multitude de moulins-barques, ancrés au milieu du fleuve. Ces détails semblent indiquer que la chronique procède, sinon du récit original lui-même, du moins d’une version très proche de celui-ci et indépendante des Historiae du chanoine de Reims.

Nous pensons également reconnaître une reprise de la même histoire dans une œuvre déjà plusieurs fois citée de Chrétien de Troyes, le roman de Perceval. L’épisode, célèbre dans l’histoire de la littérature parce qu’il se présente comme une succession d’événements tous plus étranges les uns que les autres et qu’il s’achève par le banquet du Graal, a donné lieu à d’innombrables exégèses. Le schéma narratif général n’a cependant rien d’extraordinaire une fois qu’a été identifiée la source de Chrétien. Pour rejoindre sa mère là où elle habite, Perceval doit traverser un grand fleuve, mais il chevauche longtemps sur la rive sans trouver le moyen de franchir cet obstacle. C’est alors qu’il aperçoit deux hommes sur une barque, qu’ils sont en train d’ancrer et d’immobiliser au milieu du cours d’eau (cf. les moulins sur la Seine) ; l’un d’eux pêche à la ligne [74]. Perceval l’appelle et il lui demande s’il connaît un endroit où l’on peut traverser. L’homme, dont on apprendra plus tard qu’il est très connu dans le pays, où il est appelé le « roi pêcheur » (cf. le magister piscatorum de Richer), lui répond qu’il n’y a ni bac, ni pont ni gué sur une distance de vingt lieues (autre correspondance avec le texte de Richer, qui évoque un fleuve infranchissable contiguo per XX miliaria) et que sa barque est trop petite pour le faire traverser avec son cheval [75]. Comme Perceval lui dit qu’il aimerait au moins trouver un gîte pour la nuit, l’homme le prie d’accepter son hospitalité ; sa maison est facile à trouver, il habite tout près de là ; le soir, Perceval est reçu avec les plus grands égards par son hôte, qui organise en son honneur un mémorable banquet. Les concordances avec le récit de Richer sont donc nombreuses et particulièrement précises, ce qui suggère, là encore, l’accès de l’auteur à une version très proche de la source originale. On ne retrouve certes pas ici le motif des dix pèlerins marcheurs, mais Chrétien l’a gardé pour une autre scène du roman, où il l’intègre à une anecdote qui ressemble fort à l’histoire de la visite de Guillaume Longue-Épée aux ermites de Jumièges [76]. De même, le motif des bateaux attachés à la rive se retrouve un peu plus loin, dans une scène montrant Gauvain et une demoiselle en train de descendre sur une berge pour prendre place dans une barque et traverser une rivière. Sans que ce détail ait la moindre utilité pour la suite du récit, le narrateur précise que « la barque est fixée à un bloc de pierre par une amarre fermée à clé [77] ». Après nous avoir montré Perceval cherchant désespérément un moyen de traverser le fleuve, il est également intéressant de constater que Chrétien le fait repartir le lendemain matin vers de nouvelles aventures, sans qu’il soit plus jamais question du cours d’eau infranchissable. Cette impression d’inachèvement, de récit laissé en suspens, est caractéristique d’un mode de réécriture fondé sur le réemploi de séquences narratives toutes faites. L’histoire de la traversée de la Seine par les troupes d’Otton n’était intéressante pour Chrétien que dans la mesure où elle lui fournissait un beau scénario pour introduire la scène du banquet du Graal ; ensuite, nul besoin de continuer à suivre ce modèle.

Si le récit de la traversée de la Seine par les troupes de l’empereur Otton en 946 semble bien constituer la base de ces différentes réécritures, le texte de Richer ne peut toutefois en être considéré comme la source première, car son manuscrit est unique et ne fut jamais publié. Plusieurs détails prouvent d’ailleurs que ce texte procède lui-même d’un remaniement. Lorsque Richer poursuit son récit en racontant que les hommes du commando s’emparent d’un jeune garçon et que celui-ci est le beau-fils (puer…privigenus) du meunier, c’est en effet une précision de trop qui trahit une rédaction de seconde main, ces éléments étant empruntés, de même que la mention d’un « comte Bernard » présenté comme le cerveau de l’opération, à un autre épisode de l’histoire de Richard Ier de Normandie [78]. Nécessairement, il faut donc postuler l’existence d’un hypotexte perdu, antérieur aux années 980-990.

Les Gesta perdus et leur auteur

Profil de l’ouvrage

Les différents extraits que nous avons passés en revue ne représentent qu’une faible partie de la descendance présumée de la Geste originale, mais ils permettent de se faire au moins une première idée du contenu de l’œuvre. Une large section de l’ouvrage semble avoir été consacrée à l’histoire des invasions normandes en France, de la fondation de la Normandie et de ses premiers ducs. Après une évocation des raids des Vikings au IXe siècle, centrée sur le personnage d’Hasting et ses expéditions en France et en Italie, le récit devait se poursuivre par les Gesta de Rollon († v. 932), de Guillaume Longue-Épée († 942) et de Richard Ier († 996), au moins pour ce dernier jusqu’au milieu du Xe siècle. Le plan correspondrait donc assez exactement à celui des quatre livres de l’ouvrage de Dudon de Saint-Quentin, achevés aux environs de 1015-1020. Il n’y a pas loin de là à penser que cette dernière œuvre, considérée jusqu’à ce jour comme la première histoire écrite de la Normandie, n’est en fait qu’une réécriture de la Geste perdue. L’hypothèse nous paraît d’autant plus vraisemblable qu’après s’être montré prolixe et plutôt bien informé sur l’histoire de Richard Ier jusqu’au milieu du Xe siècle, Dudon continue sur quelques années en suivant les Annales de Flodoard, puis saute directement à un bilan de l’œuvre du duc et au récit de sa mort et de ses funérailles à Fécamp en 996, faisant ainsi l’impasse sur environ trente ans de règne. Tout se passe comme si, une fois privé de l’appui de sa source historiographique principale, Dudon avait été incapable d’en réaliser une continuation par ses propres moyens.

Les pages de Dudon où se laisse voir le plus clairement la réécriture sont celles qu’il consacre au récit de la fatale entrevue de Guillaume Longue-Épée et d’Arnoul de Flandre au gué de Picquigny [79]. Entre ce récit et trois autres relations qui nous parvenues du même événement, celles du Planctus de morte Willelmi (avant 963), de Richer de Reims (980-995) et de Raoul Glaber (vers 1040), il est depuis longtemps reconnu qu’il existe de remarquables concordances. Or, comme nous pensons l’avoir montré dans une étude parue en 2007, non seulement les quatre récits sont indépendants les uns des autres, mais le plus ancien, celui du Planctus, présente lui aussi toutes les caractéristiques d’une réécriture [80]. Les concordances ne peuvent donc s’expliquer que par l’existence d’une source commune, antérieure à la Complainte. Cette conclusion entraîne des conséquences d’autant plus considérables que le Planctus ne contient pas seulement un récit du drame de Picquigny. Il y est aussi fait allusion au baptême de Guillaume par sa mère alors que son père Rollon était encore païen, à sa lutte contre les vassaux rebelles, à ses relations avec le roi Louis IV d’Outremer, à son rôle dans la restauration de Jumièges, à ses entretiens spirituels avec l’abbé Martin et à son projet de renoncer au pouvoir pour se faire moine. Manifestement tirés d’une biographie de Guillaume, ces passages donnent lieu à des recoupements très précis avec les narrations de Richer et de Dudon. Ils ne sauraient néanmoins constituer la source de ces deux auteurs, car, comme c’est souvent le cas pour les chants liturgiques qui procèdent du résumé d’un récit en prose et de sa transformation en une œuvre lyrique, le livret du Planctus est rédigé dans un style si elliptique qu’il demeure à peu près incompréhensible pour qui ne connaît pas le contexte. Sachant que cette complainte mentionne le comte de Poitiers Guillaume Tête-d’Étoupe comme étant encore en vie, on peut en conclure que la Geste d’où furent tirés ces éléments de la biographie de Guillaume Longue-Épée fut écrite avant 963, date de la mort du comte de Poitiers. On notera non sans intérêt que ce terminus ante quem correspond approximativement à la date à laquelle Dudon cesse de nous fournir des informations originales sur Richard Ier (v. ci-dessus).

À ce jour, nous n’avons encore identifié aucun texte susceptible de correspondre à la transcription littérale d’un fragment de la Geste. La richesse narrative de l’œuvre se laisse néanmoins aisément deviner au travers des réécritures. Remarquablement vivants, les récits issus de l’hypotexte se distinguent par leur caractère très descriptif, par l’abondance des anecdotes, des portraits de personnages et des scènes intimistes, ce qui rapprocherait cette œuvre des grandes narrations de la fin de l’époque carolingienne telles que les Gesta Karoli de Notker le Bègue (880-912) ou la Vie de Géraud d’Aurillac d’Odon de Cluny (925-931) [81]. À travers le personnage de la compagne de Guillaume Longue-Épée, épouse aimante et attentionnée, mais aussi modèle parfait de la femme d’action, intelligente et pleine d’initiative, ces récits nous livrent une image de la Femme qui est également très proche de celle que nous renvoient les textes de l’époque carolingienne finissante.

On comprend ainsi les réactions de rejet et les actes de censure que l’ouvrage a pu susciter dans les milieux monastiques du XIe siècle, mais également, en sens contraire, sa bonne réception au sein de la culture laïque et le grand attrait qu’il semble avoir exercé sur les premiers romanciers en langue française, comme Chrétien de Troyes. À l’instar de nombre de ses contemporains, ce dernier se réfère souvent, dans ses récits, à une mystérieuse Histoire. On peut maintenant se demander s’il s’agit bien, comme on le pense généralement, d’une source totalement imaginaire. Lorsque, dans sa réécriture de l’épisode de la traversée de la Seine pour le Perceval, Chrétien évoque un fleuve infranchissable sur une distance de vingt lieues et nous met en présence de son étrange personnage de « roi pêcheur », tout se passe comme s’il avait le texte original sous les yeux et comme s’il y puisait des idées au fil de sa lecture. Le recours direct au modèle fourni par la Geste apparaît plus clairement encore dans un autre épisode non moins célèbre du Perceval, celui du Château des deux reines. Au terme d’une chevauchée dans la campagne, on y voit Gauvain arriver en vue d’une forteresse bâtie sur un rocher. Dans son enceinte s’élève un vaste palais richement décoré. Gauvain y est reçu par la maîtresse des lieux, qui a le titre de reine, et il apprend qu’une autre reine plus âgée vit également dans le château où elle s’est installée à la mort de son mari, en y apportant tout son trésor. Il remarque avec étonnement que plusieurs centaines de dames et de demoiselles vivent ensemble dans une aile du palais ; on lui explique qu’il s’agit de veuves et d’orphelines et on l’avertit qu’il ne pourra pas les voir ni leur parler. Le lendemain, Gauvain se fait conduire jusqu’au sommet d’une tour pour y admirer le paysage. Constatant qu’il y a une grande étendue de forêts aux alentours, il y voit la promesse de belles parties de chasse, mais son enthousiasme retombe très vite lorsque l’homme qui lui sert de guide lui annonce qu’il doit désormais se considérer comme prisonnier à vie ; il ne pourra plus jamais quitter ce château. Un peu plus tard, la reine finit quand même par lui accorder l’autorisation de sortir, mais il a dû lui promettre qu’il serait de retour le soir même [82].

Ce récit de Chrétien est à mettre en relation avec un passage du livre IV de Dudon évoquant la séquestration du jeune Richard Ier au château royal de Laon. L’épisode se situe en 943. Le roi Louis IV d’Outremer a conduit Richard à Laon où, a-t-il dit aux chefs normands, il souhaite parfaire son éducation. Tout se passe apparemment sans problème, jusqu’au jour où, en l’absence de Louis, le précepteur normand de Richard, Osmond, décide d’emmener le petit prince à la chasse pour lui apprendre l’art de la fauconnerie. De retour à Laon trois jours plus tard, le roi entre dans une colère terrible lorsque la reine Gerberge l’informe de cette escapade de Richard et de son précepteur ; il prévient Osmond qu’il n’hésitera pas à lui crever les yeux et à brûler les jambes de l’enfant s’ils s’avisent de recommencer ; c’est seulement à cet instant, semble-t-il, qu’Osmond réalise que Richard est bel et bien prisonnier [83]. Comme d’habitude, Dudon ne décrit pas les lieux, mais un retour au texte de Chrétien permet de constater que le château du roman correspond trait pour trait à la forteresse de Laon. Place-forte de première importance au haut Moyen Âge, ce castrum est perché sur un grand promontoire rocheux appelé « la montagne ». Au Xe siècle, il abrite un palais qui est à partir de 937 le séjour favori du roi Louis IV d’Outremer ; ce dernier y fait construire une grande tour, située près de la porte sud de la ville [84]. Autre détail passé sous silence par Dudon, mais qui s’avère ici déterminant, la résidence royale de Laon présente la particularité d’être installée à l’intérieur d’un monastère de femmes, l’abbaye Notre-Dame-Saint-Jean, fondée au VIIe siècle ; d’où toutes ces dames et ces jeunes filles que Gauvain aperçoit aux fenêtres, comme cloîtrées dans une aile du palais [85]. Enfin, on sait qu’en l’an 943 deux reines résident effectivement en ces lieux, à savoir Gerberge, épouse de Louis IV, et la reine-mère Ogive, veuve de Charles le Simple. Cette dernière s’est installée à Laon six ans auparavant, à son retour d’Angleterre, et elle a le titre d’abbesse du monastère Notre-Dame, qu’elle possède en douaire [86].

Un tel faisceau de concordances ne peut en aucun cas être le fait du hasard. À partir de 951, il ne serait plus possible de parler du « château des deux reines », car la reine-mère quitte alors Laon pour aller se remarier avec Herbert de Vermandois ; seule reste Gerberge, à qui Louis remet l’abbaye [87]. Quant à la scène de la colère du roi, Chrétien ne l’a certes pas utilisée dans ce passage du Perceval, mais on en retrouve la trace dans le Chevalier de la Charrette du même auteur, lorsque Lancelot supplie la femme de son geôlier de le laisser sortir pour participer à un tournoi ; la dame finit par céder, mais elle lui demande de lui faire le serment d’être de retour dès que ce tournoi sera fini, car la colère de son seigneur Méléagant serait terrible s’il apprenait que l’on a désobéi à ses ordres ; il n’hésiterait pas à tuer son mari [88]. Notons encore que Chrétien de Troyes n’est pas le premier auteur en langue française à s’inspirer de ce passage de la Geste. Dans Yonec, un lai de Marie de France (avant 1170), il est question d’un seigneur jaloux qui tient sa femme séquestrée dans une tour ; elle y vit à longueur de journée dans une grande chambre dallée, sous la surveillance de sa belle-sœur, une veuve âgée ; une autre partie du château est occupée par des femmes, dont tout ce que nous savons est qu’elles sont sous les ordres de « la vieille » ; l’épouse séquestrée a interdiction de leur parler sans son autorisation [89].

Le commanditaire

Face au silence de l’historien Dudon de Saint-Quentin sur les trente dernières années du principat de Richard Ier, on peut avoir quelques doutes sur la sincérité des propos de cet auteur dans son prologue. Selon ses dires, c’est Richard Ier en personne qui, peu de temps avant sa mort, lui aurait commandé un ouvrage retraçant l’histoire de la Normandie et l’œuvre fondatrice de Rollon, son grand-père. À la mort de Richard (21 novembre 996), l’ouvrage aurait été à peine commencé. Dudon aurait été à ce point anéanti par cette disparition que, sans l’amicale insistance de Richard II, fils du duc défunt, et du comte Raoul d’Ivry, son demi-frère, jamais il n’aurait trouvé la force de se remettre au travail [90]. Sachant que l’ouvrage fut terminé vers 1015-1020, sa rédaction se serait donc étendue sur une vingtaine d’années au minimum. Dans ces conditions, on peut se demander pourquoi Dudon n’a pas mis à profit toutes ces années pour écrire une histoire complète du principat de Richard Ier, ce qui eut été la meilleure façon de rendre hommage à ce premier commanditaire tellement admiré. Ce silence est d’autant plus surprenant que Dudon disposait pour cette période d’un informateur de premier ordre en la personne du demi-frère de Richard, Raoul d’Ivry, présenté par l’auteur lui-même comme le relator hujus operis [91]. On s’étonne également que Richard Ier ait pu faire appel à un clerc de la maison de Vermandois pour écrire une histoire de la Normandie. Autant qu’on sache, Dudon de Saint-Quentin n’avait encore à cette époque aucune fonction officielle à la cour de Rouen et, de surcroît, il ne faisait pas non plus partie du cercle permanent des proches du duc ; c’est ce qu’il nous révèle ingénument lorsqu’il dit avoir été souvent chez Richard Ier au cours des deux dernières années de sa vie (more frequentativo fui apud eximium ducem Ricardum). Enfin, on voit mal pourquoi la commande de Richard Ier aurait porté uniquement sur les Gesta de son grand-père Rollon et non également sur ceux de son père très regretté, Guillaume Longue-Épée, mort en martyr de la paix. Cette omission de Dudon dans son avant-propos est d’autant plus incompréhensible qu’il consacre un livre entier aux acta de Guillaume.

Toutes ces difficultés sont levées si l’on admet que Dudon, non content de réemployer les récits de la Geste dans le corps de son ouvrage, a recyclé certains éléments du prologue de cette Geste dans sa propre épître dédicatoire. Dès lors, en effet, rien ne s’oppose à ce que Dudon ait substitué Richard Ier à Guillaume Longue-Épée dans le rôle du commanditaire de l’œuvre : dans cette hypothèse, la Geste aurait été écrite à la demande de Guillaume, deuxième duc de Normandie, pour faire connaître à la postérité l’œuvre de son père Rollon, fondateur du duché. Le passage décrivant le traumatisme vécu par l’auteur à la mort du duc va pleinement dans le sens d’une telle interprétation. Les mots paraissent excessifs sous la plume de Dudon, car, quoi qu’il en dise, on a peine à croire qu’il ait été aussi intimement lié à Richard Ier. En revanche, l’analyse des réécritures permet de penser que l’auteur de la Geste a employé des expressions très semblables pour décrire les réactions des proches de Guillaume Longue-Épée lorsque, au mois de décembre 942, tomba la nouvelle de son assassinat sur les bords de la Somme (v. ci-dessus). Une autre phrase du prologue de Dudon est également révélatrice. Lorsque l’auteur remercie le fils et le demi-frère du duc défunt pour leur soutien et leurs encouragements, il désigne le premier comme « le duc Richard, encore en vie » (patricium Ricardum adhuc superstitem). Cette expression, qui est une autre manière de dire « l’actuel duc Richard », appelle un rapprochement avec la strophe n° XV (éd. Lauer) du Planctus de morte Willelmi. Dans cette complainte du Xe siècle, une des plus anciennes œuvres dérivées de la Geste (v. ci-dessus), les fidèles sont invités à prier pour les deux comtes homonymes, Guillaume Longue-Épée, décédé, et Guillaume, comte de Poitiers, ce dernier étant seul encore en vie (alter quoque athuc fulget pictavensis) [92]. Manifestement, le Planctus reprend là un passage de l’hypotexte, le même qui a dû inspirer à Dudon l’idée de cette transposition au cas des deux ducs Richard, père et fils. Il s’en suit que le comte de Poitiers Guillaume Tête d’Étoupe († 963), beau-frère de Guillaume Longue-Épée et oncle de Richard Ier, était très probablement cité dans le prologue de la Geste, parmi ceux que l’auteur souhaitait remercier pour leur aide.

Sachant que la Geste a donc été rédigée à la cour de Normandie, à une date comprise entre 942 (mort de Guillaume Longue-Épée) et 963 (mort de Guillaume Tête-d’Étoupe), le destinataire principal ne peut être que Richard Ier lui-même. Si nous nous reportons une nouvelle fois au Planctus de Guillaume, nous constatons que la dernière strophe se présente sous la forme d’un « salut à Richard, comte de Rouen », suivi d’un vœu de longue vie à ce nouveau prince. Or, ce salut au successeur du défunt est sans autre exemple dans les complaintes funèbres du Xe siècle. Ces mots s’expliquent aisément, en revanche, si l’on considère qu’il s’agit d’une reprise du salut de l’auteur à Richard Ier dans la lettre de dédicace de la Geste : la formulation s’apparente ici en tous points à celle du salut épistolaire [93]. La réécriture est également perceptible à maintes reprises dans le discours de louange que, selon l’usage, Dudon adresse au dédicataire de son ouvrage, l’évêque de Laon Adalbéron († 1030). Le passage qui nous paraît le plus significatif se développe autour de deux thèmes, la valeur symbolique du chiffre douze et la notion de parité. Pour Dudon, l’un des grands titres de gloire d’Adalbéron est d’appartenir au cercle des principaux évêques du royaume, évêques qui sont au nombre de douze, chiffre apostolique. Or, il s’agit là d’un chiffre pair ; et de même que les mathématiciens parlent tantôt de chiffre pairs, tantôt de chiffres impairs, il y a dans le mot « pair » une notion d’égalité et dans le mot « impair » une notion d’inégalité. Adalbéron est donc en quelque sorte le « pair » des Douze en ce sens qu’il se situe au même degré qu’eux sur l’échelle des honneurs, mais on peut également dire qu’il leur est inégal dans la mesure où il leur est supérieur au regard du mérite et de la sainteté [94]. La dialectique est fort subtile. Toutefois, on ne voit pas très bien à quoi peut correspondre ce corps d’élite des douze évêques dont parle Dudon. Ce dernier a-t-il voulu faire allusion à l’histoire légendaire des douze premiers évêques de la Gaule, missionnaires du pape Clément Ier ? Dans cette hypothèse, la référence eut probablement été plus explicite ; le siège épiscopal de Laon ne figure pas, du reste, parmi ceux dont la fondation est traditionnellement attribuée à ces douze « apôtres » des premiers temps chrétiens. Tout devient clair en revanche si l’on considère que, dans le texte ayant servi de modèle à Dudon, les « pairs » en question ne sont pas des évêques, mais les grands du royaume, cette élite des princes territoriaux auquel appartient Richard Ier depuis qu’il est en âge de gouverner le duché de Normandie. Une des premières occurrences du mot pares sous cette acception se trouve dans les Annales de l’abbaye de Sainte-Colombe de Sens, à propos d’événements qui se situent sous le règne de Louis IV d’Outremer [95]. Les « douze pairs » de la Chanson de Roland ne sont donc pas une invention du poète. On comprend mieux également pourquoi, en dépit d’une évidente impossibilité chronologique, l’auteur de la Chanson n’hésite pas à compter Richard Ier de Normandie au nombre des « XII pers » de Charlemagne : ce n’est qu’une reprise textuelle de la Geste, comme c’est probablement aussi le cas des deux passages de Dudon de Saint-Quentin relatifs aux duodecim comites qui auraient formé la garde rapprochée de Rollon et celle de Guillaume Longue-Épée [96].

L’auteur

À ce stade de nos investigations, tout semble indiquer que l’auteur de la Geste était un proche du duc Guillaume Longue-Épée. L’historique de son ouvrage pourrait être reconstitué de la manière suivante. Peu de temps avant sa mort, Guillaume convoque notre homme et il lui demande de réaliser un ouvrage historique retraçant les origines de la Normandie et l’œuvre politique de son père Rollon. Lorsque, le 17 décembre 942, Guillaume est tué dans le guet-apens du comte de Flandre, l’ouvrage est à peine commencé. Anéanti par cette brutale disparition, l’auteur est à deux doigts de tout abandonner ; le comte de Poitiers Guillaume Tête-d’Étoupe, beau-frère du duc assassiné et oncle du petit Richard, est sans doute un de ceux qui l’encouragent à se remettre au travail et à ajouter au texte prévu une biographie de Guillaume Longue-Épée. Une fois terminé, l’ouvrage est offert au duc Richard Ier ; né vers 936, ce dernier a atteint l’âge de la majorité et il exerce alors les pleins pouvoirs à Rouen.

Au sujet de l’identité de l’auteur, un précieux indice nous est livré par un récit latin du dernier quart du XIIe siècle, racontant l’histoire de la relique du Précieux Sang de Fécamp. Dans le texte introductif, il est précisé que Guillaume Longue-Épée était déjà décédé depuis un certain temps lorsque son fils Richard Ier se rendit à Fécamp afin de faire le point sur la situation des biens de l’église fondée en ce lieu par son père. Après avoir convoqué son chapelain personnel Hargger, il lui donna l’ordre suivant : « Je veux que tu dises à maître Robert, qui a été le chapelain de mon père dans cette église, et au trésorier Achard, son confrère, qu’ils me remettent immédiatement tous les actes de donation de mon père Guillaume et de ses barons ainsi que l’inventaire de toutes les reliques de l’église ». C’est parmi ces documents qu’aurait été retrouvé un rouleau de parchemin (rotulus) contenant toute l’histoire des origines du Précieux-Sang [97]. À notre connaissance, ce texte fécampois du XIIe siècle est la seule source qui mentionne le nom d’un chapelain de Guillaume Longue-Épée. En dépit de son caractère tardif, il n’y a cependant aucun motif pour mettre en doute la véracité de cette information. Nous savons qu’à l’époque de Richard Ier (942-996), le castrum de Fécamp renfermait deux églises. L’une, dédiée à Notre Dame, s’élevait à l’emplacement de l’ancienne abbatiale du monastère de femmes détruit par les Normands au IXe siècle ; c’était une restauration de Guillaume Longue-Épée, probablement réalisée en commun avec sa concubine Sprota, qui résidait au palais de Fécamp. Construite à faible distance au sud, la seconde église était le siège de la collégiale de la Sainte-Trinité, fondée postérieurement à Notre-Dame. Sachant que le chef d’un collège de chanoines portait fréquemment au Xe siècle le titre de « trésorier », le personnage désigné sous le nom d’Achardus thesaurarius était donc très probablement le clerc en charge de l’église de la Sainte-Trinité, tandis que « maître Robert », ex-chapelain de Guillaume Longue-Épée, assurait la desserte de l’église Notre-Dame.

Dans un recueil de miracles fécampois du XIe siècle, on découvre une série de miracula qui procède visiblement de différentes réécritures d’un seul et même récit-source, rapportant une vision de la Sainte Trinité. Le synopsis original peut être ainsi reconstitué : alors qu’il fait sa sieste dans une chambre aux environs de midi, un chapelain est soudain réveillé par un chant mélodieux. Comme transporté en esprit, il se lève, il entre dans l’église Notre-Dame et voit trois anges en habits de lumière, portant chacun un flambeau. Ils sortent de Notre-Dame et se dirigent en procession vers l’église de la Sainte-Trinité. Le clerc les suit de loin. Parvenu devant la porte de l’église, il voit que celle-ci est fermée mais il n’ose entrer. Pendant un long moment, il continue à entendre des chants célestes qui semblent provenir du chœur. Puis le silence se fait ; le clerc pousse la porte, il entre dans l’église et constate que celle-ci est vide ; seule flotte encore une odeur d’encens autour du maître autel [98]. On reconnaît sans peine dans ce récit les deux églises du château ducal de Fécamp, et il ne fait également guère de doute que le clerc témoin de l’apparition est le chapelain de Notre-Dame. Il doit s’agir plus précisément du personnage désigné dans le texte précédent sous le nom de « maître Robert ». En effet, les faits se situent très probablement au début du principat de Richard Ier, un dimanche de la Sainte-Trinité, alors que les membres de l’entourage du duc sont à la recherche d’un vocable pour l’église nouvellement construite à proximité de Notre-Dame : Dieu leur envoie là un double signe [99].

Comme beaucoup d’autres récits présumés provenir de la Geste perdue, l’histoire du chapelain de Fécamp a également été exploitée dans les romans en langue française. Nous nous arrêterons à un seul exemple, dont l’intérêt tout particulier réside dans le fait que le témoin de l’apparition de la Sainte Trinité est également présenté comme l’auteur d’un livre consacré à l’histoire d’une dynastie. Dans le prologue de Joseph d’Arimathie, œuvre déjà citée du XIIIe siècle, le narrateur se fait passer pour un modeste chapelain qui, à la suite d’une série de visions et de révélations, a été amené à entreprendre la rédaction d’un grand ouvrage historique. Un jour, après avoir célébré un office, il lui prend une envie de dormir. Un mystérieux personnage appelé le Haut-Maître lui apparaît alors, qui lui annonce qu’il va le faire accéder au mystère de la Sainte-Trinité. Soudain, il est frappé par un éclair qui le laisse évanoui quelques instants. Les lieux sont plongés dans une profonde obscurité. La nuée s’étant dissipée aussi vite qu’elle était venue, le chapelain entend un chant d’une douceur ineffable, comme des voix d’anges ; au bout d’un assez long moment, ce concert céleste s’arrête tout-à-coup, comme si les anges s’étaient envolés à tire d’aile ; la seule trace de leur passage est une odeur suave, très persistante. Le narrateur se voit alors transporté en esprit dans les airs. L’ange qui l’a soulevé de terre le conduit d’abord dans une sorte d’Éden, puis dans une autre demeure céleste encore plus merveilleuse où il découvre enfin la Sainte Trinité : « Je distinguai très bien le Père, le Fils et le Saint-Esprit, non sans voir comment ces trois personnes revenaient à une divinité et une puissance uniques ». Désormais initié à ce saint mystère – sans compter d’autres révélations qu’il serait trop long de raconter ici –, le narrateur va être en mesure de réaliser ce que lui demande le Haut-Maître, à savoir la rédaction du présent ouvrage. Il lui suffira de suivre ce qui est écrit dans le petit livre que le Haut-Maître lui a remis en mains propres lors de sa première apparition ; le narrateur l’a déjà parcouru avec avidité, ce qui lui a fait découvrir quantité d’informations inédites sur les origines de son propre lignage ainsi que les hauts faits accomplis par ses ancêtres pour la gloire de Dieu [100].

Dans ce prologue du Joseph se laissent identifier plusieurs séquences narratives en relation avec l’histoire du chapelain de Fécamp. Outre la vision de la Très Sainte Trinité, on reconnaît quelques emprunts à la scène de la tempête mystérieuse qui, alors que le chapelain de Guillaume Longue-Épée est en train de célébrer un office, lui révèle à l’instant même le décès de son maître à la conférence de Picquigny (v. ci-dessus). L’auteur du Joseph a certainement eu accès à la version originelle de cette histoire. Dans un autre épisode du roman, on découvre une reprise légèrement différente de la même scène, avec cette fois-ci un emprunt à l’image de la main de Dieu qui descend vers la terre et l’arrivée d’un nouveau personnage : la reine, qui n’est pas encore au courant de la disparition de son époux et à qui il va falloir annoncer la terrible nouvelle [101]. Cette reine qui, dans la scène en question, revient du chantier de construction d’une église, joue très probablement en l’occurrence le rôle de Sprota, la compagne de Guillaume Longue-Épée ; nous savons que cette dernière résidait au palais de Fécamp et tout porte à croire qu’elle avait été associée par Guillaume à la fondation de l’église qui allait recevoir le vocable de la Sainte-Trinité, à quelques pas au sud de Notre-Dame. Quant au rôle du chapelain, il est tenu par un certain Nascien, lequel ne présente pas ici pour nous un intérêt particulier, à ceci près qu’il porte le même nom qu’un personnage mentionné dans un autre roman du cycle du Graal, Les premiers Faits du roi Arthur, comme étant le prêtre à qui apparut la Sainte Trinité et à qui fut confiée la rédaction de l’histoire : « Ce fut lui que le Saint-Esprit ravit un jour, et emporta au troisième ciel où il vit clairement le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ce fut à lui encore que la sainte histoire fut confiée ; il l’écrivit de sa propre main sur le commandement du Très Saint-Maître [102]… » Lorsque le narrateur du Joseph nous dit que le Haut Maître a commencé par lui remettre un livre écrit de ses propres mains, livre contenant toute l’histoire du commencement de son lignage et les vies exemplaires de ses ancêtres, on peut donc se demander s’il ne reprend pas tout simplement à son compte les mots de l’auteur de la Geste, maître Robert, lorsque, dans son épître dédicatoire, il déclarait remettre son ouvrage au duc Richard Ier.

L’hypothèse qui ferait ainsi de maître Robert de Fécamp l’archétype d’un personnage d’auteur dans la littérature narrative des XIIe et XIIIe siècles semble confirmée par certains passages concernant le personnage de Blaise dans Merlin, roman historique qui se place dans le cycle du Graal entre Joseph d’Arimathie et Les premiers Faits du roi Arthur (vers 1220) [103]. Blaise, à qui tous ses proches donnent le titre de « maître », est ce « très bon clerc, subtil et instruit » qui a été le confesseur de la mère de Merlin et à qui ce dernier, encore enfant, confie le soin d’écrire l’histoire de Joseph et de son lignage. Après les quelques hésitations d’usage, Blaise accepte, mais Merlin le prévient que ce livre ne se fera pas sans mal. Peu de temps après, des messagers viennent chercher Merlin pour l’emmener chez le roi Vertigier. Bien que Merlin sache pertinemment que le roi a lancé contre lui un arrêt de mort, il se dit prêt à les suivre. Lorsque Blaise lui demande ce qu’il doit faire au sujet du livre que Merlin lui a fait commencer, ce dernier lui répond qu’il doit poursuivre ce travail, mais qu’il lui faudra pour cela partir dans le Northumberland, cette terre sauvage et pleine de grandes forêts où habitent les gens qui ont avec eux le « Vase sacré du saint Graal ». Là bas, il lui promet de lui rendre souvent visite pour l’aider à terminer son ouvrage. C’est maintenant le moment du départ. Merlin insiste pour que les messagers soient là lorsqu’il dit au revoir sa mère : « Chère mère, on est venu me chercher de l’étranger, de bien loin. Je veux donc m’en aller avec votre congé ; car il convient que je serve Jésus-Christ avec le pouvoir qu’il m’a donné ; et je ne peux le faire si je ne vais en cette terre où les hommes que voici veulent m’emmener. Et Blaise votre maître s’en ira aussi, si bien qu’il vous faut désormais vous passer de nous deux. » Et sa mère de dire : « Cher fils, je vous recommande à Dieu, car je ne suis pas si sage que j’ose vous retenir. Mais, s’il vous plaisait, j’aimerais bien que Blaise reste. » Mais Merlin répond qu’il ne peut en être ainsi, et les deux hommes s’en vont [104]. Quand, au terme d’un long voyage, Merlin arrive chez le roi Vertigier, il sait d’avance qu’il sauvera sa tête en l’aidant à construire une grande tour.

Sur de nombreux points, cette histoire rappelle un épisode de l’enfance de Richard Ier, lorsque celui-ci est emmené au château de Laon sur l’ordre du roi Louis IV d’Outremer (v. ci-dessus). Maître Robert de Fécamp, dont tout laisse supposer qu’il était un proche de Sprota, mère de Richard Ier, aurait inspiré ici le personnage de maître Blaise, confesseur de la mère de Merlin. Tout comme Richard, Merlin n’est encore qu’un enfant lorsque les émissaires royaux viennent le chercher, et il court lui aussi un grand danger en acceptant de se laisser ainsi emmener chez le roi. Sachant que le texte-source devait faire mention de la grande tour construite par le roi Louis à l’entrée du palais de Laon, c’est peut-être ce détail qui a donné à l’auteur du Merlin l’idée de réutiliser la scène du départ de Richard Ier pour introduire l’épisode du séjour chez le roi Vertigier et amener ainsi l’histoire de la tour, une reprise de l’Historia de Geoffroy de Monmouth. Quoi qu’il en soit, la réécriture est assez évidente dans la scène des adieux de Merlin à sa mère. Toute de simplicité et de naturel, cette scène ne ressemble à aucune autre dans le Merlin, mais elle correspond bien au style direct et familier qui devait être celui de Robert de Fécamp ainsi qu’à son intérêt, visible dans toutes les réécritures, pour les personnages féminins. Lorsque la mère de Merlin se désole de voir Blaise s’en aller lui aussi, cela s’accorde avec l’idée que l’on peut se faire de l’importance du rôle du chapelain de Fécamp auprès de Sprota, comme confident et maître spirituel. De même que Blaise nous est présenté comme le « maître » de la mère de Merlin, la reine du Joseph d’Arimathie donne du « mon cher maître » à Nascien, cet autre double de Robert. Au sujet du livre que Blaise va devoir écrire, remarquons enfin que, comme celui de Robert de Fécamp, il est destiné à retracer l’histoire d’un lignage et que son commanditaire n’est encore qu’un enfant. Ce dernier motif est assez original mais il reste à un niveau relativement anecdotique dans cet épisode du Merlin, où il aurait pu être exploité de manière beaucoup plus intéressante, ce qui tendrait à prouver qu’il n’est pas sorti de l’imagination personnelle du narrateur. C’est une raison de plus pour penser que le livre dont Robert reprit la rédaction après la mort de Guillaume Longue-Épée était destiné à être offert au jeune fils du duc, le futur Richard Ier.

Le lieu de rédaction

Reste une question d’une importance non négligeable, le lieu de rédaction. Si l’on considère que le synopsis du Merlin suit jusqu’au bout celui de la Geste de Robert, il faut admettre que les chemins de Richard et de Robert se séparent à partir du moment où le petit prince est emmené à Laon, puisque Blaise est prié par Merlin de se rendre seul dans le Northumberland pour y poursuivre son travail. À y regarder de près, cependant, cette interprétation n’est guère satisfaisante.

Dans la description qui nous est faite du Northumberland, cette région pleine de vastes forêts et dont les habitants possèdent le vase sacré du Graal, la connaissance que nous avons à présent des sources de cet épisode du Merlin invite à voir une allusion à la Normandie et plus particulièrement à la région de Fécamp. Domaine de chasse des comtes francs du haut Moyen Âge, puis du duc Guillaume Longue-Épée, la forêt de Fécamp joue un rôle essentiel dans l’histoire légendaire de la fondation du monastère de Fiscannum et de sa restauration après les invasions normandes [105]. À la renaissance du sanctuaire de Fécamp est également associée la célèbre légende dite du Précieux-Sang, dont la version la plus ancienne (Xe-XIe s.) se rapporte à un miracle survenu alors que la nouvelle église de la Sainte-Trinité vient tout juste d’être achevée et qu’il ne reste plus qu’à trouver des reliques pour les placer dans le maître autel : au cours de la célébration de la messe dominicale, un prêtre de la région de Fécamp procède à l’élévation de l’eucharistie et constate alors que le vin s’est changé en sang dans le calice. Les dignitaires ecclésiastiques présents à Fécamp s’étant rendus sur les lieux du miracle, ils reconnaissent la présence du Sang du Christ et décident de transférer sur le champ le précieux calice, recouvert de sa patène, en l’église de la Sainte-Trinité [106]. Ce récit de miracle et les développements légendaires auxquels il a donné lieu dès la fin du XIe siècle comptent parmi les multiples sources qui ont dû entrer en jeu dans la formation du cycle littéraire du Graal. En témoigne notamment l’abondante production pseudo-historique des XIIe et XIIIe siècles sur Joseph d’Arimathie, qui présente des affinités depuis longtemps reconnues avec la tradition fécampoise.

On ne saurait donc s’étonner de voir le calice miraculeux assimilé ici au vase du saint Graal. Le lien entre ce célèbre motif littéraire et le miraculum de Fécamp se retrouve dans deux récits du début du XIIIe siècle. Le premier est un épisode de la Quête du Saint Graal (XIIIe siècle), où sont combinées les scènes de l’élévation de l’eucharistie et de la vision de la Sainte Trinité, sous l’apparence de trois mystérieux personnages [107]. La réunion de prime abord assez gratuite de ces deux scènes est aisément explicable si l’on considère qu’elles sont en fait inspirées par un seul et même passage de la Geste, évoquant les événements miraculeux ayant précédé la dédicace de la nouvelle église de Fécamp. Le second récit se trouve dans le Joseph, où nous voyons Nascien soulever la patène qui recouvre le saint Vase et contempler de ses propres yeux les merveilles du Graal [108]. Comme dans la scène de la disparition du roi, scène procédant du récit de la mort de Guillaume Longue-Épée (v. ci-dessus), Nascien ne fait probablement, en l’occurrence, qu’endosser le costume de maître Robert, principal témoin de ces événements de Fécamp. Lorsque l’auteur du Merlin nous dit que Blaise va poursuivre ses travaux de rédaction dans la région où l’on conserve le saint Vase, il faut donc comprendre qu’une grande partie du livre de Robert a été écrite à Fécamp ; et lorsqu’il ajoute que Merlin viendra souvent lui rendre visite, cela veut probablement dire que le jeune Richard Ier est allé voir maître Robert à maintes reprises au cours de cette période, pour s’informer de l’état d’avancement du livre et évoquer avec l’auteur le souvenir de son père Guillaume. Par un détour inattendu, nous rejoignons ainsi les propos de Dudon de Saint-Quentin lorsque, retraçant l’historique de son propre ouvrage, il nous dit avoir eu de fréquentes entrevues avec le même Richard Ier [109].

Comme maître Robert ne peut pas à la fois avoir quitté Fécamp et être allé dans ce même lieu pour y terminer la rédaction de son livre, il faut donc nécessairement admettre que l’auteur du Merlin a sauté un épisode dans sa réécriture. Cette omission est certainement délibérée. En envoyant Blaise directement dans le Northumberland, le narrateur est provisoirement débarrassé de ce personnage, ce qui lui permet de poursuivre le récit des aventures de Merlin avec plusieurs épisodes déjà pratiquement tout écrits tels que celui de la Tour de Vertigier, où Blaise n’a aucun rôle à jouer ; de fait, ce n’est que beaucoup plus tard que nous allons retrouver Blaise dans sa retraite studieuse du Northumberland [110]. En ce qui concerne maître Robert, il ne reste par conséquent qu’une seule possibilité, qu’il ait accompagné le futur Richard Ier à Laon et qu’il ait rédigé la première partie de son ouvrage au cours de ce séjour chez le roi. Cela expliquerait pourquoi, dans la réécriture de la scène des adieux à la mère, Blaise part en même temps que Merlin, et cela nous donnerait également la clé d’un passage de la Chanson de Roland, cet énigmatique vers n° 2097 cité au début de la présente étude, où il est précisé que les Gesta relatant les exploits de Turpin sur le champ de bataille de Roncevaux furent rédigés au monastère de Laon (el muster de Loüm). En l’occurrence, il ne peut en effet s’agir que du monastère de Notre-Dame situé dans l’enceinte du palais royal, là même où Richard fut assigné à résidence sous la garde de la reine-mère Ogive, abbesse du monastère (v. ci-dessus).

En dernière analyse, nous en arrivons ainsi à l’hypothèse d’un ouvrage réalisé en trois étapes : une première ébauche à Fécamp avant 942, le début des travaux de rédaction à Notre-Dame de Laon en 943, puis, après le retour de Robert à Fécamp, leur poursuite jusqu’à l’achèvement de l’ouvrage avant 963. C’est au cours de cette dernière phase de la rédaction, sans doute la plus longue, que Richard Ier serait venu rendre de fréquentes visites à maître Robert.

Roncevaux et les Gesta Francorum

À l’emplacement de l’ancienne chapelle Notre-Dame de Fécamp, là même où avait vécu et officié maître Robert au Xe siècle, des travaux effectués dans une cour de l’abbaye ont fait découvrir en 1710 une sépulture d’enfant recouverte d’une dalle de marbre blanc [111]. Sur cette pierre tumulaire était gravée l’épitaphe d’un prince Robert, fils de Richard Ier, mort à Fécamp un Ier mars, dans la semaine qui suivit son baptême. On sait que Richard Ier eut trois fils du nom de Robert. Outre celui dont la tombe a été retrouvée à Fécamp et qui n’a laissé aucune trace dans l’historiographie, il y eut un certain Robert le Danois, qui assista dans les années 970-980 à une translation des reliques de saint Ouen à Rouen et fut inhumé à Saint-Père de Chartres [112]. Celui des trois qui nous est de loin le mieux connu est un fils issu de l’union de Richard avec Gonnor, qui devint archevêque de Rouen en 989 et vécut jusqu’en 1037. L’épitaphe de Fécamp ne contient aucune indication sur l’identité de la mère de l’enfant. Robert le Danois étant certainement né d’une concubine de souche scandinave, on peut néanmoins supposer que ce dernier fut ainsi surnommé pour le distinguer d’un autre Robert de mère française. Dans ces conditions, il y a de très bonnes chances pour que l’enfant enterré à Notre-Dame de Fécamp ait été un fils d’Emma, fille d’Hugues le Grand, qui fut mariée à Richard Ier vers 960 et mourut avant 966, sans laisser de descendance. Cette datation s’accorde avec les caractères paléographiques et linguistiques de l’épitaphe et elle fait de cette œuvre, comme l’abbé Cochet l’avait déjà fort justement remarqué au XIXe siècle, « le plus ancien monument chrétien » du duché de Normandie. L’ornementation de la dalle est également d’un très grand intérêt. Au centre, dans un médaillon circulaire, était gravé un lion marchant, symbole de la tribu de Judas, avec à l’entour un texte extrait de l’Apocalypse (V, 5), et ce médaillon était encadré par deux rosaces, chacune sous une croix. Sans équivalent connu dans le nord de la France, ce décor se rapproche singulièrement de certaines productions des ateliers pyrénéens de la province de Narbonne [113].

Une comparaison s’impose notamment avec l’ancienne table d’autel de l’abbatiale de Montolieu au diocèse de Carcassonne, connue par un dessin de Mabillon [114]. Cette dalle de marbre comportait une inscription évoquant la dédicace d’une nouvelle église par l’abbé Tresmirus ainsi que la mention d’un vicomte Amelius, connu comme bienfaiteur de l’abbaye, ce qui permet de situer sa réalisation entre les années 949 et 960. L’œuvre serait donc exactement contemporaine de la dalle tumulaire de Fécamp. Son décor était constitué d’un encadrement polylobé dans lequel s’inscrivaient quatre médaillons circulaires contenant la représentation des symboles des évangélistes, chaque médaillon étant entouré d’un texte inspiré, là aussi, de l’Apocalypse ; la présentation de ces textes était identique à celle du médaillon de Fécamp, avec une croix au début de chaque inscription, et l’on note également un traitement très comparable de la crinière du lion dans le symbole de Marc ; aux angles de la table, quatre rosaces. Ce décor et son accompagnement épigraphique très particulier étant sans autres exemples dans le corpus de la province de Narbonne, on peut logiquement en déduire que la dalle tumulaire de Fécamp provenait du même atelier. Reste à expliquer comment, vers 960, un objet fabriqué en Septimanie a pu se retrouver à Fécamp. Autant qu’on sache, il n’y avait pas de liens économiques particuliers entre cette région du Midi et le duché de Normandie ; les monnaies de Narbonne, de Toulouse et de Carcassonne sont totalement absentes du très important trésor de Fécamp, enfoui aux environs de 980-985 [115]. L’hypothèse d’une commande spéciale pour le duc Richard Ier paraît donc la plus vraisemblable.

Sachant que maître Robert était chapelain de Notre-Dame de Fécamp, qu’il était un proche de Richard Ier et qu’il fut peut-être même le parrain de ce petit prince Robert décédé au sortir des fonts baptismaux, tout semble le désigner en personne comme le commanditaire. Cela implique de sa part une bonne connaissance de la Septimanie ainsi qu’un solide réseau de relations personnelles dans cette région, d’où une question : n’était-ce pas là son pays d’origine ? L’hypothèse n’est nullement invraisemblable. Dans son épître dédicatoire, où abondent les emprunts à Robert de Fécamp (v. ci-dessus), Dudon de Saint-Quentin fait allusion à un ou plusieurs voyages personnels qui l’auraient amené à traverser toute la France [116]. Maître Robert n’aurait pas été le seul clerc méridional à rejoindre ainsi la Normandie. Nous savons que l’abbé Annon († 970), qui prit la succession de Martin à la tête de l’abbaye de Jumièges en 943, avait un frère nommé Aznar, ce qui suppose des attaches familiales en Gascogne [117]. Dans la Vie de saint Hugues, texte hagiographique que nous proposons d’attribuer au même Annon (v. ci-dessus), l’auteur nous révèle par un curieux lapsus que le sanctuaire de Saint-Jacques de Compostelle lui est particulièrement familier [118]. Quant à Roderic († 1000), l’un des successeurs d’Annon à Jumièges, son nom suggère une ascendance wisigothique [119]. À supposer que maître Robert ait été lui aussi originaire du sud-ouest de la France, ce qui ne s’accorde guère a priori avec son nom, il faudrait admettre qu’il avait changé d’identité à son arrivée à la cour de Normandie. Or, cette pratique du changement de nom était relativement courante dans les milieux monastiques de Gothie [120]. Le nom de Robert étant celui qu’avait porté Rollon après son baptême, le choix de notre homme pourrait dans ce cas avoir été une sorte d’hommage au fondateur de la dynastie ducale de Normandie. C’est précisément ce que suggère un passage des Premiers Faits du Roi Arthur où, à propos de Nascien, ce personnage de clerc écrivain vraisemblablement inspiré de Robert de Fécamp (v. ci-dessus), le narrateur nous informe qu’il « avait été appelé Nascien en l’honneur du duc Nascien qui avait été si valeureux [121]. »

Compte tenu des nombreux liens qui s’étaient établis entre la Septimanie et le Poitou après le rattachement de l’ancienne Gothie au royaume d’Aquitaine en 781, la présence de ce petit groupe de clercs méridionaux en Haute-Normandie est probablement à mettre en relation avec la venue à Jumièges de Martin, abbé de Saint-Cyprien de Poitiers. C’est à l’appel de Guillaume Longue-Épée (c. 932-942) que Martin vint relever cette abbaye avec douze moines. Vers 934, il avait été choisi par Turpion, évêque de Limoges (897-944), pour réformer le monastère de Saint-Augustin dans cette dernière ville [122]. Il se trouve que Turpion était avec son frère Aimon, abbé de Saint-Martin de Tulle, puis de Saint-Martial de Limoges, l’un des deux commanditaires de la Vie de Géraud d’Aurillac, écrite par Odon de Cluny [123]. C’est sans doute pourquoi, alors qu’elle ne semble avoir connu qu’une diffusion relativement limitée au Xe siècle, nous retrouvons plusieurs emprunts à cette œuvre dans la Geste de maître Robert, notamment à travers la réécriture de la biographie de Guillaume Longue-Épée par Dudon de Saint-Quentin [124]. Les liens de notre auteur avec les réseaux aquitains de l’abbé Martin et de Turpion de Limoges transparaissent également dans plusieurs passages de l’Historia de Richer, autre utilisateur de la Geste (v. ci-dessus). On y voit par exemple le chef normand Catillus, présenté comme le père de Rollon, recevoir le baptême à Saint-Martial de Limoges, et l’on y découvre le « prêtre et moine Martin » à ses débuts, alors qu’il vient d’être investi d’une mission d’évangélisation auprès des Normands battus en Aquitaine [125]. En marge de son récit de la bataille – probablement livrée en 930 à Estresse, au diocèse de Limoges –, Richer parle de la levée de « douze cohortes » par le roi Raoul, ce qui n’est pas sans rappeler les douze bataillons français de Roncevaux [126]. Autre information que Richer est seul à fournir, il est beaucoup question dans cet épisode d’un certain Dalmas et des exploits qu’il aurait accomplis en première ligne tout au long de la bataille, à la tête des troupes venues de l’ensemble de la province d’Aquitaine [127]. À l’instar de l’éditeur Robert Latouche, nombre d’historiens se demandent « où Richer a trouvé la mention de ce personnage [128] ». Sachant que le chanoine de Reims a largement utilisé la Geste en complément des écrits de Flodoard, la réponse se trouve probablement dans le fait que Dalmas était bien connu de maître Robert et que le récit de ses exploits figurait en bonne place dans son ouvrage. Même s’il ne s’agit peut-être que d’une simple coïncidence, il n’est pas sans intérêt, à cet égard, d’observer que le seul autre document où apparaît le nom de Dalmas, une charte du roi Raoul datée du 20 mai 931, était destiné à l’abbaye de Montolieu, cette même abbaye dont il a été précédemment question à propos de sa table d’autel et des origines de la dalle tumulaire de Fécamp ; dans ce diplôme, Dalmas est qualifié de « fidèle vassal » du roi [129]. La même analyse est applicable à un autre passage non moins énigmatique de l’Histoire de Richer où, à la veille de la bataille livrée soi-disant contre les Normands à Montpensier en Auvergne, nous voyons le roi Eudes (888-898) ordonner la levée de troupes à Arles et à Orange en Provence, à Toulouse et à Nîmes en Gothie : une telle information ne peut provenir que d’un auteur familier du Midi de la France.

Dans l’ouvrage de Robert de Fécamp n’auraient donc pas seulement été racontées les origines du duché de Normandie, mais aussi l’histoire des incursions normandes en Aquitaine et celle des grands lignages qui, depuis le début de l’époque carolingienne, étaient chargés de la défense de cette partie du royaume. Ainsi se trouverait pleinement justifiée l’appellation de Gesta Francorum par laquelle l’auteur du Roland d’Oxford désigne ce texte comme l’une de ses sources principales, notamment à propos des exploits de Turpin sur le champ de bataille de Roncevaux. Sachant que l’évêque de Limoges Turpion, proche de l’abbé Martin, est susceptible d’avoir joué un certain rôle dans la bataille d’Estresse en 930, ces conclusions apportent un crédit supplémentaire à la thèse des historiens qui voient en lui l’un des modèles de l’archevêque-guerrier du Roland. Elles invitent du même coup à un nouveau regard sur la célèbre Nota Emilianense, document hispanique légèrement antérieur au texte d’Oxford, où apparaissent déjà les personnages de Turpin et de Roland ainsi que la mention de la mort de ce dernier au cours d’un affrontement avec les Sarrasins au passage de Roncevaux [130]. Nous y retrouvons également un thème cher à Robert de Fécamp, celui des douze grands, fidèles au roi jusqu’à l’ultime sacrifice, et nous y découvrons pour la première fois le nom de Guillaume au-courb-nez, fondateur d’un illustre lignage de Septimanie. Sachant qu’une allusion très claire au personnage de Roland apparait dans les Gesta de Dudon de Saint-Quentin, antérieurs de plusieurs dizaines d’années à la Nota Emilianense (v. ci-dessus), il n’y a pas loin de là à penser qu’une grande partie de la matière narrative sur laquelle allait se fonder la légende épique était déjà présente dans les Gesta Francorum.

Notes

[1« En plusurs gestes de lui sunt granz honurs.  » (La Chanson de Roland, v. 3181, éd. Cesare Segre, Textes littéraires français, Droz, Genève, 2003, p. 252).

[2« Franceis i ferent de coer e de vigur ; / Paien sunt morz a millers e a fuls : / De cent millers n’en poënt guarir dous. / Dist l’archevesques : « Nostre hume sunt mult proz ; / Suz ciel n’ad rei plus en ai de meillors. / Il est escrit en la Geste Francor / Que bons vassals out nostre empereür.  » (v. 1438-1444, éd. Segre, p. 165).

[3«  Li arcevesque i fiert de sun espiet, / Cels qu’il unt mort, ben les poet hom preiser : / Il est escrit es cartres e es brefs ; / Ço dit la Geste : plus de .IIII. milliers.  » (v. 1682-1685, éd. Segre, p. 177).

[4« Ço dit la Geste e cil ki el camp fu ; / Li ber sainz Gilie, por qui Deus fait vertuz, / En fist la chartre el muster de Loüm. / Ki tant ne set ne l’ad prod entendut.  » (v. 2095-2098, éd. Segre, p. 197-198).

[5« Geste Francor .XXX. escheles i numbrent.  » (v. 3262, éd. Segre, p. 256).

[6« Il est escrit en l’ancïene geste / Que Carles mandet humes de plusurs teres. / Asemblez sunt ad Ais a la capele  » (v. 3742-3744, éd. Segre, p. 281).

[7Adam von Bremen, Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum, ed. B. Schmeidler, W. Trillmich, dans : Quellen des 9. Und 11. Jahrhunderts zur Geschichte der Hamburgischen Kirche und des reiches, Berlin 1961, p. 208 : Crudelissimus omnium fuit Inguar, filius Lodparchi, qui christianos ubique per supplicia necavit. Scriptum in Gestis Francorum. Ce Lodparchus doit être identifié à Ragnar Lothbroc (ou Lodbrock), connu par d’autres sources comme le père d’Ingvar (Élisabeth Van Houts, « Scandinavian influence in norman literature of the eleventh century « Anglo-Norman Studies VI, Proceedings of the battle Conference 1983, edited by R. Allen Brown, Boydell Press, p. 115).

[8La Chanson de Roland, v. 1897-1903 et 1910-1912 ; v. 1913, éd. Segre, p. 187-188).

[9Joan Newlon Radner (éd.), Fragmentary Annals of Ireland, Dublin, Dublin Institute for Advanced Studies, 1978, p. XXII et 118-121.

[10Eilhart d’Oberg, Tristant, traduction de René Pérennec dans Tristan et Yseut, Bibliothèque de La Pléiade, 1995, p. 275.

[11La Chanson de Roland, v. 1519-1525, éd. Segre, p. 169.

[12Dudon de Saint-Quentin, De moribus et actis primorum Normanniae ducum, I ; 5-7, éd. Jules Lair, Caen, Société des Antiquaires de Normandie, 1865, p. 132-135.

[13La Chanson de Roland, v. 10-46, éd. Segre, p. 93-95. La traduction du discours de Marsile est empruntée à Jean Dufournet, La Chanson de Roland, GF-Flammarion, Paris, 1993, p. 59.

[14 « O Seniores et Domini, imminentis querimoniae causa huc provocati, consilio vos rimando salutem quaeritate regni (…).Ut autem requiescat terra temporibus nostris, quaeratur pax diuturna ab impiis. » Hoc namque consilium, ab ore regis prolatum, omnibus est complacitum. Diriguntur legati ad atrocem Alstignum pacifici. Dehinc vectigali, pensorum tributorum summa mitigatus, et a Francigenis exacti muneris pondere sensim placatus, pacem quae postulabatur non abdicat diutius, verum dat ultroneus. » (Dudon de Saint-Quentin, op. cit., I, 8, éd. Lair, p. 136-137).

[15Monique Goullet, Écriture et réécriture hagiographiques. Essai sur les réécritures de Vies de saints dans l’Occident latin médiéval, Hagiologia, t. 4, Brepols, 2005, p. 174-183.

[16« Hingar et Huba simul Lobroci regia proles  », Le Dragon normand et autres poèmes d’Étienne de Rouen, Société de l’Histoire de Normandie, Henri Omont (éd.), Rouen, 1884, v. 595, p. 25.

[17« … quidam Ferracutus nomine de genere Goliath advenerat (…). Hic vero lanceam aut sagittam non timebat ; vim.xl. fortium hominum possidebat.  » (The Pseudo-Turpin, éd. H. M. Smyser, The Mediaeval Academy of America, Cambridge, Massachussets, 1937, XX, p. 75).

[18H. M. Smyser, The Pseudo-Turpin, p. 32, note 3.

[19« Qui ideo Costa Ferrea vocabatur, quia, nisi clipeus ei obiceretur, inermis in acie stans, armorum vim quamcumque sperneret illesus, vehementissimis matris eius veneficiis infectus… » (Gesta Normannorum Ducum, 4 (5), éd. Élisabeth Van Houts, t. 1, p. 16).

[20Élisabeth Van Houts, « Scandinavian influence… », p. 112-117.

[21Raoul Glaber, Histoires, traduites et présentées par Mathieu Arnoux, Brepols, 1996, p. 72 ; Guillaume de Jumièges, Gesta Normannorum Ducum, éd. Élisabeth Van Houts, t. 1, p. 27 et 54 ; Chronica de Gestis consulum andegavorum, dans Chroniques des comtes d’Anjou et des seigneurs d’Amboise, éd. Louis Halphen et René Poupardin, Paris, 1913, p. 38.

[22« Mandet sa gent de .XL. regnez, / Ses graz drodmunz en ad fait aprester, / Eschiez e barges e galïes e nefs. / Suz Alixandre ad un port juste mer : / Tut sun navilie i ad fait aprester. / Ço est en mai, al premer jur d’estéd : / Tutes ses oz ad empeintes en mer. / Granz sunt les oz de cele gent averse, / Siglent a fort e nagent e guvernent. / En sum ces maz e en cez haltes vernes / Asez i ad carbuncles e lanternes : / La sus amunt pargetent tel luiserne, / Par la noit la mer en est plus bele. / … / Gent paienor ne voelent cesser unkes, / Issent de mer, venent as ewes dulces, / Laisent Marbrise e si laisent Marbrose, / Par Sebre amunt tut lur naviries turnent. / Asez i ad lanternes e carbuncles : / Tute la noit mult grant clartét lur dunent. / A icel jur venent a Sarraguce.  » (La Chanson de Roland, v. 2623-2629, 2630-2635 et 2639-2645, éd. Segre, p. 224).

[23«  Ço est en mai, al premer jur d’estéd  » (Chanson de Roland, v. 2628) ; « Quum autem, primae aestatis tempore, rutilantium molliter florum arrideret copia, purpureisque blattis lactea et odorifera alberent lilia, memor semper visionis monentis ad Franciam proficisci, classibus velis datis, navem conscendit.  » (Dudon de Saint-Quentin, op. cit., II, 8, éd. Lair, p. 148).

[24« Mandez Carlun, a l’orguillus e fier, / Fedeilz servises e mult granz amistez. / Vos li durrez urs e leons e chens, / Set cenz camelz e mil hosturs müers, / D’or e d’argent .IIII.C. muls cargez, / Cinquante carre qu’en ferat carïer : / Ben en purrat lüer ses soldeiers. / En ceste tere ad asez osteiet : / En France, ad Ais, s’en deit ben repairer.  » (La Chanson de Roland, v. 28-34, éd. Segre, p. 94).

[25« Si vis christianus fieri, praesenti futuraque pace poteris frui ditissimusque hac terra morari. Karolus, rex patientissimus, consilio suorum ductus, hanc terram maritimam ab Halstigno et a te nimium devastatam vult tibi dare.  » (Dudon de Saint-Quentin, op. cit., II, 25, éd. Lair, p. 166). « Iço vus mandet Carlemagnes li ber, / Que recevez seinte Chrestientet ; / Demi Espaigne vos voelt en fiu duner. »  » (La Chanson de Roland, v. 430-432, éd. Segre, p. 34).

[26Ferdinand Lot, Études sur les légendes épiques françaises, rééd. Champion, Paris, 1970, p. 274-276.

[27Dudon de Saint-Quentin, op. cit., III, 41, éd. Lair, p. 185.

[28Dom Germain Morin, « Un calendrier Poitevin-Breton du Xe siècle », Jahrbuch Fur Liturgiewissenschaft, t. 11, 1933, p. 91. Selon l’auteur, la réalisation de ce calendrier serait de peu postérieure à Géraud d’Aurillac († 909), qui correspondrait à l’entrée la plus récente. Toutefois, nous avons relevé la mention, au 26 juillet, de saint Siméon le moine, mort en 1016.

[29La Chanson de Roland, v. 274-341, éd. Segre, p. 106-109.

[30Gesta Normannorum Ducum, 5 (11), éd. Élisabeth Van Houts, t. 1, p. 56.

[31Dudon de Saint-Quentin, op. cit., II, 13, éd. Lair, p. 154.

[32Dudon de Saint-Quentin, ibid.

[33Dudon de Saint-Quentin, op. cit., II, 14, éd. Lair, p. 156.

[34Dudon de Saint-Quentin, op. cit. II, 24, éd. Lair, p. 164.

[35La Chanson de Roland, v. 2208, éd. Segre, p. 203.

[36Elisabeth Van Houts, « Scandinavian Influence… », p. 116.

[37L. Duchesne, Fastes épiscopaux de l’ancienne Gaule, t. 2, Paris, 1910, p. 211 et 421.

[38Historia Karoli Magni et Rotholandi ou Chronique du Pseudo-Turpin, éd. C. Meredith-Jones, Paris, Droz, 1936, p. 135-139.

[39La Chanson de Roland, éd. Segre, p. 144 et 145.

[40Dudon de Saint-Quentin, op. cit., III, 45, éd. J. Lair, p. 189.

[41Joan Newlon Radner, op. cit., p. 132-133.

[42Vita s. Aichardi, Acta Sanctorum, Sept. V, p. 85-102.

[43Jacques Le Maho, « Autour de la renaissance monastique du Xe siècle en Normandie : les Vies des saints Aycadre et Hugues de Jumièges », dans : Livrets, collections et textes, études sur la tradition hagiographique latine, M. Heinzelmann (dir.), Beihefte der Francia, 63, p. 285-322.

[44Jacques Le Maho, ibid.

[45« Qua de re nunc confortare, Serve Dei, et præoccupa simul cum istis faciem Domini in confessione, ut instante agone certaminis, contra hostem mereamini victoriose palmam tripudii ferre in conspectu Domini.  » (Vita s. Aichardi, 58, p. 97).

[46Historia Karoli Magni et Rotholandi, op. cit., VIII, p. 111-112, X, p. 119 et XVI, p. 147.

[47Ibid., VII, p. 112 ; XVI, p. 147 ; XXIII, p. 195.

[48La Chanson de Roland, v. 1124-1137, éd. Segre, p. 150 ; v. 1471-1482, éd. Segre, p. 167.

[49« Franceis descendent, Carles l’ad comandét. / Tuz lur amis qu’il i unt morz truvét, / Ad un carner sempres les unt portét. /Asez i ad evesques e abez, / Munies, canonies, proveires coronez, / Si’s unt asols e seignez de part Deu. / Mirre et timoine i firent alumer, / Gaillardement tuz les unt encensez ; / A grant honor pois les unt enterrez, /… » (La Chanson de Roland, v. 2952-2960, éd. Segre, p. 241). « En blanc sarcou de marbre sunt enz mis.  » (ibid., v. 2966, p. 241).

[50« E l’arcevesque lur dist de sun semblant : / ‘Seignors barons, n’en alez mespensant ! / Pur deu vos pri que ne seiez fuiant, / Que nuls prozdom malvaisement n’en chant ; / Asez est mielz que moerjum cumbatant. / Pramis nus est : fin prendrum a itant, / Ultre cest jurn ne serum plus vivant ; / Mais d’une chose vos soi jo ben guarant : / Seint pareïs vos est abandunant ; / As Innocenz vos en serez seant’. / A icest mot si s’esbaldissent Franc, / Cel n’en i a ad Munjoie ne demant.  » (La Chanson de Roland, v. 1471-1482, éd. Segre, p. 167).

[51« …nullus parcens alteri, sed sicut senex ita et mediocris, et ut juvenis ita et puerulus. » (Vita s. Aichardi, 63).

[52Dudon de Saint-Quentin, op. cit., II, 14, éd. Lair, p. 155-157.

[53« Franci vero diluculo venerunt ad ecclesiam S. Germani, ibique missam audientes participantur corpore et sanguine Christi.  » (Dudon de Saint-Quentin, op. cit., II, 14, éd. Lair, p. 155-156).

[54Florence Carré et Frédérique Jimenez (dir.), Louviers (Eure) au Haut Moyen Âge. Découvertes anciennes et fouilles récentes du cimetière de la rue du Mûrier, t. XVIII des Mémoires publiées par l’Association française d’Archéologie mérovingienne, Saint-Germain-en-Laye, 2008 ; Marquis de Blosseville, Dictionnaire topographique du département de l’Eure, Paris, 1877, p. 137.

[55Vita s. Aichardi, op. cit., V, 48, p. 95.

[56Gesta Normannorum Ducum, iii. 7, éd. Élisabeth Van Houts, t. 1, p. 84-86.

[57« De l’Histoire au roman : les réécritures de l’épisode de la Chasse de Jumièges (Xe-XIIe siècle) », Actes du séminaire sur « L’emprunt », II, Université de Caen (à paraître).

[58Georges Pon et Yves Chauvin (éd.), La Fondation de l’abbaye de Maillezais. Récit du moine Pierre, La Roche-sur-Yon, 2001, p. 96-102.

[59Georges Pon et Yves Chauvin, op. cit., p. 199-206.

[60Dans le roman de Perceval, le jeune héros croise un groupe de pèlerins qui viennent de rendre visite à un ermite en pleine forêt. Les femmes présentes dans ce groupe s’étonnent de le voir avec des armes à la main, alors que ce jour est un vendredi saint. Prenant conscience de la gravité de ses fautes, Perceval décide d’aller voir l’ermite et de faire pénitence (Chrétien de Troyes, Perceval ou Le conte du Graal, v. 6247-6260, éd. Daniel Poirion, Bibliothèque de la Pléiade, Éditions Gallimard, 1994, p. 839).

[61Perceval, v. 638-640, 667-675, 6912-6914, 629-6943, 8482-8484 (éd. Poirion, p. 702, 855-856 et 893). Le thème narratif de la muliercula qui applique un cataplasme d’herbes sur une blessure se retrouve dans un miracle haut-normand du XIe siècle attribué à sainte Austreberthe (Miracula s. Austrebertae, Acta Sanctorum, Febr. II, p. 426).

[62« Li quens Rollant ne’s ad dunt encalcer : / Perdut i ad Veillantif, sun destrer ; / Voellet o nun, remés est a piét. / A l’arcevesque Turpin alat aider : / Son elme ad or li deslaçat del chef, / Si li tolit le blanc osberc léger, / E sun blialt li ad tut destrenchét, / En ses granz plaies les pans li ad butét ; Cuntre son piz puis si l’ad enbracét, / Sur l’erbe verte puis l’at süef culchét. / Mult dulcement li ad Rollant preiét : / « E ! gentilz hom, car me dunez cungét ! / Noz cumpaignuns, quë oümes tanz chers, / Or sunt il morz, ne’s i devuns laiser. / Joe’s voell aller querrë e entercer, / dedevant vos juster e enrenger ». / Dist l’arcevesque : « Alez e repairez ! / Cist camp est nostre, mercit Deu : vostre e mien  ». (La Chanson de Roland, v. 2166-2183, éd. Segre, p. 202).

[63Érec et Énide, v. 4608 à 4652, éd. La Pléiade, p. 113-114 ; Le Chevalier au lion, v. 1148-1163, éd. La Pléiade, p. 367 ; Perceval, v. 3435-3452, éd. La Pléiade, p. 113.

[64Dans le Planctus de morte Willelmi (avant 963), il est précisé que l’assassinat eut lieu un vendredi (sexta die) et que Guillaume ne portait pas d’armes lorsqu’il se présenta devant Arnoul (Quem videntes punitores…. inerme se nuda(s)se). Il faut que ces détails aient une certaine importance pour qu’ils soient tous deux mentionnés dans cette brève relation des événements (Philippe Lauer, Le règne de Louis IV d’Outremer, Paris, 1900, p. 321-323).

[65Érec et Énide, v. 6506-6519, éd. La Pléiade, p. 159.

[66« Dum beati Rotolandi martiris anima exiret de corpore et ego Turpinus in valle Karoli loco prefato astante rege defunctorum missam, scilicet die.xvi. Kalendas Iulii, celebrarem, raptus in extasi audivi choros in celestibus cantantes, ignorans quid hoc esset.  » (Historia Karoli Magni et Rotholandi, op. cit., XXV, p. 202

Parmi les différentes reprises supposées de la scène de l’annonce à Sprota, on notera enfin l’intérêt tout particulier de la version du Joseph d’Arimathie (XIIIe siècle). La reine y est informée de la disparition de son époux par Nascien, qui, après un soudain et inexplicable orage ayant fait trembler les murs du palais pendant quelques instants, a eu le privilège d’en avoir le premier la révélation par l’apparition d’une main mystérieuse. Lorsque la reine arrive au palais, elle revient d’une église qu’elle est en train d’édifier et elle n’est encore au courant de rien ; elle refuse d’abord de croire Nascien[[Joseph d’Arimathie, 174-176, éd. Gérard Gros, Collection La Pléiade, p. 170-173.

[67Pseudo-Turpin, XXVII et XXXV, éd. Smyser, p. 87 et 94.

[68Miracula sancti Romani, éd. Felice Lifschitz, The Norman Conquest of pious Neustria, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1995, p. 268-270.

[69Joseph d’Arimathie, 174-175, éd. Gérard Gros, p. 171.

[70Richer de Saint-Rémi, Historiae, II, 57, éd. Hartmut Hoffmann, M.G.H. Scriptores, t. XXVIII, 2000, p. 139.

[71« Completis igitur septem diebus, nocte sequente, decem supervenerunt peregrini, amore Domini hospicium postulantes. Qui a sancto Iuliano hilariter recepti sunt et facta cena suaviter recollecti. Cupientes vero omnia bona hospicii rapere, clam surrexerunt et ut id facilius facerent, Iulianum et eius uxorem simul dormientes protinus occiderunt.  » (Bauduin de Gaiffier, « La légende de s. Julien l’hospitalier », Analecta Bollandiana, t. LXIII, 1945, p. 218-219).

[72Chronica de gestis consulum andegavorum, dans : Louis Halphen et René Poupardin, Chroniques des comtes d’Anjou et des seigneurs d’Amboise, Paris, Picard, 1913, p. 39.

[73« Non longe a Parisiaca urbe burgum sancti Germani devitans, a molendinario qui molendinos Sequane custodiebat, dato de suo, habile navigium sibi parari impetravit. Volens adhuc consul se occultare, ea nocte in domo molendinarii dormit.  » (ibid., p. 39).

[74« Et il vit par l’eve avalant / Une nef qui d’amont venoit. / Deus homes an la nef avoit. / Il s’areste, si les atant / Et cuide qu’il alassent tant / Que il venissent jusqu’à lui. / Et ils s’arestent amedui / En mi l’eve, coi i esturent, / Que mout bien aencré se furent.  » (Perceval, v. 2998-3006, éd. La Pléiade, p. 760).

[75« Cil qui ne set que fere puisse / Ne an quel leu passage truisse / Les salue et demande lor : / « Anseigniez moi, fet il, seignor, / S’an ceste eve a ne gué ne pont ? » / Et cil qui pesche li respont : / Nenil, biau frere, amoie foi, / Ne n’i a nef, de ce me croi, / Graignor de cesti ou nos somes, / Qui ne porteroit pas cinc homes, / Vint liues amont ne aval, / Si n’i puet an passer cheval. / Barge n’i a, ne pont ne gué.  » (Perceval, v. 3011-3023, éd. La Pléiade, p. 760).

[76Perceval, ayant pris subitement conscience de ses péchés, se rend chez un ermite afin de se confesser et de faire pénitence ; l’ermite habite au milieu de la forêt ; ce sont des femmes rencontrées en chemin qui ouvrent les yeux de Perceval et qui l’incitent à aller voir l’ermite ; elles-mêmes viennent de rendre visite au saint homme avec un groupe de pèlerins (Perceval, v. 6242 à 6246, éd. La Pléiade, p. 839).

[77« Et a la rive ot une nef / Qui fu fermee a une clef / Et estachiee a un perron  » (Perceval, v. 7263-7265, éd. La Pléiade, p. 863).

[78Il s’agit du rapt de Richard enfant par sa belle-mère Liégearde de Vermandois, épouse légitime de Guillaume Longue-Épée. Le petit prince, que la duchesse retient prisonnier dans sa résidence privée de Rouen, est libéré par des hommes de Guillaume et emmené au manoir ducal de Quevilly, sur la rive gauche de la Seine. C’est Bernard le Danois qui avait monté toute l’opération. La traversée du fleuve se fait là aussi en pleine nuit, sur une barque louée à un riverain ; ce sont vraisemblablement ces deux motifs communs qui ont donné à Richer l’idée de réunir cet épisode à celui de la traversée de la Seine par Otton. Détail particulièrement intéressant, l’auteur a rayé après coup la mention du comte Bernard, comme si, en relisant son manuscrit, il avait réalisé l’inutilité de cette addition personnelle (J. Le Maho, à paraître).

[79Dudon de Saint-Quentin, op. cit., III, 62-64, éd. Lair, p. 207-208.

[80« Vie perdue de Guillaume Longue-Épée († 942), état des recherches en cours », Tabularia « Études », n° 7, 2007, p. 75-105, 11 septembre 2007.

[81Notker de Saint-Gall, Gesta Karoli, éd. R. Rau, Darmstadt « Quellen zur karolingischen Reichsgeschichte 3 », 1969 ; Odon de Cluny, Vita sancti Geraldi Auriliacensis, éd. A.-M. Bultot-Verleysen, Société des Bollandistes, Bruxelles, 2009.

[82Perceval, v. 7232-8771, éd. La Pléiade, p. 863 à 899.

[83Dudon de Saint-Quentin, op. cit., IV, 73, éd. Lair, p. 230.

[84Jackie Lusse, Naissance d’une cité. Laon et le Laonnois du Ve au Xe siècle, Nancy, Presses universitaires, 1992, p. 230.

[85Jackie Lusse, op. cit., p. 241.

[86Philippe Lauer, Le règne de Louis IV d’Outremer, Paris, 1900, p. 220.

[87Philippe Lauer, ibid.

[88Chrétien de Troyes, Lancelot ou le chevalier de la charrette, v. 5463-5487 et v. 6080-6094, éd. Daniel Poirion, Bibliothèque de la Pléiade, p. 641-642 et p. 657.

[89Nathalie Koble et Mireille Séguy, Lais bretons (XIIe-XIIIe siècles) : Marie de France et ses contemporains, Champion Classiques, Paris, 2011, p. 408-412.

[90Dudon de Saint-Quentin, op. cit., Épître dédicatoire, éd. Lair, p. 119.

[91Dudon de Saint-Quentin, op. cit., Épître dédicatoire, éd. Lair, p. 125.

[92Planctus de morte Willelmi, éd. Philippe Lauer, Le règne de Louis IV d’Outremer, XV, p. 323.

[93« Salve, comes Rodomensis, o Ricarde / comitatus princeps atque pater, salve / sic concedat Christus tibi dies vite / ut cum eo esse possis sine fine.  » (Planctus de morte Willelmi, éd. Lauer, op. cit., p. 323).

[94«  Tu merito apostolici meriti gradum sortitus, sorteque divina in ejusdem gradus culmine, id est in duodenario numero, sublimatus ; quia, si secreta ejusdem numeri pensentur, ubique celsitudini tuae deputatur ; qui revera impariter par a mathematicis vocatur, ex pariter pari et pariter impari confectus. Sicut namque iste numerus ipsam eamdem significationem illorum, et aliam, quam illi non habent de quibus conficitur, possidet, ita tu omnium episcoporum, qui eidem numero deputantur, quam habent vim religionis, et aliam a Deo obtines. Et qualiter ex una impar, ex altera parte par dicitur, sic ipse tu aliis, qui altitudine ipsius numeri sublimantur, inaequalis et aequalis inveneris : inaequalis sanctitate, aequalis vero nomine. Ipse recte superfluus suis asseritur partibus, quia, videlicet si in unum redigantur ejus species, qualiter summam pristinae quantitatis transgrediuntur, sic transgressione meritorum, si tuae sanctitatis symbola colliguntur, aliis in eodem numero Deo militantibus altior reperiris.  » (Dudon de Saint-Quentin, op. cit., Épître, éd. Lair, p. 117).

[95Annales Sanctae Columbae Senonensis, M.G.H., Script., I, p. 105 ; commentaire de Ramón Menéndez Pidal, op. cit., p. 371.

[96La Chanson de Roland, v. 547, éd. Segre, p. 119 ; Dudon de Saint-Quentin, op. cit., II, 10, éd. Lair, p. 150-151 ; id., III, 62-63, éd. Lair, p. 207.

[97«  Quare precipio ut dicas magistro Roberto, qui fuit capellanus patris mei in eadem ecclesia, et Achardo, thesaurario, socio suo, ut omnia scripta de donis Willermi patris mei et baronum suorum et de omnibus reliquiis ecclesie mihi celeriter afferant. Volo enim scire si in aliquibus imminute sint reliquie ecclesie vel redditus post mortem patris mei.  » (M. H. Omont, « Invention du Précieux Sang dans l’église de l’abbaye de Fécamp au XIIe siècle », Société de l’Histoire de Normandie, Rouen, 1913, p. 10-11).

[98Abbé Sauvage, « Des miracles advenus en l’église de Fécamp », Société de l’Histoire de Normandie, 1893, p. 14-16. Plusieurs correspondances textuelles suggèrent que ce miraculum de Fécamp était connu des rédacteurs des recueils de miracles du Mont-Saint-Michel (éd. Pierre Bouet dans Chroniques latines du Mont-Saint-Michel, p. 307 et 335) et de Saint-Romain de Rouen (éd. Felice Lifschitz, op. cit., p. 271).

[99D’autres événements miraculeux survenus lors des préparatifs de la dédicace de la Sainte-Trinité de Fécamp sont relatés dans le Libellus de revelatione, edificatione et auctoritate Fiscannensis monasterii, Patrologie Latine, t. CLI, col. 715-716.

[100Joseph d’Arimathie, 1-8, éd. La Pléiade, p. 1-13.

[101Ibid., 174-176, éd. La Pléiade, p. 170-172.

[102Les premiers Faits du roi Arthur, 284, éd. La Pléiade, p. 1086-1087.

[103Merlin, éd. Philippe Walter, La Pléiade, 2001, 37-41, p. 608-612, et 59-62, p. 630-632.

[104Op. cit., 61, éd. La Pléiade, p. 632.

[105Libellus de revelatione, op. cit., col. 704-706.

[106Matthieu Arnoux, « Before the Gesta Normannorum and beyond Dudo : Some Evidence on Early Norman Historiography, Anglo-Norman Studies XXII, p. 45-46 ; Libellus de revelatione, op. cit., col. 717-718.

[107La Quête du Saint-Graal, trad. Emmanuèle Baumgartner, Paris, Champion, 1979, p. 226.

[108Joseph d’Arimathie, 156-157, éd. La Pléiade, p. 156-157.

[109Dudon de Saint-Quentin, op. cit., Épître dédicatoire, éd. Lair, p. 119.

[110Merlin, 129, éd. La Pléiade, p. 698.

[111Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. II, 1716, p. 256-259 ; Abbé Cochet, La Seine-Inférieure historique et archéologique, Paris, 1866, p. 368.

[112Translationes S. Dadonis vel Audoeni episcopi, Acta Sanctorum, Août, t. 4, p. 824 ; Cartulaire de l’abbaye de Saint-Père de Chartres, éd. B. Guérard, t. I, Paris, 1840, p. 121.

[113Marcel Durliat, « Tables d’autel à lobes de la province ecclésiastique de Narbonne, IXe-XIe siècles », Cahiers archéologiques, t. XVI, 1966, p. 51-75.

[114Robert Favreau, Jean Michaud et Bernadette Mora, Corpus des inscriptions de la France médiévale, 12, Aude-Hérault, Éditions du CNRS, Paris, 1988, p. 34-36.

[115Françoise Dumas-Dubourg, Le Trésor de Fécamp et le monnayage en Francie occidentale pendant la seconde moitié du Xe siècle, Paris, Bibliothèque Nationale, 1971, p. 61-62.

[116« … peragratis totius Galliae partibus… » (Dudon, Épître dédicatoire, p. 118-119). Dudon utilise à peu près la formule dans un poème en hommage à Richard Ier (ibid., p. 215, v. 27-32) ; sachant que le prologue de Robert de Fécamp comportait très probablement un panégyrique du même Richard, cela conforte l’hypothèse d’un emprunt.

[117Véronique Gazeau, Normannia monastica II. Prosopographie des abbés bénédictins (Xe-XIIe siècle), Publications du CRAHM, Caen, 2007, p. 144-145.

[118Au lieu d’une référence biblique à la « maison de Dieu » de Jacob (Gen., 28, 18), nous trouvons la formule suivante : « … in domo sancta beati Iacobi apostoli … » (Vita Hugonis, 22, éd. Joseph Van der Straeten, Analecta Bollandiana, t. 87, fasc. 1-2, p. 249).

[119Véronique Gazeau, op. cit., p. 146.

[120Parmi les exemples les plus connus, citons celui de Benoît d’Aniane († 821), fils du comte de Maguelonne, de son vrai nom goth Witiza, et celui de Smaragde († 830), abbé de Saint-Mihiel-sur-Meuse, moine d’origine wisigothique, précédemment nommé Ardon.

[121Les premiers Faits du roi Arthur, éd. La Pléiade, p. 1086-1087.

[122Dom Jean Becquet, Actes des évêques de Limoges des origines à 1197, CNRS-Éditions, 1999, acte n° 5, p. 26-27.

[123Anne-Marie Bultot-Verleysen, Odon de Cluny, Vita sancti Geraldi Auriliacensis, Subsidia hagiographica 89, Société des Bollandistes, Bruxelles, 2009.

[124Jacques Le Maho, « Vie perdue de Guillaume Longue-Épée († 942), état des recherches en cours », op. cit.

[125Richer de Saint-Rémi, op. cit., I, 10, p. 45-46 et I, 31, p. 67-68.

[126Ibid., I, 57, p. 90.

[127Ibid., I, 28-30, p. 65-67.

[128Robert Latouche (éd.), Richer, Histoire de France, Les Classiques de l’Histoire de France au Moyen Âge, t. 1, Paris, « Les Belles Lettres », 1967, p. 65, n. 4.

[129Robert Latouche, loc. cit.

[130Ramón Menéndez Pidal, La Chanson de Roland et la tradition épique des Francs, Paris, Picard, 1960, p. 390 et suiv.


Pour citer l'article:

Jacques LE MAHO, « Une source perdue de la Chanson de Roland » in La Fabrique de la Normandie, Actes du colloque international organisé à l’Université de Rouen en décembre 2011, publiés par Michèle Guéret-Laferté et Nicolas Lenoir (CÉRÉdI).
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 5, 2013.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?une-source-perdue-de-la-chanson-de.html

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