L’opposition barbare/civilisé et la mise en question des catégories bipolaires
Notre hypothèse de travail est que, dans l’essai « Des cannibales », Montaigne met en place une œuvre de dépolarisation des catégories oppositives et de neutralisation de la charge négative appliquée à l’Autre. Il s’agit d’une opération qu’on peut retrouver également dans d’autres chapitres des Essais, comme « De la force de l’imagination » et « D’un enfant monstrueux ». Évoquer dans ce contexte la notion de « monstrueux » n’est pas arbitraire, car les populations du Nouveau Monde, et notamment celles qui pratiquaient l’anthropophagie, apparaissaient sauvages et répugnantes aux Européens : comme l’a noté Isabelle Combès dans son livre La tragédie cannibale chez les anciens Tupi-Guarani, elles auraient bien pu faire partie de cet échantillonnage de peuplades bizarres, décrites par des auteurs tels qu’Hérodote et Pline l’Ancien [1]. Se plaçant dans une atmosphère particulière, celle de l’Europe qui pour la première fois se confrontait à un inconnu total, à l’Autre [2], Montaigne abordait un sujet délicat, il exprimait son avis sur un peuple dont on contestait l’humanité et qui apparaissait monstrueux parce qu’il n’était pas facile à classer : ces gens ne semblaient ni vraiment des hommes ni exactement des animaux ; parfois, dans les chroniques de la Renaissance, ils étaient rapprochés des Amazones [3] − quelques années après la mort de Montaigne, dans les Diverses Leçons, Louis Guyon de La Nauche aurait proposé d’identifier les cannibales amérindiens avec les cynocéphales légendaires [4].
Le chapitre « Des Cannibales » peut être lu, croyons-nous, comme une opération qui tend à neutraliser cette nouvelle figure du monstrueux [5] (rapprochée et superposée aux anciennes, comme les cyclopes et les amazones) que les cannibales du Brésil incarnent pour l’observateur européen. Aussi ce texte vise-t-il à reconnaître la dignité et la valeur de ce peuple et de ses traditions. Or, la stratégie avec laquelle Montaigne essaie de comprendre une altérité forte comme celle des Indiens tupinamba se base sur une réflexion qui affaiblit les catégories oppositives que la pensée occidentale a forgées pour interpréter elle-même et les autres.
En d’autres termes, nous pensons que le chapitre « Des Cannibales » peut être considéré à la fois comme un effort de reconnaissance de l’autre culturel et une tentative de mise en cause de la logique duelle de la tradition culturelle occidentale. Ce genre de logique utilise des termes univoques qui suppriment toute possibilité de sortir du cadre pré-requis, elle exclut les nuances qui permettraient d’appréhender une réalité plus transversalement : c’est ainsi que Gilles Roghe présente cette logique dans un article sur « Corps, processus et formation dans la transmission traditionnelle chinoise », qui thématise l’approche du corps en Occident [6]. Dans ce texte, il dégage plusieurs figures de la logique duelle qui évoluent différemment à l’intérieur du même cadre de pensée, entre autres : 1. la logique disjonctive (A ou B) ; 2. la logique oscillatoire (A puis B), impliquant un temps linéaire, dans laquelle la pensée va d’un terme à l’autre, en alternance, mais ne réussit pas à penser leur unité tensionnelle ; 3. la logique adversative (A contre B) ou d’opposition.
En effet, ces figures de la logique duelle apparaissent dans de nombreux ouvrages de la culture dite occidentale qui présentent et jugent les mœurs d’autres peuples. Ces textes, à partir des premières narrations des jésuites touchant les peuples de l’Amérique du Sud, font appel à ces différentes figures, qui ont pour dénominateur commun d’ériger deux blocs monolithiques entre lesquels une unique modalité de relation est possible dans un même temps.
En analysant le concept de barbarie au XVIe siècle, dans un article intéressant à plus d’un titre, Denis Crouzet observait qu’à la Renaissance certains peuples – tels que les cannibales – évoquaient une barbarie immédiate. Cette catégorie projetait les cannibales aux frontières de l’animalité. Par ailleurs, cette notion de barbarie, qui englobait celles de cruauté et d’inhumanité, permettait de produire une image positive de l’homme du XVIe siècle : si l’on pose l’antinomie chrétien/barbare, affirmer que les cannibales sont barbares, à savoir cruels et inhumains, revient implicitement à considérer que les chrétiens sont magnanimes et humains : « le concept de barbarie est donc médiateur d’une reconnaissance de soi grâce au rejet du mal qu’il autorise [7] ». La lecture de Crouzet s’appuie sur plusieurs textes de l’époque, tels que la Cosmographie universelle de Th. Munster. Elle peut être confirmée par la description de certaines coutumes indiennes relatées par des dominicains au roi d’Espagne Ferdinand le Catholique et qui est transcrite par G. Benzoni dans son Histoire nouvelle du Nouveau Monde (Ier livre, XVIIe chapitre) :
Les Indiens de terre ferme sont Idolatres, Sodomites, mocqueurs, menteurs, sales, villains, gens sans jugement, desprouveus de conseil, amateurs de nouvelleté, sauvages, inhumains et cruels : ils enveniment leurs fleches d’un poison si violent que quiconque en est feru, meurt en peu de tems enragé. Ils vont tous nuds, sans cacher aucune partie de leur corps, et n’en ont point de vergogne […] Ils mangent de la chair humaine : autant en font-ils des animaux les plus villains que lon sache trouver : comme d’araignes, de poux, de vers et autres choses qui font mal au cœur. Tout le plus grand plaisir qu’ils ayent en ce monde, cest de s’enyvrer : en Mariage ils ne gardent ny foy ny loyauté. Et qui plus est, vous ne leur sçauriez arracher ny faire changer leurs mauvaises coustumes, pour choses que vous leur sachiez dire [8].
Rappelons également un argument utilisé par certains auteurs du XVIe siècle pour légitimer l’assujettissement des Indiens : comme la barbarie intègre l’idolâtrie et le sacrifice humain et que celles-ci sont des violations de la loi naturelle − laquelle est connue de tous les hommes, si les Indiens sont des barbares, ils peuvent être soumis pour leur bien au nom de la thèse de la servitude naturelle, mais aussi pour défendre toutes les victimes de la violation de la loi naturelle [9].
Dans les différents arguments concernant la barbarie, qui mêlent des exigences morales, religieuses et politiques, celle-ci caractérise toujours une identité collective « autre » qui est connotée d’abord moralement, mais structure également une attitude face à sa propre identité. Cela est possible sur la base d’une logique duelle disjonctive, oscillatoire et adversative : 1. soit il y a le cannibale incivil et inhumain soit il y a le chrétien civil et humain (on ne peut pas nuancer l’un ou l’autre) ; 2. une transition de la barbarie à l’humanité est réalisable si le barbare, une fois assujetti et contraint d’obéir à la loi naturelle, se convertit à la religion chrétienne ; 3. néanmoins, tout cela renvoie toujours à l’opposition, à la bipolarisation forte entre barbares et civilisés, entre idolâtres et chrétiens.
Or, comme l’a rappelé récemment Serge Gruzinski en se réclamant de Wittgenstein, il est difficile d’accepter que les lois de la logique, les principes de non-contradiction et du tiers exclu, sont arbitraires, que notre rationalité, la logique qui préside à notre pensée est conventionnelle, « qu’elle est le produit d’une histoire, d’une tradition et d’un milieu [10] ». Pourtant, c’est ce que Montaigne laisse entendre dans son livre, et notamment dans cet essai.
Même si l’on ne peut pas oublier la complexité du chapitre « Des Cannibales », les multiples difficultés qu’il pose aux commentateurs et les discussions sur le type de regard que Montaigne a porté sur les indiens [11], il nous semble qu’un de ses objectifs consiste à mettre en cause cette logique qui se sert de bipolarisations fortes telles que barbare/civilisé et à marquer dès lors les limites sur lesquelles butent nos connaissances. Dans ces conditions, on peut bien prétendre que dans « Des Cannibales » l’enjeu est la possibilité de considérer les sociétés brésiliennes pour mieux réfléchir sur la nôtre, mais il faudrait aussi ajouter que ce chapitre et l’expérience même de Montaigne – qui avait connu personnellement des indiens et possédait dans son cabinet des objets tupinamba (un hamac, un bâton de rythme, etc.) – donnent une existence concrète et sensible à la réalité du cannibale et de la diversité humaine [12].
L’usage de la raison et la genèse des préjugés culturels
À cet égard, il faut d’abord examiner le début de ce chapitre. Lorsque nous sommes confrontés à l’altérité et notamment à l’autre culturel, notre première réaction consiste généralement à définir barbare, extravagant, monstrueux ce qui est différent par rapport aux formes, aux conduites, aux habitudes que nous expérimentons dans notre espace ambiant. Cependant, grâce à l’usage combiné du raisonnement et de l’expérience, il est possible de reconsidérer notre première position face à l’étranger, à l’inconnu, à une forte altérité. C’est ce qui ressort du début du chapitre I, 31 :
[A] Quand le Roy Pyrrhus passa en Italie, apres qu’il eut reconneu l’ordonnance de l’armée que les Romains luy envoyoient au devant : Je ne sçay, dit-il, quels barbares sont ceux-ci (car les Grecs appelloyent ainsi toutes les nations estrangieres), mais la disposition de cette armée que je voy, n’est aucunement barbare. Autant en dirent les Grecs de celle que Flaminius fit passer en leur païs, [C] et Philippus, voyant d’un tertre l’ordre et la distribution du camp Romain en son royaume, sous Publius Sulpicius Galba. [A] Voilà comment il se faut garder de s’atacher aux opinions vulgaires, et les faut juger par la voye de la raison, non par la voix commune [13].
Montaigne indique ici le procédé à suivre lorsqu’on se trouve face à l’autre culturel et comment il faut évaluer les opinions communes sur les coutumes et les peuples différents des nôtres. Il s’agit d’ébranler les convictions ordinaires sur les autres cultures grâce à l’exercice de la raison, en désamorçant la puissance de la « voix commune », de la parole répétée [14]. L’appel à la « voye de la raison » requiert un effort intellectuel : il faut renoncer aux opinions communes, aux bruits répandus et essayer de se libérer de la force de la coutume et des jugements préconçus en vogue au sein de son propre horizon culturel. Dans cette optique, il faut recourir à un procédé rationnel, argumentatif, pour bien évaluer à la fois les opinions courantes sur les autres cultures et les usages des autres communautés avec lesquelles nous entrons en contact. Dans ce contexte, la « voye de la raison » représente une opération de compréhension de la genèse des préjugés culturels. Cet exercice permet de faire la lumière sur l’historicité des étiquettes identitaires avec lesquelles nous classons les peuples et des catégories bipolaires grâce auxquelles nous groupons et distinguons les expériences humaines selon une logique duelle adversative : normal/monstrueux, barbare/civilisé, etc. Bref, la « voye de la raison », à notre avis, exprime ce travail intellectuel qui nous fait voir aussi bien la généalogie des préjugés culturels (et des mécanismes qui opèrent en eux) que celle des notions que nous utilisons pour tracer les frontières entre « nous » et « les autres ».
Cette stratégie vise à ramener à ses justes proportions la « voix commune », à savoir les jugements ordinaires que les sociétés européennes formulent sur les autres cultures, et prétend évaluer l’autre avec la conscience de la nature historique de toutes les coutumes : elle est à l’œuvre tout au long de ce chapitre. Lorsque Montaigne écrit que « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage [15] », et c’est pourquoi les Brésiliens peuvent apparaître barbares aux yeux européens, il met en lumière une manière habituelle de penser et de se comporter, mais, comme il s’agit du regard européen sur l’autre culturel du Nouveau Monde, il entame également une réflexion sur certaines catégories de la pensée occidentale et projette des lumières sur leur nature et sur les binômes conceptuels dans lesquels elles apparaissent. La mise au point de ces catégories, dotées généralement d’une connotation négative (jusqu’à exprimer une proximité entre les indiens et les bêtes brutes [16]), passe par une analyse émancipée de certaines opinions toutes faites : par ce biais elles se révèlent aptes à signifier ce qui n’est pas habituel pour nous. « Barbare » est alors le signifiant pour indiquer ce qui est différent par rapport à ces paramètres psychologico-culturels qui tracent les frontières entre « nous » et « les autres ». Ainsi une communauté, un pouvoir, une élite intellectuelle a tendance à ignorer ou omettre que le groupe qui se définit par le « nous » n’est que le résultat d’un long processus historique grâce auquel, pour des exigences de survivance et d’organisation, certains hommes ont cimenté leurs relations spontanées ou dictées par la nécessité, moyennant des pratiques devenues avec le temps des coutumes et des lois.
Les cannibales entre nature et culture
Cela dit, après avoir montré un des sens selon lequel les indiens peuvent être considérés barbares [17], Montaigne soutient qu’ils sont sauvages au même titre que nous nommons sauvages les fruits produits spontanément par la nature, tandis que nous devrions définir sauvages ceux que nous avons altérés par notre artifice et éloignés de l’ordre commun. L’argumentation de Montaigne fait valoir ici la polarité nature/artifice, une des grandes thématiques de ce chapitre [18], qui s’entremêle à l’opposition entre indigènes brésiliens et européens, car le texte, et notamment ses choix lexicaux, laissent entendre que les cannibales vivent dans un état naturel dont les Européens ont jadis profité et qu’ils ont ensuite corrompu au moyen de l’artifice.
Si nous considérons la description des indiens tupinamba fournie par Montaigne dans « Des Cannibales » (leur organisation sociale, la distribution des rôles, leurs valeurs, etc.), les sauvages brésiliens évoquent alors une symbiose entre homme et nature, une insertion originaire et spontanée de l’homme dans le milieu naturel, une adaptation instinctive à son environnement. Montaigne met l’accent sur le lien spontané que ces peuples brésiliens lui semblent entretenir avec leur biotope, sur le fait que leurs coutumes s’harmonisent avec les lois et les rythmes de leur environnement naturel, et il l’oppose à l’agencement artificiel des sociétés européennes. Si ces populations peuvent apparaître sauvages et barbares aux yeux des Européens, cela arrive alors parce que – comme il a été dit – chacun est lié à ses us et coutumes et que « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage [19] » : en réalité, sous certains aspects, ce que les Européens interprètent comme sauvage, c’est l’interpénétration de ces gens et de leur milieu.
Ils sont sauvages, de mesmes que nous appellons sauvages les fruicts que nature, de soy et de son progrez ordinaire, a produicts : là où, à la verité, ce sont ceux que nous avons alterez par nostre artifice et detournez de l’ordre commun, que nous devrions appeller plutost sauvages. En ceux là sont vives et vigoureuses les vrayes, et plus utiles et naturelles vertus et proprietez, lesquelles nous avons abastardies en ceux-cy, et les avons seulement accommodées au plaisir de nostre goust corrompu. […] Ce n’est pas raison que l’art gaigne le point d’honneur sur nostre grande et puissante mere nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout estouffée. […]
Ces nations me semblent donq ainsi barbares pour avoir receu fort peu de façon de l’esprit humain, et estre encore fort voisines de leur naifveté originelle. Les loix naturelles leur commandent encores, fort peu abastardies par les nostres [20] […]
Il faut aussi remarquer que dans la mesure où l’écrivain bordelais décrit les arts et les techniques des Tupinamba et les rapproche des Anciens (les Grecs et les Romains) du vieux monde, il ébranle la dichotomie nature/artifice qui pourrait apparaître fixe et originaire. Comme l’a noté Zahi Zalloua dans son livre Montaigne and the Ethics of Skepticism, Montaigne situe les cannibales dans un entre-deux, entre nature et culture, mélangeant nature et art, et dès lors il sape la logique binaire traditionnelle qui sous-tend et régit la pensée représentative de l’Autre. Bref, ce commentateur souligne que le naturel de ces populations n’entrave pas leur capacité de réfléchir sur elles-mêmes [21]. En fait, Montaigne précise même qu’elles n’ont pas de lacunes intellectuelles ni ne s’abandonnent à une obéissance aveugle à la nature, ni ne manifestent une attitude servile à l’égard de leurs traditions [22]. Cette lecture positionnant les cannibales entre nature et culture, grâce à laquelle s’effrite toute polarité figée, permet de penser une activité et une création humaines qui ne soient pas une altération, un gauchissement de l’ordre naturel. Les cannibales seraient alors l’exemple d’une articulation de la productivité humaine et des lois naturelles sans le truchement de l’artifice, la mise en acte d’une relation symbiotique entre l’homme et la nature en laquelle trouvent leur place aussi la rationalité et l’art humains : dans le modèle brésilien, la société n’abâtardit pas la nature, mais se construit en puisant dans la nature les ressources pour se développer sans altérer les lois naturelles – si bien que dans l’univers cannibale même la guerre, la violence et le cannibalisme trouvent leur sens et représentent moins un viol et une dévastation de l’environnement naturel qu’un genre d’antagonisme se conciliant avec les cycles des naissances et des décès [23]. Et d’ailleurs, comme Montaigne le dit dans le chapitre « De la cruauté » au sujet des spectacles des gladiateurs, il est possible que la nature même a attaché à l’homme quelque penchant pour l’inhumanité [24].
Les implications politiques de la réflexion montanienne
Des observations similaires peuvent être faites pour la question de l’organisation politique des cannibales (et pour d’autres aspects qui émergent dans ce chapitre, comme l’habileté poétique des cannibales et le fait qu’ils ne sont pas servilement soumis à leurs traditions, mais sont en mesure de réfléchir sur elles). Considérons ce passage :
[A] Il me desplait que Licurgus et Platon ne l’ayent eüe ; car il me semble que ce que nous voyons par experience en ces nations là, surpasse, non seulement toutes les peintures dequoy la poësie a embelly l’age doré, et toutes ses inventions à feindre une heureuse condition d’hommes, mais encore la conception et le desir mesme de la philosophie. Ils n’ont peu imaginer une nayfveté si pure et simple, comme nous la voyons par experience ; ny n’ont peu croire que nostre société se peut maintenir avec si peu d’artifice et de soudeure humaine. C’est une nation, diroy je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espece de trafique ; nulle cognoissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat, ny de superiorité politique ; nul usage de service, de richesse ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations qu’oysives ; nul respect de parenté que commun ; nuls vestemens ; nulle agriculture ; nul metal ; nul usage de vin ou de bled. Les paroles mesmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la detraction, le pardon, inouies. Combien trouveroit il la republique qu’il a imaginée, esloignée de cette perfection : [C] « viri a diis recentes » [25].
Cette kyrielle de négations, qui se retrouve chez beaucoup d’auteurs de la Renaissance [26], semble exprimer de prime abord que ce peuple du Nouveau Monde se trouve en deçà de la sphère politique et juridique. Mais il faut également prendre en compte les références à Platon et à sa cité idéale et le fait que ce chapitre propose la société cannibale comme modèle effectivement existant de société harmonieuse qui tient ensemble les intérêts individuels et les collectifs [27], en mettant l’accent sur son organisation en temps de paix et de guerre (il faut penser aux pages consacrées aux rôles des femmes, des jeunes, des hommes les plus âgés et des chefs). À la lueur de ces remarques, nous pensons que Montaigne reconnaît la capacité politique de ce peuple, tout en comprenant la différence culturelle forte qu’il incarne par rapport aux sociétés européennes. En effet, le penseur bordelais écrit que les cannibales sont gouvernés par des lois naturelles, qui ne sont pas encore trop abâtardies par les nôtres. Et donc ce n’est pas par hasard qu’il imagine que si Platon avait connu ces peuples récemment découverts, il aurait considéré sa république idéale bien loin de la perfection de leur condition. Par le biais de cette hypothèse contrefactuelle d’une rencontre qui n’a jamais eu lieu, l’auteur des Essais est en train de reconnaître la « politicité » de la société cannibale [28] : si, d’une part, cette société n’est pas hiérarchisée et réussit à combiner l’intérêt individuel et le bien-être de la collectivité, d’autre part – et notamment en temps de guerre – elle prévoit une articulation entre niveau social et niveau politique [29], même si les implications de l’instauration de fonctions politico-militaires sont différentes des européennes (il suffit de penser aux privilèges illusoires dont jouissent les chefs indiens). Si, par ailleurs, Montaigne laisse entendre la difficulté à déchiffrer et définir les formes de vie de la société cannibale, car elles sont radicalement nouvelles (ou peut-être très anciennes, puisqu’elles évoquent le passé perdu de l’homme européen), il fait voir toutefois que chez ce peuple des formes de vie en commun et une capacité politique émergent dans le cadre d’une tension entre naïveté et artifice, entre nature et culture. Et c’est justement ce dernier point qui est bien difficile à comprendre pour la logique duelle de l’homme européen.
Cela dit, si dans ce chapitre Montaigne veut montrer comment utiliser la voie de la raison pour analyser nos idées communes sur les autres cultures, celle-ci nous permet également d’observer les limites de notre logique, de notre manière de raisonner. La voie de la raison s’oppose non seulement à la voix commune entendue comme l’opinion générale, les préjugés populaires : en réalité, il s’agit de mettre en question les structures logiques qui opèrent dans la formulation des jugements sur les autres cultures aussi bien dans les milieux populaires que dans les milieux intellectuels. La voie de la raison a bien appris la philosophie pyrrhonienne telle que Montaigne l’a présentée et pratiquée : celle-ci fait valoir le refus de la loi de non-contradiction et l’abandon d’un concept rigoureux et monolithique de vérité si bien que la vérité peut embrasser deux contraires [30]. Si notre hypothèse est correcte, c’est-à-dire si Montaigne met en question les structures logiques qui sous-tendent les catégories et les discours de l’observateur occidental, et non seulement ses croyances [31], on ne peut pas partager une lecture comme celle d’Angela Enders, selon laquelle le philosophe bordelais utiliserait les habitants du Nouveau Monde comme un moyen pour critiquer ces aspects de sa propre société qui méritaient à son avis d’être blâmés, mais resterait prisonnier des préjugés cultures qui caractérisaient son époque [32].
Nous croyons finalement que cette critique de la logique duelle occidentale possède un message politique : s’il y a une société à changer, c’est la nôtre. Parler de l’autre ne revient pas par principe à projeter sur l’autre une image du moi, comme le pense Todorov à propos de Montaigne [33] : il est possible à la fois de représenter certains aspects de l’autre culturel sans le méconnaître et de dégager par ce biais des indications pour essayer de transformer notre société. Et si Montaigne retrouve chez les cannibales des traits qui lui rappellent les mœurs et la culture des Grecs, son idéal personnel – comme le pense Todorov –, cela ne l’empêche pas de saisir la réalité existentielle des cannibales ni de comprendre la crise humaine, sociale et politique de la société européenne de son époque [34]. Annonçant l’attitude de l’anthropologue telle qu’elle est présentée par Lévi-Strauss [35], Montaigne semble alors nous inviter à ne pas croire que les institutions, les mœurs, les croyances de chaque société sont les seules possibles, qu’elles sont inscrites dans la nature et peuvent ainsi être imposées à n’importe quelle autre société. Dans cette perspective, nous croyons que le philosophe bordelais aurait pu partager également ces réflexions de l’auteur de Tristes tropiques :
Les autres sociétés ne sont peut-être pas meilleures que la nôtre ; même si nous sommes enclins à le croire, nous n’avons à notre disposition aucune méthode pour le prouver. À les mieux connaître, nous gagnons pourtant un moyen de nous détacher de la nôtre, non point que celle-ci soit absolument ou seule mauvaise, mais parce que c’est la seule dont nous devons nous affranchir : nous le sommes par état des autres. Nous nous mettons ainsi en mesure d’aborder la deuxième étape qui consiste, sans rien retenir d’aucune société, à les utiliser toutes pour dégager ces principes de la vie sociale qu’il nous sera possible d’appliquer à la réforme de nos propres mœurs, et non de celles des sociétés étrangères : en raison d’un privilège inverse du précédent, c’est la société seule à laquelle nous appartenons que nous sommes en position de transformer sans risquer de la détruire ; car ces changements viennent aussi d’elle, que nous y introduisons [36].