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Anne GOURIO

Université de Caen Normandie – LASLAR – EA 4256

Yves Bonnefoy, le haïku et la méditation de la présence

L’auteur

Anne Gourio est maître de conférences en poésie française du XXe siècle à l’Université de Caen. Ses travaux portent sur le statut de l’élémentaire dans les diverses poétiques du XXe siècle de Segalen à Bonnefoy (Chants de pierres, ELLUG, 2005), et sur les résonances de l’originaire dans la poésie contemporaine. Elle s’intéresse par ailleurs aux relations entre langage et sensible et à la question de l’incarnation de la langue poétique (La Poésie, au « défaut des langues », PUC, 2012). Elle a contribué au Dictionnaire René Char (Garnier, 2015) et à la série René Char publiée dans la Revue des Lettres modernes (Minard). Elle mène enfin depuis plusieurs années des projets en collaboration avec l’Institut Mémoire de l’Édition contemporaine (Lorand Gaspar, archives et genèse de l’œuvre, Garnier, 2017).


Texte complet


Convoquer l’œuvre d’Yves Bonnefoy dans le cadre d’une réflexion sur les résonances entre poésie moderne et pratique de la méditation n’est pas sans paradoxe. Aux côtés de poètes comme Dominique Fourcade ou Jacques Roubaud, Bonnefoy pourrait sembler en retrait. Le terme de « méditation » n’est pas présent dans son œuvre critique : lui dont l’œuvre est pourtant portée sur la poésie comme pratique de vie semble s’employer à en éviter soigneusement l’usage. Le cadre même des pensées orientales lui inspire par ailleurs des textes qui laissent plutôt affleurer [1] une forme de réticence, comme si Bonnefoy restait tributaire d’une opposition entre Occident et Orient qui tournerait à l’avantage du premier. Sa relation à la tradition du haïku est sur ce point révélatrice. Signalons que Bonnefoy n’est pas auteur de haïkus et que s’il a comparé un des poèmes du recueil de 1953, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, à cette tradition, ce rapprochement prend plutôt la forme d’une concession – on y reviendra. Bonnefoy a en revanche publié entre 1972 et 2010 [2] quatre essais sur le haïku, dans lesquels affleure là aussi, par-delà un intérêt manifeste pour la forme brève de la poésie japonaise, une ultime retenue. La démonstration [3] n’est pas loin de conclure à l’incompatibilité entre la tradition du haïku et la notion de « présence » autour de laquelle toute la pensée de Bonnefoy s’est bâtie depuis sa prise de distance avec le surréalisme à la fin des années 1940. L’expression de « méditation de la présence » employée en titre de cet article prend dans ces conditions une coloration légèrement oxymorique, et le rapprochement entre « haïku » et « méditation de la présence » peut là aussi gêner l’oreille du spécialiste.

Pourtant tout invite le lecteur de Bonnefoy à surmonter ce paradoxe ; tout l’invite à soutenir la position décisive que revêt la pensée de la présence dans le cadre d’une réflexion sur la méditation. Il serait tentant de démontrer que Bonnefoy a contribué malgré lui-même à cette réflexion, et séduisant de relire son œuvre avec un regard passé par les pensées orientales, pour conclure à la rencontre objective entre elles. Il s’agirait donc de penser l’œuvre de Bonnefoy contre Bonnefoy lui-même.

Pour ce faire, cet article va principalement prendre appui sur les essais critiques de Bonnefoy. La poésie de Bonnefoy présente cette particularité d’avoir été doublée, dès les tout premiers textes publiés dans les années 1940, d’une abondante œuvre critique qui constitue déjà, en tant que telle, un espace de méditation réflexive sur sa propre pratique d’écriture. Les principaux titres en sont L’Improbable et autres essais (1953-1970) [4], Entretiens sur la poésie (1972-1990) [5] et L’Inachevable. Entretiens sur la poésie (1990-2010) [6]. La réflexion porte en particulier sur les conditions d’accès à la présence ; elle se présente donc comme le moyen d’une pensée du poème lucide, qui se déprenne des illusions venant hanter la pratique poétique. Il s’agit bel et bien de doubler celle-ci d’une conscience avertie de l’œuvre, qui s’apparente à un exercice permanent d’autocritique.

Il s’agira d’abord de comprendre d’où vient la notion de présence, ce qui la définit et en quoi elle rencontre les éléments constitutifs d’une pensée de la méditation. Les quatre essais consacrés au haïku nous inviteront ensuite à dégager la nature de la relation, faite d’attraction et de mise à distance, de Bonnefoy avec la forme poétique attachée à la pratique de la méditation. La comparaison entre le « plus petit poème de Bonnefoy » et un haïku de Ryôta nous conduira enfin à mettre à l’épreuve les éléments conclusifs de cette étude.

Présence et méditation

La mythologie personnelle autour de laquelle s’est construite la pensée poétique d’Yves Bonnefoy repose sur deux schémas structurants, l’un historique, l’autre biographique et existentiel.

La modernité poétique puise son origine dans la fracture cosmologique qui, à la Renaissance et dans les décennies suivantes, a fait voler en éclat l’assise ontologique de l’humanité. Tel est le leitmotiv des essais critiques de Bonnefoy. Alors que chaque individu se trouvait justifié, alors que le langage reflétait l’essence de l’Être, alors que la finitude s’inscrivait elle-même dans le prolongement de l’Être, la brusque mise en question du cosmos introduisit le hasard aux lieu et place de l’Être. Le « lieu » s’est fait « espace [7] ». Ce premier schème, fondateur de la modernité, présente alors un double enjeu, ontologique et linguistique. Non seulement la disparition de l’assise ontologique porte en germe tout le désenchantement moderne, mais elle se trouve redoublée au plan du langage, celui-ci perdant sa transparence et découvrant le drame de son « arbitraire » : le référent se voit donc brusquement congédié du mot. Tout l’intérêt de la lecture de Bonnefoy tient au lien étroit établi entre ces deux dimensions – ontologique et linguistique – et au retour récurrent de cette crise moderne au fil de l’histoire. Les réponses offertes à cette fracture sont pour l’essayiste et poète de deux ordres : ou bien le poète choisira de s’enfermer dans un « château de parole [8] » – ce sera le choix d’une reconstitution du cosmos à l’échelle du langage (Bonnefoy nommera bientôt cette première tentation celle du « concept ») – ; ou bien il fera le choix risqué de la « présence », définie comme la relation de l’être fini au monde sensible, dans la conscience de cette finitude. La présence passe par la prise de conscience, chez le sujet, de sa propre existence, une existence contingente et incertaine. Tel est le sens de la notion dans les essais des années 1950 (« Les Tombeaux de Ravenne [9] » en particulier).

À ce schéma historico-linguistique, s’ajoute un schème existentiel, prenant appui sur des données biographiques, un schème qui vient enrichir, complexifier et contester sourdement le premier dispositif. Courant souterrainement dans toute l’œuvre de Bonnefoy, l’attrait de « l’arrière-pays » est longuement analysé, déployé dans ses aspects sensibles, biographiques, géographiques, métaphysiques et ontologiques dans l’essai de 1971 [10]. C’est à une disposition de sa sensibilité que s’intéresse d’abord Bonnefoy : en dépit de son attachement au terrestre, malgré son refus des arrière-mondes, malgré son anti-platonisme qui donna naissance à l’un de ses tout premiers recueils, Anti-Platon (1947), le poète doit reconnaître qu’en toute situation de sa vie, sa sensibilité a été requise par l’appel des lointains, par l’attrait de l’horizon et de ce qu’il dérobe au regard. Cet appel décolore brusquement l’ici au profit d’un ailleurs, celui-ci prenant les teintes de l’Éden. Tout l’essai de 1971 éclaire alors comment, luttant contre cette disposition qu’il qualifie de « gnostique », le poète reconnaît être pris constamment au piège de celle-ci. La présence, ainsi, doit être en permanence reconquise contre la tentation de l’ailleurs. Pourtant, cet essai est aussi une tentative de dépassement. Il a été rédigé en ces années qui correspondent au grand tournant de l’œuvre de Bonnefoy. Autour de Dans le leurre du seuil, l’œuvre de Bonnefoy s’emploie à reconquérir la terre, une terre acceptée dans sa banalité et sa fragilité mêmes, dans sa contingence et son hasard. Changement décisif pour nous, car il va nous permettre d’éclairer pourquoi le haïku entre dans la pensée poétique de Bonnefoy en ces mêmes années. Lorsque la sensibilité du poète se portait jusqu’alors de manière compulsive vers l’horizon, elle accepte de se recourber à présent vers l’ici, un ici qui peut être partout [11]. C’est à partir de ce tournant de l’œuvre de Bonnefoy, reconsidérant dans toute leur plénitude les données de l’immédiateté, que la notion de « présence » peut à présent être confrontée à la pratique de méditation.

S’impose en premier lieu un constat : Bonnefoy refuse systématiquement et catégoriquement de réduire le poème au texte, et en cela de dessiner une ligne de partage entre écriture et existence. L’affirmation est constante dans toute l’œuvre, elle a trouvé en certaines figures ses modèles – en particulier le « changer la vie » de Rimbaud, compris du reste plutôt comme un « retour à la réalité rugueuse à étreindre » que comme une alliance avec les puissances de l’imaginaire, dont se défie fortement Bonnefoy. Le poème relève donc d’un mode d’existence, il est un ethos, il doit se comprendre davantage comme un moyen que comme une fin. Un premier rapprochement avec la méditation peut ici être tenté : le terme sanscrit « bhavana », qui désigne l’expérience méditative, est bâti sur la racine « bhava » renvoyant à l’activité d’exister [12]. Toute l’entreprise poétique de Bonnefoy consiste d’ailleurs à accorder une dimension ontologique à cette activité :

Mais il est certain que par-dessous le discours de l’information ou de la pensée, par-dessous la réflexion du philosophe ou du moraliste, il faut qu’il y ait une activité de l’esprit qui montre qu’il y a du sens à vivre, qui rappelle que nous avons de l’être [13].

Activité « montrant », « rappelant » et questionnant, la poésie est ainsi un mode d’être qui ne saurait en cela se clore sur une production écrite, présentée quant à elle comme tributaire des réseaux conceptuels qui la conditionnent : « Il faut assurément penser que la poésie n’est pas la littérature, que la voix qui veut la poésie n’est pas le texte qui figure ou analyse ou simplement joue [14]. » Si elle excède donc le cadre des mots et engage l’ensemble d’un mode d’être, la poésie conduit à cette conséquence étrange qu’elle réside in fine, pour le poète comme pour le lecteur, hors du livre. « Lever les yeux du livre », tel est le titre d’un essai de Bonnefoy recueilli dans les Entretiens sur la poésie [15] : interrompre la lecture du texte serait paradoxalement le seul moyen d’accomplir celui-ci. On le constate, l’activité poétique est d’abord pensée par Bonnefoy comme une forme de déprise, de désengagement à l’égard du texte. Cette activité est donc présentée non pas en soi, mais comme un moyen de se libérer d’une entrave. C’est pourquoi le terme de « présence » est très souvent accompagné de ce qui s’y oppose : la poésie est « ce qui trouve la présence derrière les représentations [16] », ailleurs elle est la « déconstruction des représentations [17] ». La poésie se définit donc en creux, comme un geste salvateur d’affranchissement, plutôt que par un contenu qui l’autoriserait à prétendre à une quelconque vérité : « La poésie n’est pas le déploiement d’une vérité. Elle est la bêche qui retourne le sol des significations conceptuelles, le travail du négatif qui les dépossède de leur emprise sur la figure du monde [18]. »

Dès lors, à la question « qu’est-ce que la poésie ? » ou « qu’est-ce que la présence ? », les textes critiques de Bonnefoy semblent préférer un « quel est l’effet du poème ? ». Là aussi, la tradition de l’expérience méditative se retrouve pleinement ici. L’étymologie latine du terme « meditari » signifie « prendre soin ». La racine « med- », qui s’oppose en cela à la racine « men- » (désignant l’activité mentale, la réflexion), renvoie à l’activité d’attention pensée comme l’apport d’un soin, d’une guérison [19]. La pensée de Bonnefoy se situe très exactement dans cet horizon : le poème a une fonction de réparation, et ce d’une part parce qu’il ravive les mots que l’usage ordinaire a banalisés, de l’autre parce qu’il tente d’ouvrir une voie vers ce que Bonnefoy nomme « l’indéfait ». Le premier point est très soigneusement affranchi d’une approche exclusivement textualiste : redonner aux mots une qualité d’intensité et de présence, c’est dans le même mouvement reconstruire la personne, l’aboucher pleinement au monde, la désengager des réseaux notionnels dans lesquels elle pourrait risquer de s’enfermer. Le trajet se situe du reste dans les deux directions, des mots à la personne, et réciproquement : « Que l’expérience elle-même soit un authentique travail de la personne sur soi, et les mots en seront changés d’une certaine façon qui rassemble [20] ». Ce travail de réparation des mots justifie pleinement le « besoin de poésie » en chacun, et crée l’espace d’une communauté refondée : « Le besoin de poésie existe chez tout le monde parce qu’il est comme la réparation incessante que la parole opère sur elle-même [21] ». À cette visée à la fois existentielle et linguistique s’ajoute plus décisivement encore une dimension ontologique autour du terme, récurrent sous la plume de Bonnefoy, de « l’indéfait ». Sur ce point, Bonnefoy opère une distinction essentielle : si le « projet poétique » consiste à « rester au contact de l’indéfait du réel [22] », ce n’est pas parce que le poème reconstitue l’unité du monde (ce qui formerait une sorte de fantasme démiurgique étranger à la pensée de Bonnefoy, soucieux d’inscrire son œuvre dans le cadre d’une modernité ayant fait son deuil du sacré). Le poème, au contraire, garde la mémoire de l’unité du monde ; il est donc un indice en direction d’une dimension qui l’excède, et dont il serait le souvenir : « La poésie est un rappel, la mémoire au sein du langage de cette dimension de présence qui s’efface du concept [23]. » Le poème, gardant mémoire de cette unité, rejoint ainsi pour Bonnefoy l’expérience du silence : « Quand nous nous taisons, quand nous faisons taire en nous le langage, nous sommes présents dans un monde que nous n’avons plus le moyen de parcelliser, de différencier, nous sommes dans cette unité [24]. » Si la fonction réparatrice subsiste donc, celle-ci n’agit pas directement sur le monde, mais sur notre rapport à celui-ci : il s’agit bien de retrouver par le poème le lien avec cet « indéfait » extérieur au langage.

La présence se définit donc comme relation : relation du sujet fini au monde, relation qui forme le mode d’être du poète et du poème. Le sens de ce dernier ne s’épuise donc jamais, car tout acte de réappropriation du poème relance cette relation au monde. L’écrire est un lire, le lire est un écrire, et tous deux, in fine, sont des modes d’existence.

Si tous ces points forment un espace de rencontre convaincant entre Bonnefoy et la pratique de la méditation, reste à saisir comment le cadre de la méditation orientale peut s’accorder avec l’univers poétique de Bonnefoy. Reste, en cela, à comprendre la relation de ce dernier à la tradition du haïku.

Yves Bonnefoy et le haïku

En 1972, quatre années après un voyage en Inde puis au Japon, Bonnefoy consacre un essai à Bashô, « La fleur double, la sente étroite : la nuée [25] » – la revue L’Éphémère publiant la même année une traduction du journal de voyage de Bashô sous le titre La Sente étroite au bout du monde. Par-delà les circonstances, l’évolution de la pensée poétique de Bonnefoy a rendu nécessaire cette rencontre avec l’Extrême Orient. L’œuvre de Bonnefoy, on l’a dit, amorce en effet en ces années 1970 son « tournant » : la présence est désormais accueillie hic et nunc, dans son caractère hasardeux et contingent. C’est autour de cet accueil du sensible dans toutes ses dimensions que Bonnefoy rencontre alors le haïku. Il ne faudrait toutefois pas négliger, par ailleurs, le contexte littéraire dans lequel cette rencontre a lieu : lorsque Bonnefoy commence à écrire sur le haïku, la pensée orientale a été, en France, « captée » par le courant des écrivains gravitant autour de la revue Tel Quel. Il s’agissait pour ceux-ci de s’extraire d’une pensée du sujet associée à l’idéologie bourgeoise. Ce contexte va certainement peser dans l’appréhension du haïku par Bonnefoy, et expliquer pourquoi, dans ses textes récents, l’adhésion est au contrairement nettement plus franche.

Le poète et essayiste choisit de se porter vers cette forme qui connaît un véritable retour dans la poésie du XXe siècle (traductions, éditions [26], écritures inspirées de la forme japonaise, de Claudel à Éluard et Jaccottet). Bonnefoy, quant à lui, développe deux arguments justifiant l’attirance le portant vers cette forme et vers son contexte. D’une part, la brièveté du haïku court-circuite la tendance narrative inscrite de façon latente dans le poème et, plus encore, la démarche analytique ; elle favorise au contraire la saisie immédiate de l’unité, selon la logique qui est celle de la « présence » :

Qu’est-ce qui caractérise, en effet, un texte bref ? Une capacité accrue de s’ouvrir à une expérience spécifiquement poétique […]. Le poème bref est à l’abri de cette tentation de prendre du recul par rapport à l’impression immédiate […]. Nous sommes rapatriés dans ce sentiment d’unité que le long discours nous ferait perdre [27].

Le très peu est la condition d’un accès au Tout. Cette saisie de l’Unité passerait par une forme de maillage des composantes sensibles : tous les éléments du sensible, sans distinction, sont accueillis dans la forme poème, qui offre la possibilité pour chaque chose de développer sa puissance d’exister. Bonnefoy insiste ainsi sur la « joie de chaque chose à être elle-même », sur ce « jeu de présence à présence », qui permet de « vérifier le bien-fondé de toute existence [28] ». La poésie japonaise parvient donc à la fois à saisir le jeu des différences et à les rassembler en un tout – conjonction facilitée par la brièveté.

Le deuxième argument tient à la nature idéogrammatique de l’écriture ; celle-ci va constituer une ligne de force de la pensée de Bonnefoy, dont on a vu qu’elle situait la fracture de la modernité dans la prise de conscience de l’arbitraire du langage. L’idéogramme a donc, dans un premier temps, de quoi séduire le poète, lui qui garde un peu de la « figure des choses » dans son apparence. Sans proposer pour autant une lecture cratyléenne de l’écriture idéogrammatique, Bonnefoy aime rappeler l’origine lointaine de celle-ci, cette empreinte que les choses auraient laissée dans les signes, ce mimétisme dont l’idéogramme garde le souvenir. C’est dès lors, là encore, une ontologie qui en résulte directement : les « existences » y sont « articulées dans un ordre du monde », « le mot et la chose ne font qu’un [29] ». La « modernité » s’en trouverait d’une certaine manière conjurée, et ses effets abolis. Si un peu de la substance du monde est préservée dans le poème par le biais de son langage idéogrammatique [30], alors le monde se donne au sujet, qui se donne à lui. Rencontre et échange fondant l’expérience de la méditation.

Mais ces essais masquent mal dans le même temps certains points de divergence, que le rapprochement – étrange à première vue – entre le haïku et la poétique de la « notion pure » chez Mallarmé laisse affleurer. Les deux premiers essais sur le haïku (1972 et 1976) esquissent de fait ce parallèle, qui s’inscrit dans la propre réévaluation, par Bonnefoy, du poète de « L’Après-midi d’un Faune ». Ce rapprochement éclaire décisivement la relation de Bonnefoy au haïku. De fait, alors que la critique a insisté sur le congé donné par Mallarmé à l’extériorité au profit d’un idéalisme reconstruit à même le vers, Bonnefoy va à l’opposé reconduire Mallarmé vers le monde sensible : selon lui, la « notion pure », dont Mallarmé écrit en 1866 qu’elle est la « clé de sa dernière cassette spirituelle », consiste à libérer chaque mot des multiples représentations, des réseaux notionnels et conceptuels dont il est tributaire dans la langue commune. Le mot, ainsi affranchi de ces représentations, produit alors par le jeu de ses sonorités un équivalent sensible de l’objet qu’il désigne. En cela, le réel, qui était perdu par et dans le concept, est retrouvé dans la « notion pure », et il est retrouvé dans sa profusion infinie, dans sa réserve insoupçonnée de sensations. Cette option, toutefois, n’est pas sans questionner Bonnefoy, le poète de l’incarnation. Car Mallarmé se voit contraint de sacrifier l’être fini, incarné et désirant. Pour retrouver la plénitude sensorielle et s’affranchir des représentations conceptuelles, il a fallu dans le même temps abandonner la temporalité de l’existence. Tous les points de cette démonstration se trouvent transposés dans la réflexion de Bonnefoy sur le haïku.

S’agissant de la langue idéogrammatique, dont on a vu qu’elle séduisait d’abord Bonnefoy par la façon dont elle retenait une part du monde sensible en elle, le poète et essayiste dévoile ensuite l’insuffisance : les haïkus rapprochent des choses-mots, mais cet échange entre les choses se limite au seul « niveau sémantique, sans traces de conceptions subjectives, sans hasard [31] ». Contre toute attente, l’adhésion de chaque signe à la chose lui donne une transparence appauvrissante, qui n’est pas loin de rejoindre, dans ses effets, la « langue » – du concept –, par opposition à la « parole » incarnée. Étonnant renversement de la perspective initiale.

Cette réticence à l’égard de l’idéogramme mène alors au cœur de la réflexion de Bonnefoy et à l’opposition entre sa propre méditation de la présence et celle que propose le haïku. En se privant selon lui d’une dimension existentielle, le haïku pourrait bien ne bâtir qu’un séjour terrestre illusoire, un séjour où des ombres seules peuvent se mouvoir, un séjour où l’être fini n’a pas sa place. Bonnefoy introduit pour ce faire une équation volontairement dérangeante. Si le haïku livre, on l’a vu, le tout du monde, ce tout se dévoile dans le même temps un « rien », un vide : « Et pourtant, c’est dans cette profusion si précisément dessinée qu’on perçoit bientôt un effacement, de toute part, et le vide [32]. » Les analogies autour desquelles se bâtit la poétique du haïku sont, selon le poète, des rapprochements « ne dévoilant rien » : le monde du haïku aurait renoncé à la profondeur du monde pour ne garder que le frémissement d’une surface – cette profondeur résidant dans la relation d’un sujet fini avec le monde. Là se situe le point de clivage déterminant entre présence et pensée du haïku.

L’essai consacré au récit de voyage de Bashô porte l’essentiel de cette remise en question. L’épisode de la « petite Kasané », à la fin de l’essai, est sur ce point significatif. Bonnefoy s’attache à une page du journal de Bashô : celui-ci, au début du voyage qu’il entreprend avec son disciple Sora, choisit de faire ses adieux à un ami ; il coupe pour ce faire sa route à travers champs, se perd, et rencontre finalement un paysan lui proposant en aide un cheval pour guide. Bashô accepte ce cheval ; il s’attarde alors sur la figure de deux enfants qui le suivent tandis qu’il s’éloigne ; l’une d’elles se nomme « Kasané » – prénom signifiant en japonais « fleur double ». Significativement, cet épisode du journal contient alors l’insertion d’un haïku, non de Bashô mais de son disciple Sora, haïku qui déploie le sens du prénom Kasané :

Kasané, dis-tu ?
à l’œillet double pour sûr
s’applique ce nom [33]

Bonnefoy introduit alors une distinction, qu’il juge cruciale, entre deux approches de l’enfant Kasané : celle de Bashô qui, en ses lignes, la dote d’une existence, en fait un être d’espoir, de vouloir, un être incarné pleinement inscrit dans un lieu ; celle de Sora qui, quant à lui, réduit Kasané à la valeur sémantique de son nom propre et rabat ainsi ce dernier sur un nom commun. Bonnefoy y voit là la démarche du poète de haïku qui « délivre les mots du hasard ». Sora incarnerait la négation de la durée, du temps fini, et Bashô la « liberté de l’instant », la « durée ouverte et imprévisible ». À cette étape, Bonnefoy n’est pas loin de conclure que le haïku, en tant que tel, porte à cette négation de la finitude et de la considération des données de l’existence. L’essai débouche toutefois sur une autre conclusion. De fait, le haïku, parce qu’il est bref, devient plutôt l’espace d’une conciliation possible : « [Dans le haïku], la vérité de la loi cosmique et celle de l’instant humain peuvent se nouer là, se dénouer, se recomposer [34]. »

Sans doute cette tentative de conciliation permet-elle finalement d’éclairer l’évolution de la pensée de Bonnefoy sur le haïku, une pensée qui, peu à peu, choisit de réévaluer l’effacement oriental du « moi ». Bonnefoy clôt de fait son troisième essai sur le haïku en revenant sur son propre passé de poète et sur le texte qui, dans son recueil de 1953, Du Mouvement et de l’Immobilité de Douve, lui paraît se rapprocher de la forme brève japonaise :

Tu as pris une lampe et tu ouvres la porte Que faire d’une lampe, il pleut, le jour se lève [35].

Dans le contexte d’un recueil qui tente un travail progressif de mise à distance de la « destinée personnelle », ces deux vers marquent un moment de bilan (mais provisoire), comme si le moi acceptait ici de se taire, de s’effacer, pour que « se dresse devant nous la réalité silencieuse, à la fois très étrangère à notre souci et mystérieusement accueillante [36] ». Si le premier vers souligne encore la présence d’un sujet, le second voit de fait celle-ci s’effacer dans l’évidence du jour :

la découverte au matin de la pluie qui couvre la campagne, le « moi » qui dans cette grande évidence silencieuse se détache soudain de soi, si bien que plus n’est besoin de la lampe qui aurait servi à la poursuite d’une de ces activités ordinaires, et une lumière nouvelle qui paraît, ou plutôt la lumière de chaque jour qui paraît de façon nouvelle [37].

Bonnefoy remarque alors que ce texte est celui qui, chez lui, entretient la plus grande parenté avec le haïku. Essentiel, ce moment où la voix occidentale se tait en lui pour écouter le silence du monde et laisser cette évidence déborder le langage. On serait alors tenté, dans le tout dernier temps de cette étude, de rapprocher ces deux vers de Bonnefoy d’un haïku japonais. Singulière proximité, en effet, avec ces vers du poète Ryôta :

Qui veille là-bas
la lampe encore allumée
pluie froide à minuit [38]

Un mouvement similaire s’y découvre : interrogation sur la personne, attachée au motif de la lampe, une personne en posture de « veille » attentive au sensible ; puis effacement de celle-ci dans l’évidence d’une pluie froide, à minuit, qui rend au monde toute sa plénitude. Mais Bonnefoy fait se lever le jour sous la pluie, quand Ryota plonge son haïku dans la nuit. Peut-être ce léger détail laisse-t-il subsister la tension entre un temps finalisé, gardant mémoire d’un sujet désirant, et l’accueil d’un monde où s’efface finalement toute trace d’une subjectivité. La méditation est finalement prise dans l’étau d’une contradiction : si l’exercice pratique du poème est pour Bonnefoy essentiel, s’il est en cela une invitation à ouvrir la poésie sur un au-delà du langage, cet exercice de la méditation peine à se libérer totalement d’une ressaisie subjective. Il semble bien que le sujet offre, pour Bonnefoy, la garantie d’un exercice pleinement spirituel ne se dissipant pas dans une contemplation passive du sensible. C’est ce risque que Bonnefoy entend souligner, car le monde retrouverait, à ses yeux, une suffisance purement illusoire, une plénitude qui ne serait que le miroir d’un langage clos sur lui. En d’autres termes, seule l’interrogation inquiète d’un sujet fini peut, chez Bonnefoy, fonder la pratique du poème comme exercice de méditation. Il y a là, sans doute, un équilibre fragile, ténu, entre deux traditions, un pas en direction de l’Orient.

Un pas qui demeure « dans le leurre du seuil ».

Notes

[1Surtout dans les années 1970.

[2« La fleur double, la sente étroite : la nuée » (1972), dans La Vérité de parole et autres essais, Paris, Folio / Essais, 1995, p. 553-573 ; « Du haïku » (1976), préface à Haïkus. Anthologie. Texte français et avant-propos de Roger Munier, Paris, Points, coll. « Poésie », 2006, p. 13-29 ; « Le haïku, la forme brève et les poètes français » (2000) et « Peut-on traduire le haïku ? » [2010], dans Jérome Thélot et Lionel Verdier (dir.), Le Haiku en France, poésie et musique, Paris, Kimé, 2011, p. 255-266 et p. 19-40.

[3Dans les deux premiers essais tout du moins. Les essais des années 2000 témoignant quant à eux d’une nette évolution de la pensée du poète sur la question du haïku.

[4Yves Bonnefoy, L’Improbable et autres essais, Paris, Folio, coll. « Essais », 1992.

[5Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie, Paris, Mercure de France, 1992.

[6Yves Bonnefoy, L’Inachevable. Entretiens sur la poésie (1990-2010), Paris, Le Livre de poche, coll. « biblio », 2012.

[7Ce schème prend appui sur une scène fantasmatique courant dans de nombreux essais de Bonnefoy : l’image de Galilée découvrant dans sa lunette la surface crevassée de la lune, et à travers elle la nature matérielle, rongée de hasard, constituant l’astre.

[8 L’Improbable et autres essais, op. cit., p. 109.

[9Ibid., p. 13-30.

[10Yves Bonnefoy, L’Arrière-pays, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1998.

[11Voir sur ce point les analyses de Patrick Née, Poétique du lieu dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy ou Moïse sauvé, Paris, PUF, coll. « Littératures modernes », 1999.

[12Je renvoie sur ce point aux analyses de Fabrice Midal dans La Méditation, Paris, PUF, coll. « Que sais-je », 2014, p. 8.

[13 L’Inachevable, op. cit., p. 419.

[14Ibid., p. 529.

[15Entretiens sur la poésie, op. cit., p. 223-240.

[16Yves Bonnefoy, « Raviver les mots », L’Entretien, 2016, p. 32.

[17 L’Inachevable, op. cit., p. 382.

[18Ibid., p. 372.

[19Voir sur ce point les analyses de Fabrice Midal dans La Méditation, op. cit.

[20L’Inachevable, op. cit., p. 213.

[21« Raviver les mots », L’Entretien, op. cit., p. 32.

[22L’Inachevable, op. cit., p. 373.

[23« Raviver les mots », L’Entretien, op. cit., p. 15.

[24Ibid., p. 20.

[25« La fleur double, la sente étroite : la nuée », dans Mouvements premiers. Études critiques offertes à Georges Poulet, Paris, José Corti, 1972. Texte repris dans La Vérité de parole et autres essais, op. cit.

[26Signalons le rôle déterminant joué par R. H. Blyth, dont la somme (Haïku. Quatre volumes, La Presse Hokuseido, 1949-1952) a marqué de nombreux poètes français.

[27« Le haïku, la forme brève et les poètes français », dans Le Haïku en France. Poésie et musique, op. cit., p. 257-258.

[28« La fleur double, la sente étroite : la nuée », dans La Vérité de parole, op. cit., p. 556.

[29« Peut-on traduire le haïku ? », dans ibid., p. 24.

[30Ces analyses sur la langue japonaise, propice à l’expérience de l’unité, sont reprises dans l’essai de 2000, qui insiste sur les dimensions lexicale et syntaxique.

[31« La fleur double, la sente étroite : la nuée », dans La Vérité de parole, op. cit., p. 560.

[32Ibid., p. 557.

[33Ibid., p. 563.

[34« La fleur double, la sente étroite : la nuée », dans op. cit., p. 571. Nous soulignons.

[35Du Mouvement et de l’Immobilité de Douve, dans Poésies, Paris, Poésie / Gallimard, 1982, p. 106.

[36« Le haïku, la forme brève et les poètes français », dans op. cit., p. 264.

[37Ibid.

[38Haïkus, Anthologie, op. cit., p. 203


Pour citer l'article:

Anne GOURIO, « Yves Bonnefoy, le haïku et la méditation de la présence » in Poésie moderne et méditations, Actes des journées d’étude organisées à l’Université de Rouen les 21 mars 2017 et 19 mars 2018, publiés par Christophe Lamiot (ÉRIAC) et Thierry Roger (CÉRÉdI).
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 21, 2018.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?yves-bonnefoy-le-haiku-et-la.html

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