Accueil du site > Actes de colloques et journées d’étude (ISSN 1775-4054) > Le Public de province au XIXe siècle > Une « comédie des comédiens de province »

Isabelle Moindrot

Université François Rabelais, Tours

Une « comédie des comédiens de province »

A propos des Comédiens, de Casimir Delavigne
(Théâtre de l’Odéon, 1820)


Texte complet


Il existe, on le sait, une longue tradition de la « comédie des comédiens », où se déclinent depuis l’époque baroque la plupart des questions théoriques et pratiques sur l’art et la manière de faire du théâtre. Beaucoup de ces pièces, qui célèbrent l’ambiguïté fondamentale de l’univers théâtral à travers des personnages conventionnels ou pittoresques, sont passées à la postérité. Ce n’est pas le cas des Comédiens de Casimir Delavigne (1793-1843) – la comédie des années romantiques ayant du mal à trouver sa place dans notre mémoire culturelle, face à l’écrasante stature du drame romantique et à la liberté de facture de la comédie selon Musset. Pourtant cette deuxième pièce de Casimir Delavigne, comédie en vers représentée pour la première fois sur le théâtre de l’Odéon le 6 janvier 1820, est extrêmement intéressante, en ce qu’elle donne à voir non seulement les prestiges de la théâtralité en général ou les usages d’une profession à un moment de son histoire, mais les particularismes du théâtre provincial, depuis la conception du texte jusqu’à la représentation, et depuis la diffusion de l’information sur le spectacle jusqu’à la réception de celui-ci par le public. Autrement dit, en dépit de ce titre qui semble se focaliser sur les acteurs, Les Comédiens livrent un tableau complet de la « chaîne de production » du théâtre, comme si l’une des spécificité de la province était ce lien étroit, passionné et conflictuel, entre les artistes dramatiques et le public. Paradoxalement, la médiocrité de la province (sujet de prédilection pour le roman réaliste à venir), dont les comédiens ici ne sont pas exempts, loin s’en faut, sera l’occasion de célébrer l’absolu artistique.

La source immédiate des Comédiens est en effet l’expérience de Casimir Delavigne comme auteur dramatique. La pièce fait suite aux Vêpres siciliennes, que l’on cite généralement aujourd’hui parce qu’elle a servi de source à l’opéra de Giuseppe Verdi, sur un livret de Scribe (un ami très proche des frère Delavigne) et Duveyrier. Mais après avoir été « reçue à corrections », puis refusée par la Comédie-Française, et finalement créée en 1819 avec un immense succès pour l’inauguration de l’Odéon [1], cette tragédie liminaire constitue l’expérience théâtrale fondatrice d’un jeune poète, célèbre essentiellement pour son inspiration épique [2]. S’il est promis à un bel avenir dramatique [3], pour l’heure, dans ces années qui précèdent d’une dizaine d’années l’explosion du drame romantique, il découvre surtout les tracasseries de la vie théâtrale parisienne. Et dans les Comédiens, Delavigne signe doublement sa pièce, en si figurant lui-même dans le type du jeune auteur dramatique qui s’efforce de faire représenter sa première pièce.

Le Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse présente ainsi Les Comédiens comme une succession de « scènes comiques sans lien dramatique entre elles », que l’auteur aurait écrites « plutôt pour donner satisfaction à son esprit railleur que pour faire une pièce ». L’idée de réunir ces scènes éparses lui serait venue ultérieurement, après le succès des Vêpres siciliennes, et parce que l’un des bulletins de vote du comité de la Comédie-Française ayant refusé Les Vêpres siciliennes était ainsi formulé : « Je reçois cet ouvrage malgré ces défauts ; j’y trouve la preuve que l’auteur un jour écrira très-bien la comédie ». C’était celui de Thénard, successeur de Dugazon dans l’emploi de premier comique. Les Comédiens dresseraient ainsi le tableau satirique non pas de la province, mais des mœurs de la Comédie-Française, dont Delavigne aurait voulu se venger. « Les mœurs, les usages de MM. de la Comédie-Française étaient pris sur le vif et peints avec un naturel qui ouvrait le champ aux applications personnelles », poursuit l’article. Autrement dit, en mettant à l’affiche un semblable sujet, le second théâtre français escomptait attirer le public en tirant parti de la curiosité. Sujet à clé, donc, et sujet ultra parisien… Pierre Larousse affirme ainsi que la curiosité aidant, la foule assiégeait les portes de l’Odéon dès midi. Des sociétaires de la Comédie-Française se seraient introduits dans le théâtre, espérant peut-être une chute : « Ils savaient que la pièce avait fait peur même aux comédiens qui devaient la jouer ». Pourtant, si la pièce n’avait mérité qu’un succès de scandale, on comprend mal pourquoi elle aurait été reprise, à la Comédie-Française elle-même, en 1832. Alors, qu’en est-il au juste ?

Elaborée sur le mode de la grande comédie (en vers, en 5 actes, et sans couplets), et dans un style truffé de références au grand répertoire tragique (souvent cocasses dans un contexte de comédie), cette comédie qui témoigne d’une réelle maîtrise de la scène, propose une intrigue dont la mécanique s’apparente à celle du vaudeville, au moyen de personnages qui correspondent aux emplois traditionnels de la comédie. Archaïque en apparence, respectueuse des traditions littéraires, elle ouvre ainsi des voies souterraines, du côté de Scribe, Labiche, Feydeau, Offenbach, tout en revendiquant la filiation satirique et morale de la grande comédie de caractère. Elle offre de surcroît un tableau assez exact de l’industrie dramatique au XIXe siècle. Enfin, avec ses types scéniques fortement caractérisés, son goût du mélange et de la parodie, la pièce est un manifeste pour le théâtre, coloré, vif, éminemment scénique, et dès lors parfaitement universel.

Une comédie des emplois et des types

Remarquablement bien ficelée, la comédie de Delavigne fonctionne en effet sur les principes de la comédie d’intrigue, avec imbroglios, identités masquées, rivalités amoureuses, rivalités professionnelles.

Le prologue se déroule à l’extérieur du théâtre, sur une place publique, et présente deux personnages qui ne reparaîtront pas dans la pièce elle-même : un comédien apprenant son rôle (Dallainval), et un comédien à la retraite (Derville), en train d’analyser une affiche annonçant le prochain spectacle : « Second-Théâtre-Français. Aujourd’hui la première représentation des Comédiens, comédie en cinq actes, en vers… ». Tout le monde a reconnu la pièce même de Delavigne, et le théâtre de l’Odéon où elle fut créée. Comédiens sur la scène, comédiens dans la salle. Le prologue fait naturellement de celle-ci une pièce enchâssée, à la manière baroque. De plus, les noms choisis par Delavigne renvoient à l’histoire du théâtre. Léonor-Jean-Christine Soulas d’Allainval, dit l’abbé d’Allainval, n’est-il pas un auteur dramatique du XVIIIe siècle, dont le plus grand succès fut L’Ecole des bourgeois [1728], repris régulièrement au Théâtre-Français ? Mais l’intérêt particulier des Comédiens réside dans le fait qu’on assiste au making of du spectacle. Temps de la création et temps de la représentation se replient ainsi l’un sur l’autre, indiquant nettement l’une des pistes favorites du théâtre moderne.

Mais qui sont-ils, ces comédiens ? D’abord, ils constituent une troupe de province, établie à Bordeaux. Mais désignons-les par leurs emplois, leurs noms de scène, leurs traits dominants. Il y a tout d’abord le « jeune premier » ignare et vieillissant (Floridore), le « père noble », acteur assez lugubre ruminant l’échec de ses débuts à Paris (Blinval), le « valet » bavard et intriguant (Belrose), amoureux éconduit de la soubrette, le « confident » bonasse et sans personnalité qui tient aussi la billetterie (Bernard), la « grande coquette » envieuse (Madame Blinval), l’« ingénue » (Lucile) amoureuse du jeune auteur, la « soubrette » (Mademoiselle Estelle), qui cherche désespérément un époux au-dessus de sa condition, et enfin le « jeune auteur » Victor, qui dès le départ, se pose en figure cornélienne :

Et c’est ce bruit flatteur qu’on nomme une victoire !
Un cœur né généreux poursuit une autre gloire !

Du triomphe de sa pièce dépend son mariage avec Lucile, et le courage, l’enthousiasme littéraire, les qualités d’âme de ce personnage se révéleront au fil des épreuves ménagées par les intrigues des différents personnages.

La mécanique de la comédie s’appuie en effet sur les stéréotypes du théâtre, mais aussi sur le système des emplois. Les personnages d’acteurs ont à la ville toutes les caractéristiques des personnages qu’ils jouent à la scène. Ainsi on découvre tout d’abord le valet de la troupe, lequel a troqué son nom de ville contre un joli nom d’acteur (il n’est plus Lebrun, mais Belrose), et qui ne peut QUE chercher à aider son maître, avec de bonnes mais aussi de très mauvaises idées, qui mettront en branle la machine. Et ce maître, qui est-il donc ? Floridore, dont le nom ferait avec Belrose une belle paire champêtre ? Pas tout à fait, on va le voir. Car ce dernier est « un amoureux de jeunesse un peu mûre » – autrement dit un Comique avant tout. Et il faut au « Crispin de la troupe » un maître d’une autre dimension.

En fait, deux personnages extérieurs au monde du théâtre viennent se mêler plus ou moins innocemment à cette troupe comique. Ce sont deux vieux amis s’étant perdus de vue, et qui se retrouvent par hasard, exactement comme les deux personnages du prologue. L’un est désigné comme un « riche héritier » : c’est Granville. L’autre n’a que son titre, qui parle de lui-même : Lord Pembrock. Le premier est un jeune homme de bonne famille ayant déjà pas mal vécu et voyagé ; il est là pour épouser sa cousine (l’ingénue), qu’il n’a jamais rencontrée, ou à défaut pour la doter. Mais, au préalable, il désire s’assurer de sa moralité (quand même, c’est une actrice). En lisant le journal, il a l’idée de faire croire à Lebrun-Belrose qu’il est un « inspecteur général » venu incognito de Paris observer l’état du théâtre dans les provinces. Le valet, ravi d’être dans la confidence, après avoir d’abord consciencieusement débiné ses partenaires, l’introduit auprès de ses compagnons comme auteur dramatique. Sous ce double masque, Granville aura tout le loisir de pénétrer dans le tourbillon du théâtre. S’étant déclaré sans succès auprès de la jeune fille, Granville renoncera très vite à ses prétentions pour favoriser son rival – qui est aussi son double (n’oublions pas que le voyageur Granville s’est fait passer pour auteur, et que, symétriquement, la gloire dramatique du jeune auteur va bientôt faire le tour du monde), en plus d’être un double de Delavigne lui-même.

Quant au second personnage extérieur à la troupe, Pembrock, il s’apprête lui aussi à convoler. Il doit s’unir à une Baronne bordelaise, rencontrée de façon très romanesque, et qui lui impose huit jours de retraite pour apaiser les mânes de son ancien époux. En réalité, il s’agit d’une ruse imaginée par ladite Baronne, qui n’est autre qu’Estelle, la Soubrette, dont tous les projets de mariage échouent, et qui cherche à l’écarter de la ville, le temps pour elle de mettre fin à son contrat d’actrice. Manque de chance, le Pembrock en question apprécie fort le théâtre, et il vient pour louer discrètement… une loge grillée. Tout se complique parce qu’il laisse tomber de sa poche une lettre à sa fiancée, et que les comédiens s’en mêlent. Mais heureusement, la soubrette a plus d’un tour dans son sac, et l’Anglais beaucoup d’ardeur et de largeur de vue. Certes, Lord Pembrock est un voyageur nettement moins poétique que Lord Nelvil, et Bordeaux fait moins chic que Rome… Mais il n’empêche : Delavigne s’est amusé là à parodier Corinne, ou l’Italie de Madame de Staël. Ainsi, pour éviter l’aveu infâmant de son métier d’actrice, Estelle qui se trouve nez à nez dans sa loge avec son fiancé, s’invente aussitôt une condition de femme auteur… ce qui transporte d’enthousiasme Pembrock :

Se peut-il ? vous auteur ! Je ne me sens pas d’aise :
J’aimais sans le savoir la Sapho bordelaise.

Et dès lors il n’aura de cesse de faire triompher la pièce, courant la ville et rassemblant la claque, comme Derville au prologue.

On joue donc la pièce de Victor pendant le dernier acte de la pièce, et le public des Comédiens assiste à l’événement du côté des coulisses. C’est alors que Pembrock, qui, lui, est dans la salle, reconnaît sa fiancée sur la scène, et furieux d’avoir été berné, fait irruption en coulisses – mais le scandale est évité d’extrême justesse car Victor lui saute à la gorge… Et tout cela, en vers, naturellement. Deux fois vaincu, Pembrock quittera donc les lieux en maudissant tout ensemble le théâtre, les femmes, et les auteurs.

Tout semble donc résolu. La pièce a triomphé. Lucile épousera Victor. Elle renoncera aux planches pour se consacrer à la gloire de son mari, qui ne s’appelait pas en vain Victor. Au dénouement, le valet a le dernier mot. Victor fera le tour de l’Europe, et

Que dans un bon fauteuil il dorme à son retour !
Rideau.

Produire Les Comédiens

Dormir ? Propos de valet, certes, mais tout de même… Derrière ce « bon fauteuil », faut-il imaginer l’Académie, le siège des « quarante immortels », comme le suggère l’« Examen critique des Comédiens » [4] d’Evariste Dumoulin, cinq ans seulement après la création de l’œuvre ? Et s’il s’agissait plutôt d’un fauteuil de théâtre ? Mais alors, pourquoi y dormir ?

On l’a vu, au cœur de cette comédie d’intrigue, Delavigne a placé une critique du théâtre contemporain, de ses œuvres et de ses mœurs. Et en effet, si le système des emplois rattache les personnages à la tradition théâtrale la plus codifiée, c’est pourtant une époque précise que ressuscite à sa manière les Comédiens de Delavigne. S’il peint le monde du théâtre, c’est aussi la société de son temps qu’il entend peindre, railler, corriger. Non pas dans l’analyse réaliste ou approfondie des caractères (tous ici sont des fantoches), ni même, comme ce sera le cas dans les drames de Dumas, dans les sujets évoqués (rien de plus banal ici que ces mariages et ces querelles d’artistes), mais incidemment, dans l’évocation des pratiques théâtrales elles-mêmes. Car celles-ci ne portent pas seulement la marque des travers individuels, elles engagent toute la production du spectacle, depuis l’écriture poétique jusqu’aux huées ou aux acclamations du public.

Car ce public, Delavigne a pris soin de l’intégrer à sa pièce, de part et d’autre de son œuvre. Et c’est à lui, qu’en jeune auteur inquiet du succès de son œuvre, il s’adresse, comme à son juge. Public réel, auquel s’adresse Dallainval au prologue, public large et multiforme, mais aussi relativement typé par la référence aux états et aux professions :

Messieurs les gens de cour, messieurs les avocats, messieurs les médecins, financiers, huissiers, praticiens, bourgeois de tous les rangs et de tous les états, messieurs les maris, classe nombreuse et respectable, et vous mesdames, dont on adore, tout en les maudissant, les tendres faiblesses et les aimables caprices, vous tous, que depuis trois siècles nous avons le privilège d’amuser à vos dépens […]

Public de la pièce interne, dont on sent la présence imminente, dès le quatrième acte :

les bureaux s’ouvrent dans un instant

Public presque sensible dans la dernière scène de l’acte, qui marque le début de la représentation :

BERNARD
Sept heures vont sonner, dans la salle on attend :
Est-on prêt ?
 
VICTOR, dans le plus grand trouble.
Oui, frappez.
(Bernard sort.)
Dans ce dernier moment
Je veux… j’ai mille avis à vous donner encore.
Comment vous enflammer du feu qui me dévore ?

Et il donne, une dernière fois, des conseils à chacun. Mais on frappe les trois coups, les acteurs sortent :

Je ne vous retiens plus… Voici l’instant fatal.
Quel silence ! écoutons… Je crois qu’on entre en scène…
Je suis devant mon juge ; ah ! ce n’est pas sans peine !

Et quand le rideau se lève, au 5e acte, la représentation en est déjà presque à son terme.

On y participera sans jamais connaître le sujet de la pièce. On partagera l’émotion, l’inquiétude, le stress des comédiens. On saura que pendant la « scène des aveux »,

L’orchestre était muet, le parterre en balance

On apprendra que Floridore a raté son entrée. On verra Blinval communiquer son trac à l’auteur, Pembrock débouler en furie, Estelle tiraillée entre son désir de réviser son texte et son obligation de se défaire de Pembrock, etc.

Et c’est d’ailleurs cela que la critique, parfois, a déploré dans la pièce de Delavigne. Qu’il ait mis en scène les affres d’un jeune auteur, passe encore. C’est un sujet noble, littéraire ! Mais que l’on aille regarder derrière l’immonde rideau du théâtre, c’est ce que Jules Janin n’a pu tolérer :

Pendant cinq longs actes, vous n’entendez parler, dans cette comédie des Comédiens, que l’argot dramatique ; les vers sentent l’huile à quinquet ; vos yeux sont éblouis dans cette ombre douteuse de cachemires, de billets doux, de comédies projetées, de maladies de nerfs, de lords anglais qui payent pour être aimés, de petits maîtres qui aimer sans payer, de comédiennes à la réforme, d’amoureux édentés, de faux mollets, de faux cheveux, et de tous ces horribles mensonges, sans lesquels il n’y aurait pas de théâtres. Affreux détails, véritables si vous voulez, mais qu’il eût fallu laisser derrière la toile qui les recouvre. A peine s’il doit être permis de risquer un œil à travers les trous de cette toile immonde pour regarder ce qui s’y passe [5].

On ne réalise pas aujourd’hui ce qu’il pouvait y avoir de choquant, dans cette présentation des réalités du théâtre. « Faux », « douteux », « horribles » et « véritables », tels sont pourtant les éléments du spectacle quand on les présente de l’autre côté des quinquets.

Alors que le théâtre baroque multipliait le théâtre dans le théâtre, et tous les jeux d’illusions où le comédien figurait bravement en double de tout homme, soumis comme lui au vertige de la condition terrestre, les acteurs romantiques, eux, figures lointaines et floues, n’intéressent qu’à travers les prestiges de la scène et de ses dérivés (réclames, images, récits), qui tous les grandissent à leur manière. Soumis au renversement de point de vue propre aux « comédies des comédiens », les voici particularisés, éclairés de façon brutale, et livrés comme tout le reste au désenchantement. 

Pourtant, ce sont ces « affreux détails » qui, implicitement, racontent la vie des troupes – celles de province, d’ailleurs, bien plus que celle du vénérable théâtre de Molière – dans ce qu’elles ont de sublime et de dérisoire. En parsemant sa pièce d’allusions précises aux réalités concrètes, Delavigne a en effet restitué l’ambiance des tournées, l’épreuve des débuts, la claque, les annulations de dernière minute (« comment donc ! sur l’affiche on n’a pas mis de bande ! », acte IV scène 5), le comité de lecture (il occupe une grande partie de l’acte II), la surveillance de la censure, les pressions des acteurs sur les auteurs, la réclame, le travail de répétition :

Ils répètent la pièce, et je viens de l’entendre ;
Je veux être pendu si j’y puis rien comprendre.
L’un gronde entre ses dents, l’autre rit aux éclats ;
On crie, on s’interrompt, l’auteur peste tout bas…

Et enfin, la représentation elle-même…

Certes, la condition sociale et matérielle des comédiens n’est pas dépeinte de façon très exacte, c’est le moins que l’on puisse dire. Estelle apparaît plus en riche demoiselle, ayant voiture et maison de campagne, qu’en actrice confrontée au dénuement des acteurs de province. Quant à la vie errante des artistes ambulants, elle est décrite d’une façon tellement fantaisiste, qu’elle fait des comédiens des personnages de féerie :

A quoi les bornez-vous, ces devoirs reconnus ?
A promener vos fronts, de couronne en couronne,
Du Midi dans le Nord, du Rhin à la Garonne,
A guider sur le Cours un char bien suspendu,
Signer chez le caissier quand son compte est rendu,
A bâtir des châteaux, à planter des parterres,
A courir mille arpents sans sortir de vos terres,
Et vivant en seigneurs, de la cour éloignés,
A remplir de vous seuls le bourg où vous régnez !

Enfin, les noces imposées d’un jeune héritier avec une actrice inconnue, qui constituent le point de départ de l’intrigue, sont tout ce qu’il y a de plus invraisemblable. Le prologue, il est vrai, nous avait prévenus :

… depuis le père noble jusqu’au souffleur, tout sera de fantaisie.

Que penser, donc, finalement ? Fantaisistes, réalistes ? Les comédiens de la pièce sont tout cela à la fois. Et c’est ce qui fait de la pièce de Casimir Delavigne une œuvre profondément attachante, libre de ton, vigoureusement comique.

Un manifeste dramatique

Car un tel goût de l’extravagance n’interdit pas le sérieux du projet esthétique. Il en va pour cette pièce comme pour tant d’autres œuvres dramatiques du XIXe siècle, que la culture savante a submergées de son mépris. C’est en effet à travers la bigarrure esthétique, le mélange de sérieux et de désinvolture, la minutie du détail et l’invraisemblance des grandes lignes, que beaucoup d’œuvres de cette époque ont inventé ce qui peut apparaître, avec le recul du temps, comme de nouvelles formes esthétiques. C’est ainsi que Dallainval, dans le prologue, affirme tout net :

L’ouvrage que nous allons avoir l’honneur de représenter devant vous est une espèce de proclamation, un manifeste dramatique que nous vous adressons […].

Et en effet, en dépit des situations bouffonnes, des excès et de la fantaisie, à moins que ce ne soit grâce à eux, Delavigne a réussi son pari. Tout d’abord, il situe son œuvre dans un contexte littéraire que l’on peut reconnaître immédiatement comme celui de son époque, marquée par la propagation en France des idées romantiques, dix ans avant la célèbre bataille d’Hernani. Sans donner dans le débat littéraire, il a imaginé deux auteurs, l’un véritable (Victor) et l’autre factice (Granville), d’abord rivaux, puis alliés, et qui se feront aisément les champions de positions opposées. Granville, qui n’a pas écrit une ligne, mais dont le prétendu manuscrit a été défendu par Floridore (et reçu sans difficulté) devant le comité de lecture de la troupe, représente le parti romantique. Son credo improvisé (acte II scène 7) permet à Delavigne de faire la charge de ces idées, au second degré, puisqu’en réalité Granville n’a aucune prétention littéraire, et ne fait que prendre un masque pour mettre au jour le manque de sérieux des comédiens qui, justement, le prennent au sérieux. C’est pourquoi le ton n’est pas celui du pamphlet, de l’attaque franche ou perfide contre un adversaire que l’on redoute, mais plutôt celui de la pointe cocasse :

Ma muse aux grands sujets se monte sans effort ;
Mon style n’est pas gai, messieurs ; mon style est fort :
Thalie a dans mes vers un air tout romantique,
Et donne même un peu dans la métaphysique.
Boileau, timide auteur qui n’a pas toujours tort,
Sur un point seulement est avec moi d’accord :
Je foule aux pieds le sac où Scapin s’enveloppe ;
J’ai puisé dans Shakespear, dans Schiller et dans Lope ;
Si le genre sévère a pour vous des appas,
Lisez ma comédie, et vous ne rirez pas.

Ridiculement exprimées, (« je foule aux pieds le sac où Scapin s’enveloppe » – qui rime avec Lope – est tout de même une réussite digne d’Offenbach…), les positions de Granville sont intentionnellement confuses. Mais elles sont inspirées par les débats qui agitaient les milieux littéraires du moment. On ne peut ignorer, en effet, que Shakespeare, Schiller et Lope sont les trois maîtres que se donnent les romantiques.
Après Granville, c’est au tour de Victor, à l’acte III scène 11, de défendre son point de vue. Il célèbre le théâtre français, sans l’opposer, comme le faisait Granville, à des traditions étrangères (théâtre élisabéthain, drame, comedia). Plus subtilement (c’est un auteur, lui !), il va dresser un parallèle entre écriture théâtrale et écriture romanesque, associant bien évidemment le roman aux brumes du romantisme (les deux sont liés, historiquement). Mais sa défense du génie littéraire français reste excessivement naïve, digne précisément d’un jeune auteur qui, n’ayant pas très bien assimilé les ouvrages de Madame de Staël, se laisse emporter par ses préférences, et ne craint pas de confondre la morale, l’esthétique, et la géographie :

Un faiseur de romans, dont la verve est glacée,
Peut par de vains détours énerver sa pensée,
Et, perdu dans le vague avec nos grands esprits,
Des brouillards d’Albion obscurcir les écrits ;
Du théâtre français les muses plus sincères
De ce vague innocent ne s’accommodent guères.
Puis-je vous arracher, ou le rire ou les pleurs,
Quand d’un tableau hardi j’efface les couleurs,
Quand ma main trop timide à peindre la nature,
Masque la vérité des traits de l’imposture ?
Le théâtre avant tout veut de la vérité.

Victor exprimerait-il là l’idéal littéraire de Delavigne ? En partie, probablement. Mais il prend soin, dans le même temps, de présenter son personnage comme une nature excessive (Granville relève en aparté son « fanatisme »), capable de ridicule comme tous les autres. Et l’on devine qu’il lui reste bien du chemin à parcourir encore, avant d’être un auteur accompli.

Dès lors, c’est au comique Pembrock qu’il reviendra de prononcer les propos les plus éloquents sur le théâtre, ou plus exactement, sur le sujet même de la pièce, sur les comédiens. Se plaçant dans la lignée de Voltaire, qui s’était insurgé contre l’ostracisme subi en France par les acteurs, et lui avait opposé la condition plus douce qui était la leur en Angleterre, Delavigne met dans la bouche de l’Anglais ce qui peut apparaître comme une véritable « Défense de l’Acteur ». Mais, comme dans les deux cas précédents, la gravité du discours est relativisée par le contexte dramatique. Car dans la scène en question (Acte III scène 6), Pembrock s’adresse au valet qui, étant venu « pour rire », se dit en aparté « fort ennuyé de ce sermon ». Mais au bout du compte, les mots sont dits, qui font de l’acteur une figure paradoxale, noble et humoristique, de la moralité publique :

[…] un préjugé français
Longtemps pour vous, messieurs, fut injuste à l’excès.
Quand un comédien unit, en Angleterre,
Aux dons d’un beau talent, un noble caractère,
Il peut prétendre à tout, partout il est admis ;
Nous nous honorons tous d’être de ses amis ;
Et c’est le moins qu’on doive aux travaux qu’il s’impose,
A l’esprit délicat que ce grand art suppose,
Aux rares qualités dont l’ensemble enchanteur
Trouble, étonne, attendrit, captive un spectateur,
Arrache une jeunesse ardente et désoeuvrée
Aux dangereux loisirs d’une longue soirée…

Et de citer le « courage exemplaire » de l’acteur, et de citer Garrick ayant suivi « Shakespeare dans le tombeau des rois », et de terminer ce vibrant plaidoyer en vieux barbon moralisateur :

Alors ce n’est plus lui, c’est son talent qu’on aime ;
Et s’il perd notre estime, il le doit à lui-même.

Malgré ces discours convaincus, le choc sera rude pour Pembrock, quand il découvrira, au milieu d’une scène où elle fait rire le public en débitant des mots d’amour qu’il reconnaît, que sa Baronne est une actrice... Après l’Acteur en général, héros des salons londoniens, voici donc l’Actrice en particulier.
Le tableau du monde comique ne serait pas complet, si Delavigne n’avait opposé à la trop parfaite Lucile, à la trop sèche Blinval, un vrai portrait d’actrice, sympathique et imaginative, pleine d’énergie, de ruse et d’emportements. Et si en théorie Pembrock défend l’Acteur, Estelle en pratique défend très certainement l’Actrice. Faut-il vraiment s’étonner si, dans une comédie – sa première ! – qui invoque à plusieurs reprises le nom de Molière, Delavigne confie à ces deux personnages comiques l’honneur de porter la vraie force dramatique ? Coureuse de maris, mais aussi véritable artiste, capable d’improviser, femme et intelligente, telle est aussi la vieille Coquette Estelle. Obligée de cacher son état d’actrice, on se souvient qu’elle s’improvise auteur. Succédant au plaidoyer pour l’Acteur prononcé par Pembrock, l’improvisation d’Estelle forme avec lui diptyque et paraît tout aussi ambiguë. Comique dans son contexte (Pembrock gobe le mensonge avec ravissement), excessive (c’est aussi un portrait de « femme savante »), elle n’en magnifie pas moins le nouveau statut de la femme engagée dans son art :

ESTELLE
La pièce est de moi.
 
PEMBROCK
Vous auteur !
 
ESTELLE
Eh ! milord,
Quelle femme aujourd’hui ne brigue un si beau sort ?
En vain l’autorité d’un ridicule usage
Confinait nos talents dans les soins d’un ménage :
Le Pinde est envahi par des femmes auteurs ;
Devant nous la morale abaisse ses hauteurs ;
Notre génie embrasse et peinture et musique,
Et dans ses profondeurs sonde la politique.

Certes, la « Sapho bordelaise » annonce presque aussitôt sa volonté de renoncer à la renommée, pour mériter Pembrock – ce qui donne un raccourci poétique exceptionnel : « Adieux, lauriers ! Venez. » – mais, l’air de rien, son improvisation a fait entendre, aussi, une Défense du génie féminin, rappelant, par défaut, à quel point le statut de l’Actrice est faible face à celui des femmes s’exerçant en peinture, en musique, ou en littérature.
Au milieu de tous ces travestissements, de tous ses jeux de rôles, de ces différents exercices d’orgueil et de vanité, ces deux personnages hauts en couleurs ont ainsi défendu le statut des Acteurs. A la fin de la pièce, on crie, les portes claquent, on veut se venger (« D’un concert de sifflets je veux la régaler »), on renonce au théâtre (« Vous, messieurs, pour Bordeaux, cherchez une soubrette »). Mais curieusement, tout cela a des relents du vrai amour. Non pas de l’amour sentimental (cela, c’est pour le jeune couple), mais de l’amour cependant, qui se confond avec le théâtre lui-même. Car personne ne croit un seul instant au renoncement d’Estelle et au départ de Pembrock. A la fin de la pièce, Granville reprendra son habit de voyageur aventurier, c’est naturel. Mais Pembrock ? Et s’il devenait le mécène de la troupe ? N’a-t-il pas promis à la Coquette de favoriser ses débuts à Londres ? N’est-il pas « des arts amateur distingué » (Acte I scène 2) ?… A moins qu’il ne s’enrôle comme fanfaron… Car cette noblesse qui offre des cachemires et des brillants, tout en résidant à l’auberge, semble surtout riche en mots, « en traits heureux qui sentent la Gironde »… La pièce reste ouverte sur ce point. Car malgré l’embourgeoisement prévisible de Lucile et de Victor, Delavigne a laissé une place pour la fête, l’excès, et la liberté.
Et pour l’heure Granville invite tout le monde à déjeuner :

[…] Veuillez me pardonner ;
Tout n’est que fiction, hormis le déjeuner.
Pour réparer mes torts, j’entends qu’il soit splendide,
Qu’à trois actes pompeux l’allégresse y préside
Qu’on y verse à grands flots et champagne et médoc,
Et que madame Estelle y trinque avec Pembrock.

Ce qui, on le reconnaîtra sans peine, est incomparablement plus excitant que de finir « dormant dans un bon fauteuil à son retour »…
Au moins autant qu’une pièce documentaire sur le théâtre des années 1820, Les Comédiens est une comédie qui fait de la province un lieu imaginaire, une terre d’expérimentation humaine et esthétique. Car dans cette ville lointaine de Bordeaux, où l’on verse à flots le vin pour faire trinquer un vieux lord et une actrice, il est permis de croire à l’unité de l’art qui divise et réconcilie, et qui emporte allegretto théâtre, public et interprètes, pour la défense de la fiction dramatique.

Notes

[1Le théâtre avait brûlé quelques mois auparavant, et Louis XVIII en avait ordonné la reconstruction.

[2Les Messéniennes, dont les trois premières, composées après le désastre de Waterloo, apportèrent à Casimir Delavigne une célébrité immédiate.

[3Citons L’Ecole des Vieillards créée à la Comédie-Française en 1823, notamment grâce à Talma qui désirait jouer le rôle de Danville, Marino Faliero, créé à la Porte Saint-Martin, avec Marie Dorval en 1829, ou encore Les Enfants d’Edouard, créé à la Comédie-Française en 1833.

[4Cf. Casimir Delavigne, Œuvres complètes, vol. I, Paris, Librairie Académique Didier et Cie, 1863, t. I, p. 178.

[5Cité par Pierre Larousse, article « Comédiens ».


Pour citer l'article:

Isabelle Moindrot, « Une « comédie des comédiens de province » » in Le Public de province au XIXe siècle, Actes de la Journée d’étude organisée le 21 février 2007 par Sophie-Anne Leterrier à l’Université d’Artois (Arras).
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 2, 2009.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?une-comedie-des-comediens-de.html

SPIP | Espace privé | Table générale | Suivre la vie du site RSS 2.0
Université de Rouen