« Il semble que ce soit plus le propre de
l’esprit, d’avoir son operation prompte et
soudaine, et plus le propre du jugement,
de l’avoir lente et posée. » [1]
Le thème de la lis perpetua, c’est-à-dire du procès interminable, dont sont traditionnellement rendus responsables la complication et la multiplication des lois, l’esprit chicaneur d’une époque plongée dans le « discord » ou encore la cupidité du personnel judiciaire et des plaideurs, constitue à la Renaissance un véritable topos qui se diffuse bien au-delà des frontières de la littérature dite juridique [2]. Le succès littéraire rencontré par ces sentences remises aux calendes grecques ne saurait toutefois éclipser celui que connaissent à la même époque les « breves sentences », notamment dans les recueils de récits brefs. Aux embrouillaminis dilatoires qui caractérisent les jugements reportés sine die répondraient la rapidité décisionnelle, l’efficacité expéditive des sentences rendues sur le champ. Péchant souvent par excès de précipitation, les « breves sentences » manifesteraient à leur façon l’arbitraire et l’imperfection de la justice humaine.
Un célèbre adage du droit coutumier, « De fol juge breve sentence », met ainsi en garde le magistrat qui subordonnerait le travail nécessaire de l’enquête et de la délibération juridiques à un impérieux désir de conclure. Confondant rapidité et précipitation, ce magistrat serait incapable de se « hâter lentement » [3]. Dans les Institutes coustumieres d’Antoine Loisel, publiées pour la première fois en 1607, l’adage juridique est encadré et comme glosé par deux autres règles de droit : « Sage est le juge qui escoute, et tard juge. Car de fol Juge, briefve sentence. Qui tost juge, et qui n’entend, faire ne peut bon jugement » [4]. L’adage en question avait déjà connu une large diffusion dans la littérature du XVIe siècle, y compris dans les recueils de proverbes. C’est à titre de « proverbe », précisément, qu’il est cité par Henri Estienne dans la préface « Au Lecteur » du Traité préparatif à l’Apologie pour Hérodote :
« Or (pour descendre du general au particulier) si le commun proverbe, De faux juge brefve sentence, fut jamais verifié en auteur Grec ou Latin, nous pouvons dire que ç’a esté en Herodote. » [5]
....Cette critique des jugements à l’emporte-pièce, et la variante – l’emploi de l’épithète « faux » pour « fol » – sont assez traditionnels. L’adage juridique, sorti de l’espace clos des procès, délivre un enseignement valable pour tous les hommes, magistrats ou non, et plus précisément pour tous ceux qui formulent au quotidien des jugements hâtifs. Plus singulières, cependant, sont les définitions concurrentes qu’en donne le dictionnaire de Cotgrave (1611) à l’entrée « Sentence » : « De fol Juge breve sentence : Proverbe. Le fou a vite fait d’exprimer ses pensées ; ou, les sentences des fous sont exprimées en peu de mots. » [6]
La définition anglaise met l’accent sur la figure du fou, au détriment de celle du juge, mais surtout sur la polysémie du mot sentence, qui était aussi celle du latin sententia : le substantif désigne à la fois le moment de la délibération aboutissant à la décision et l’énoncé sentencieux résultant de cette décision. De fait, la brièveté caractériserait tantôt la prise de décision elle-même, tantôt la forme ramassée de la sentence – manifestant donc, d’une part, une sorte d’économie temporelle, de l’autre une économie toute linguistique – sans que ces différentes lectures du proverbe entrent nécessairement en contradiction.
La rencontre entre ces deux types de brièveté, qui place la parole du juge impatient dans l’ombre de celle du fou, et qui suggère une sorte d’équivalence entre la folie du locuteur et la forme concise de la sentence, n’est pas sans rappeler un autre type d’énoncé, qui désigne également à la Renaissance un ensemble de pratiques sociales, essentiellement fondées sur la maîtrise de la parole [7] : c’est la facétie, dont Daniel Ménager souligne avec raison la rapidité consubstantielle, dans une heureuse formule, « La facétie va vite, elle sait le prix du temps » [8]. La facétie, que nous proposons d’étudier sous l’espèce des « rencontres », c’est-à-dire des bons mots, est considérée depuis l’antiquité comme un mixte d’art et de nature, comme un mélange inextricable de préméditation et de spontanéité [9]. Canalisée par un art, codifiée par des préceptes rhétoriques, mais irréductible à ces derniers, elle tente d’articuler, à l’instar de la sentence de justice, un ensemble de règles codifiées à la multiplicité des cas, à la variété infinie des situations et des circonstances, en répondant à une double exigence de rapidité et de brièveté. L’art de débusquer l’à-propos spirituel ainsi que celui de trancher les cas litigieux sont en dernier ressort imputables à la liberté du locuteur, à son ingenium propre ; ils sont souvent l’expression de sa virtuosité linguistique ou de son astuce – voire de son « intime conviction » dans le cas de certains jugements de droit – plutôt que l’application automatique d’un ensemble de règles objectives. Tout comme la « breve sentence », la facétie est cependant menacée par la folie, qu’elle tend à refouler dans ses marges : depuis ses origines rhétoriques (et donc judiciaires), la facetia cherche à tenir le milieu entre les deux extrêmes que sont la rusticité et la scurrilitas, la bouffonnerie [10]. L’analyse des liens qui unissent les sentences juridiques aux « rencontres » plaisantes invite donc à mesurer l’importance prise à la Renaissance par la forme, si ce n’est le genre, de la facétie, et à éclairer la proximité de la parole facétieuse avec le monde du droit. L’étude des « contes et discours bigarrés » des années 1580, où sont fréquemment représentés des sentences et des juges facétieux, donnera in fine l’occasion d’interroger la fonction de ces rencontres juridiques. La facétie et le jugement de droit ne sont pas seulement liés par des homologies formelles et énonciatives, mais aussi par une finalité commune : tous deux tentent d’apporter une réponse singulière au problème de la conflictualité entre les hommes.
1. Sentences et juges facétieux dans la littérature récréative
À l’exception de certains rabelaisants, les seiziémistes n’ont guère relevé la grande fréquence des procès facétieux, et notamment des sentences facétieuses dans la littérature comique ou plus généralement « récréative » [11]. C’est un phénomène souvent bien identifié par les médiévistes, et l’on en trouve des illustrations célèbres dans Le Roman de Renart ou La Farce de Maistre Pathelin [12]. D’autres textes moins connus reposent même essentiellement sur la dynamique du procès facétieux et sur l’effet de chute produit par la sentence finale. C’est le cas de la Farce nouvelle et fort joyeuse du Pect, dans laquelle Hubert et son épouse se disputent à propos d’un pet échappé à l’un d’eux. Le juge, une fois les parties ouïes, décide d’accorder les « nez » et les « culs » en expliquant que le vent litigieux est la propriété commune des mariés. Il conclut ainsi par une sentence de conciliation pour le moins malodorante, mais fidèle à l’« essence » du mariage, et à la communauté de biens qu’elle implique :
J’ordonne que tous mariezQui doresnavant pectz feront,Tous ensemble les bevrontEt partiront esgallementA portion du sentement.Se l’ung en destourne sa face,L’autre luy dira : Prou vous face !Faictes tost la sentence escripre. [13]
Cette vogue des causes grasses, chères aux clercs de la Basoche [14], et des sentences non moins grasses, mais permettant d’interroger des points de droit, est brillamment illustrée par une autre farce située au tournant des XVe et XVIe siècles, intitulée Jehan de Lagny. Dans ce procès carnavalesque, le personnage du badin, pourtant reconnu coupable de « séduction », est finalement acquitté, tandis que le prêtre Messire Jean Virelinquin, témoignant en faveur des dames abusées, mais convaincu d’être leur « maquereau », aura, à la demande d’un Greffier, « sa génitoire coupée ». Cette folle sentence est explicitement désignée comme telle dans les derniers vers de la farce :
Ausy ie diroys volontiersUn mot ou deulx, voiere le tiers :De fol juge brefve sentence,Une chanson pour recompense. [15]
L’adage juridique, associé au motif de la chanson, fait rejaillir la folie sur le juge lui-même, et finalement sur l’ensemble des protagonistes : la sentence sur la sentence vaut alors comme pointe à l’échelle de la farce entière.
Au XVIe siècle, des procès ou des jugements facétieux figurent dans la plupart des recueils narratifs, la satire traditionnelle des magistrats y gagnant manifestement une vigueur et une portée nouvelles. Alors que selon Jean-Claude Aubailly les jugements burlesques mis en scène dans les farces médiévales ne mettent que superficiellement en cause les membres du tribunal [16], et tendent plutôt à incriminer les plaideurs, il semble que les figures du juge et de l’avocat deviennent des types satiriques majeurs de la narration brève de la Renaissance, époque où leurs rôles respectifs sont largement redéfinis dans la vie judiciaire française [17]. Dans les contes et nouvelles du XVIe siècle, le juge est susceptible de représenter une précieuse instance d’évaluation enchâssée au sein des récits, instance délibérative et décisionnelle capable de juger les faits rapportés dans la narration et donc de faire office de débat, ou de débat tronqué, en l’absence de devisants. La présence de sentences facétieuses complique la donne car ces jugements paradoxaux mettent délibérément en crise la figure d’autorité représentée par le magistrat, en soulignant le peu de sérieux voire le caractère arbitraire de ses verdicts. Ils brossent cependant des portraits de juges multiples, affectés par des types et des degrés de « folie » très différents selon les cas, et diversement évalués d’un point de vue axiologique : sont à la fois susceptibles de prononcer une sentence plaisante le juge subtil et spirituel, le juge gaillard adepte des banquets, le juge naïf parfois placé sous une sorte de protection divine (tel Bridoye), le juge agélaste, pédant ou encore délibérément vicieux. Selon un principe de variation et un véritable jeu de combinatoire caractérologique, ces différents types peuvent se trouver disséminés dans les recueils narratifs. Dans les Nouvelles récréations et joyeux devis, Bonaventure des Périers met en scène la cruauté des juges corrompus et cette « injustice de la justice » qu’a récemment étudiée Jean-Claude Arnould [18]. Certaines figures de magistrats paraissent aussi un peu moins sombres, comme le Juge d’Aigues-Mortes de la nouvelle 66, qui « donnoit en son siege des appointemens tous cornus : et hors de son siege faisoit des discours de mesmes », et qui confond, pour le plus grand plaisir des lecteurs, la Genèse avec un greffier de Nîmes [19]. La folle sentence peut donc susciter l’indignation du lecteur mais n’en est pas moins fondamentalement source de plaisir.
Si Des Périers mettait en valeur les discours tenus par ses personnages et, dans le sillage du Pogge et de l’Allemand Bebel, faisait la part belle au répertoire des reparties, des rencontres et autres brocards, d’autres recueils insistent davantage encore sur les débordements verbaux et les bons mots imputables à certaines catégories socioprofessionnelles de locuteurs, et notamment, dans le cas qui nous occupe, des magistrats : ce sont les recueils de facéties [20]. Dans Les Apophtegmes du sieur Gaulard d’Étienne Tabourot, principal recueil français de facéties au XVIe siècle, le personnage haut en couleurs de Gaulard, auteur de la quasi-totalité des bons mots (involontaires) réunis dans l’ouvrage, est significativement escorté, vers la fin de la « Pause première », par un juge nommé Chinfransa, déformation burlesque et paronymique de Saint-François. Tabourot ne manque pas de rapprocher le gentilhomme comtois de cet honnête et « spirituel » compère :
Or à cause que monsieur Gaulard craind naturellement d’aller seul, de peur des esprits, nous l’accompaignerons de ces honnestes personnes de son pays, dont les aucuns sont de Justice : Comme le Sieur de Chinfransa, autresfois un des plus honnorables et spirituels Juges de son temps : duquel on dit, qu’estant receu fraichement en un Office de Judicature, voyant un certain, qui luy demandoit defaut contre sa partie absente : « Allez, allez, dit-il, vous me voulez surprendre, vous estes un mauvais homme. Voyez vous pas bien que vostre partie n’y est pas ? attendez qu’il y soit, et puis vous aurez defaut ». Une autre fois, il octroya defaut sauf quinzaine, contre un qu’on avoit allegué estre mort. [21]
Le Juge vole provisoirement la vedette à Gaulard, mais n’en manifeste pas moins une tournure d’esprit très similaire : recourant à un lexique spécialisé qu’il ne maîtrise guère (« octroyer défaut », c’est-à-dire reconnaître par une ordonnance l’absence de la partie adverse), il ne fait que transposer, dans l’univers des procès, les bévues traditionnelles, d’ordre à la fois linguistique et logique, de son lointain cousin [22]. Le formalisme juridique mal compris et sans prise sur le réel consonne avec l’opiniâtreté et les raisonnements vains de Gaulard, dépourvu de tout bon sens. Ce dernier, qui ne cesse de confondre les catégories de la présence et de l’absence – ou de la vie et de la mort –, déplorait en ces termes la disparition du même Chinfransa, quelque vingt pages auparavant, au prix d’une distorsion chronologique qui n’est pas rare dans les recueils facétieux : « Vrayement c’est dommage, il est mon compere : je prie Dieu qu’il luy doint bonne vie et longue » [23]. Aux sentences absurdes du magistrat répondait une prière insensée à force d’être conventionnelle, hommage inattendu à la folie du juge.
Ce topos des jugements facétieux, bien exploité par Rabelais, semble donc particulièrement actif dans la deuxième moitié du XVIe siècle : l’on en trouve de nombreuses traces dans le premier livre des Bigarrures de Tabourot (notamment dans les chapitres sur les « Entends trois » et les « Notes »), ou dans le neuvième chapitre des Serées de Guillaume Bouchet, véritable petit recueil de facéties intitulé « Des Juges, des Advocats, des procès et plaideurs ». Ce motif ancien [24], largement mis à profit dans les farces, occupe donc une place importante dans le répertoire renaissant des contes et nouvelles, mais aussi dans les recueils bigarrés qui incluent nombre de propos facétieux, et connaîtra une fortune considérable dans les « trésors » et les collections facétieuses du premier XVIIe siècle, notamment dans les Contes aux heures perdues du sieur d’Ouville [25]. Cette rencontre entre les formes a priori opposées de la sentence et de la facétie ne s’explique pas seulement par leur commune brièveté.
2. Facéties et jugements de droit : quelques homologies formelles et fonctionnelles
.- Rencontres terminologiques
La sentence juridique et la facétie forment à première vue un couple bigarré, au sens que Noël du Fail donne parfois à cet adjectif, c’est-à-dire un mariage mal assorti, littéralement incongru [26]. La sentence, au sens usuel du terme, désignerait un énoncé édifiant caractérisé par ses ambitions didactiques, son degré de généralité ou le sérieux du locuteur qui la prononce, à la différence de l’énoncé facétieux, mobile, résolument ancré dans le particulier, et dont l’exemplarité paraît profondément problématique : contrairement à l’exemplum, la facétie ne se soucie qu’accessoirement d’illustrer une sentence morale [27]. Pourtant, la langue de la Renaissance ne cesse de remettre en question la rigidité voire l’existence même de cette frontière lexicale : Barbara Bowen avoue avoir dû renoncer à établir la liste exhaustive des recueils facétieux publiés après les Apophthegmata (1531) d’Érasme car il devenait dès lors impossible de distinguer entre sententia et facetia [28]. Sous forme adjectivale, ces notions renvoient à des dispositions ou des tonalités complémentaires, nullement contradictoires sous la plume d’un Noël du Fail : le personnage d’Eguinaire Baron, qui apparaît fugitivement dans les Contes et discours d’Eutrapel, se montre à la fois « sentencieux » et « facetieux » en un même discours [29]. La complémentarité tourne parfois à la confusion et au renversement sémantique : le mot même d’« apophtegme » peut désigner sous la plume d’Érasme des sentences plaisantes [30], tandis que Tabourot en fera, non sans ironie, un hyperonyme pour qualifier l’ensemble des gaffes de Gaulard. Si les sentences sont parfois qualifiées de « facétieuses » ou de « joyeuses » à la Renaissance [31], il est fréquent, en retour, que ce que les auteurs nomment « facétie » ne suscite ni le rire ni même le sourire, et qu’une facétie revête un caractère édifiant, voire pontifiant. Le mot « brocard », par son apparente polysémie, semble résumer cette ambivalence : le latin brocardus désignait à l’origine les aphorismes de droit contenus dans la compilation établie au XIe siècle par l’évêque Burckard (Buchardus, altéré en Brocardus). Le substantif concurrent, le brocard moqueur, auquel le sieur d’Ouville consacre un chapitre entier des Contes aux heures perdues [32], et qui désigne les « paroles piquantes et les railleries », provient sans doute de la forme normanno-picarde broquer, de l’ancien français brocher, « piquer » [33]. À travers ces indécisions phoniques sanctionnées par l’usage, la langue tend à associer l’adage de droit, dont le potentiel agonistique est souvent actualisé dans le cadre des disputes judiciaires, à la raillerie blessante.
.- Les homologies rhétorico-linguistiques
Une analyse inspirée par les études sémio-linguistiques permet de déceler d’importants points de convergence entre la facétie et la sentence de droit considérées comme des actes de langage. Dans un article intitulé « Rhétorique de la chose jugée », Emmanuelle Danblon s’est intéressée à la sentence juridique en tant qu’acte illocutoire spécifique. Énoncé performatif, la sentence entretient des relations particulières avec le monde des actions. Parole qui juge des actes, notamment des crimes, elle a par elle-même valeur d’acte, et s’accompagne d’une série de mesures on ne peut plus effectives et concrètes. Ce caractère performatif est lié à la valeur de vérité particulière que revêt par convention le verdict juridique. Si la forme linguistique de la sentence l’apparente à une assertion classique, elle a la particularité d’être considérée comme vraie, conformément au vieil adage juridique Res judicata pro veritate habetur [34]. Emmanuelle Danblon, s’inspirant des travaux d’Antoine Prost [35], en déduit que la sentence juridique n’est pas la simple conclusion d’un raisonnement. Bien que tout sentence s’origine dans une série de débats, elle est réputée indiscutable, une fois prononcée dans le cadre ritualisé du procès.
La facétie, à la fois forme littéraire et pratique sociale, constitue aussi un acte illocutoire particulier. Dans la tradition rhétorique, le dictum est une arme offensive ou défensive utilisée par les avocats – plutôt que par les juges – pour déstabiliser la partie adverse, conception dont Du Fail se fait encore le lointain écho dans le chapitre XI des Contes et discours d’Eutrapel, intitulé « Débats et accords entre plusieurs honnêtes gens », lorsqu’il évoque les esquives cicéroniennes : « Cicero avoit cela de bon, traverser les raisons de l’avocat son adversaire, dont il ne se pouvoit dépétrer que par risées et facéties. » [36] La facetia vise à agir sur l’interlocuteur ou sur l’auditoire pour modifier un rapport de forces souvent défavorable. Sortie du forum avec le Pogge et Pontano, elle permet, lorsqu’elle n’est pas de pur agrément, de garder symboliquement la face et même de prendre le dessus dans des situations de conflit interpersonnel, notamment dans le cadre de ces « débats » quotidiens, mus entre voisins, que décrit Du Fail dans le même chapitre. Faute d’être systématiquement tenue pour vraie, la repartie spirituelle révèle la virtuosité et la compétence linguistique du locuteur. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’un bon mot – sans parler des bons tours, en général adossés à un discours séducteur, antérieur ou postérieur – permette de duper autrui, en transformant le « compté pour vrai » de la sentence juridique en un véritable coup de force illusionniste, en un tour de passe-passe qui truque ou qui déforme le réel.
La scène éminemment symbolique de la joute facétieuse rappelle beaucoup l’espace judiciaire, considéré par Antoine Garapon comme « une sorte de monde temporaire au cœur du monde habituel, spécialement construit en vue de la fonction qui s’y accomplit » [37]. Dans cette scène rituelle saturée de significations conventionnelles, les mots peuvent devenir des actes. Suscitant la compassion, l’admiration ou la colère de l’allocutaire, ils vont jusqu’à tuer ou sauver celui qui les prononce. On ne s’étonnera pas, en songeant au topos du bon mot qui sauve la vie, que la facétie ait vu dans l’espace judiciaire un terrain privilégié où puisse jouer à plein l’efficace de la parole. Les recueils de facéties ne cessent de présenter des reparties en contexte de conflit hiérarchisé, notamment de procès, susceptibles d’entraîner la clémence ou l’indulgence du prince, du juge, du maître, du père, du mari, exceptionnellement du bourreau. Dans ses Serées, Guillaume Bouchet donne souvent des exemples de bons mots sur la sellette [38], paroles qui sauvent ou qui entraînent au contraire un renforcement des peines, notamment dans les chapitres XIII et XIV, intitulés respectivement « Des responses & rencontres des Seigneurs à leurs subjects, & des subjects à leurs Seigneurs » et « Des Decapitez, des Pendus, des Fouëttez, des Essoreillez, & des Bannis » [39]. À la faveur du caractère formaliste et ritualisé des procès, le conflit peut alors se voir transposé sur une scène ludique de joute, supposant une forme de collaboration verbale entre le juge et l’accusé. L’impact du bon mot étant lui-même aléatoire, l’issue du procès en devient particulièrement imprévisible.
Ce déplacement ludique est parfois accentué par le saut ontologique qui caractérise le passage du raisonnement juridique au verdict. Dans le monde codifié des procès, la littéralité de la sentence semble importer davantage que son esprit : c’est une des conséquences du « fantasme de l’objectivité en matière de jugement » [40]. Une fois oralisée, la sentence juridique paraît s’émanciper de son énonciateur, couper les ponts avec toute trace de subjectivité pour devenir, presque magiquement, un objet existant par lui-même. Cette métamorphose va souvent de pair avec la fixation de la sentence par l’écriture, puisqu’elle est généralement enregistrée au terme du procès. D’où, par exemple, les nombreuses plaisanteries sur les lapsus ou les coquilles échappant aux juges (et aux greffiers) plus ou moins ignorants et dont les conséquences peuvent être désastreuses : il suffit de penser à la nouvelle 61 de Des Périers, « De la sentence que donna le Prevost de Bretaigne, lequel fit pendre Jehan Trubert et son filz », et au problème de l’incidence sémantique de la préposition « ovecques », ainsi qu’à la confusion, rapportée par Polygame dans le chapitre XI des Contes et discours d’Eutrapel, entre les mots allemands « einig » et « ewig » [41]. La sentence, objectivée, devient un objet figé, dépourvu d’origine, et donc paradoxalement manipulable à souhait : l’interprétation de l’énoncé ne nécessite plus la prise en compte de l’intention du locuteur. Or cette tendance au formalisme et au littéralisme le plus obtus constitue un ressort essentiel de la facétie. Maintes reparties spirituelles reposent sur la lecture littérale et infidèle d’un énoncé figé, et notamment des énoncés performatifs comme les promesses : c’est une ruse que maîtrise parfaitement Till Eulenspiegel, lorsqu’il réinterprète littéralement les ordres de ses divers maîtres pour satisfaire ses désirs.
.- Le règlement des conflits : la facétie comme auxiliaire de justice
La « rencontre » peut également se faire l’alliée du jugement de droit, en vertu de l’homologie fonctionnelle qui unit ces pratiques discursives. Toutes deux s’inscrivent en effet dans des situations de conflit ou du moins de discordance qu’elles tendent à redéfinir. Si la sentence formulée par le juge permet de réinscrire un acte illégal au sein du système de la légalité, à combler une béance logique entre un fait singulier et des normes juridiques, le bon mot constitue fréquemment une instance de régulation dans des situations d’antagonisme variées : conflits entre les hommes, entre l’homme et le monde, entre le sujet désirant et les diverses contraintes imposées par la nature, la langue, ou la rationalité [42]. La facétie est alors l’expression privilégiée, et comme condensée, d’un conflit : elle peut ainsi l’accentuer – c’est l’effet produit par le brocard agressif – ou le réguler, voire l’apaiser tout à fait, en transposant la violence dans un espace de jeu langagier. Dans la littérature narrative de la Renaissance, il n’est pas rare que le recours à la facétie permette au magistrat de trancher des cas « douteux » et même des cas perplexes, au sens très précis que la Renaissance donne au mot « perplexité », celui d’une antinomie des lois. Parmi les solutions proposées par les juristes, comme André Tiraqueau et Jean Papon, pour trancher en toute légitimité les cas perplexes, certaines s’apparentent, par leur inventivité linguistique, leur caractère aléatoire ou l’importance qu’elles accordent à la notion de « fiction », à des traits facétieux. Recensant ces différentes options, Stéphan Geonget évoque notamment la possibilité de « concilier » les textes contradictoires, d’exprimer une préférence arbitraire, de jouer le jugement aux dés ou de recourir à une fictio juridique [43]. Il y aurait à l’évidence dans l’espace d’incertitude ouvert par les cas perplexes une brèche, un jeu, dans lesquels peut s’engouffrer la facétie. Interprétées plaisamment, ces « solutions » pratiques font apparaître des règles ludiques applicables aux propos facétieux. Ainsi, quand ils ne recourent pas à des ruses sophistiques et autres raisonnements « cornus », les bons mots parviennent à contourner le principe de non-contradiction en transformant une difficulté d’ordre logique en un problème linguistique, et en utilisant les ressources propres du langage, notamment sa polysémie ou sa matérialité sonore, pour concilier l’inconciliable, pour opérer d’improbables rencontres entre des objets éloignés ou contradictoires. En outre, comme le suggère le mot même de rencontre, qui désigne à la Renaissance le bon mot, aussi bien que le hasard et la circonstance fortuite, la facétie, mixte d’art et de nature, a partie liée avec les domaines de l’aléatoire et de l’irrationnel [44]. Enfin, les bons mots sollicitent l’imaginaire et présentent fréquemment des fictions [45]. Sans même aborder la catégorie des facéties strictement narratives, on peut remarquer que la plupart des théoriciens invitent l’homo facetus à filer des métaphores, et notamment à réemployer, dans le cadre de reparties agonistiques, le lexique imagé utilisé par l’interlocuteur, pour le retourner contre lui [46]. Ce procédé est aisément transposable au domaine des jugements de droit : dans la neuvième « serée », Guillaume Bouchet l’utilise à plusieurs reprises pour résoudre une série de « doubtes » juridiques. Après le récit d’un premier jugement, inspiré de Plutarque et de Pibrac, à propos d’un cheval peint à l’envers sur une toile (finalement retournée par le juge), le devisant conte ce cas similaire :
« Le second jugement, va-il dire en continuant, fut du mesme Juge : mais d’un autre cheval qu’on devoit pourtraire aussi en un tableau, estant convenancé, et le marché faict avec le peintre, que le cheval seroit pourtraict en petit volume et espace, le plus furieux qu’on le pourroit peindre, n’ayant ne selle, ne mords, ne bride. Le peintre tira ce cheval si au vif, que les chevaux naturels voyans ce cheval artificiel, hannissoient apres luy, et si furieux, qu’ils s’ostoient de son chemin, pensans qu’il deust sortir hors de son reclos, tant il sembloit furieux. Toutesfois celuy qui l’avoit commandé ne le vouloit prendre ne payer, parce que le cheval avoit une selle, une bride, et un mords, et il le vouloit tout nud, comme il l’avoit commandé au peintre. Le peintre disoit au Juge, que le cheval se monstroit beaucoup plus furieux ainsi, comme sa partie adverse vouloit qu’il fust, que sans bride ne mords. Le Juge ordonna que le peintre seroit payé, dautant, disoit-il, qu’il estoit fort difficile de retenir un cheval si furieux, comme on le demandoit, en un si petit lieu, sans mords ne bride. » [47]
Il s’agit d’un véritable cas d’école illustrant le caractère fictionnel de certains jugements facétieux. Le peintre virtuose, héritier d’Apelle et de Zeuxis, est parvenu à représenter un cheval plus vrai que nature, ce qui donne l’occasion au juge de prolonger par sa sentence le phénomène d’illusion picturale, en faisant mine de confondre la réalité et sa représentation. Le verdict, qui transforme littéralement une image en une fiction (se déroulant virtuellement dans le temps : le cheval menaçait de s’enfuir), vaut comme repartie spirituelle aux propos du demandeur, voire du défendeur. En fondant son jugement sur une fiction, le juge de Bouchet prend mimétiquement le parti du peintre et reconnaît implicitement la validité de son argumentation « esthétique » (fondée sur la notion d’expressivité, le cheval se montrant plus furieux sans bride ni mors) en la radicalisant, alors que le discours de l’acheteur reposait simplement sur l’idée d’un manquement à la parole donnée, et donc sur une logique strictement contractuelle. Le magistrat ne s’identifie pas pour autant à Gaulard le naïf, pour qui le monde et sa représentation ne sont qu’une seule et même chose, et qui demande par exemple à être peint dans le coin d’un tableau pour pouvoir écouter à son aise les propos que semblent échanger les promeneurs représentés [48]. En faisant une lecture illusionniste du débat, et en proposant un verdict à peine motivé (la motivation du jugement venant comme de surcroît : « dautant, disoit-il, qu’il… »), le juge questionne, sinon la liberté créatrice du peintre, du moins la légitimité d’un procès fondé sur des bagatelles. C’est ainsi que l’interprète immédiatement l’un des devisants de la « serée » : « Ce Juge, adjousta quelqu’un, vouloit monstrer par là, que l’office d’un bon Magistrat n’est d’attirer ou nourrir les hommes en procès, ains plustost les en reculer par tous moyens ». L’apparente folie du jugement ne fait que refléter celle des plaideurs : à débat oiseux, pirouette facétieuse. La facétie confère donc au juge le « jeu » et la liberté nécessaires pour déplacer l’objet du débat, pour trancher le nœud gordien sans avoir à le dénouer. Le cas en question ne peut d’ailleurs être véritablement qualifié de perplexe : il s’agit plutôt d’une question « douteuse », résolue, non sans désinvolture, avec une économie de moyens toute facétieuse.
.- Le juge et le facetus : une subtilité commune
La proximité, voire la complémentarité, entre la facétie et le jugement de droit se manifeste à travers une série de compétences communes au juge et à l’homme facetus. Tous deux doivent avoir l’esprit délié et faire à l’occasion preuve de subtilité, substantif qui prend souvent une nuance péjorative dans la langue de la Renaissance. Il est notable que le lexique du bon tour, de la ruse, et de ses avatars que sont les finesses et les cautèles s’applique aussi bien aux magistrats sérieux qu’aux plaisantins spirituels et aux tricksters de toute farine [49]. Dans le chapitre XXI des Contes et discours de Du Fail, Eutrapel raconte qu’il a failli être piégé par les petites subtilités d’un juge pourtant moralement irréprochable, d’emblée présenté comme « bon et savant » [50]. À l’instar du renard flatteur cherchant à perdre sa proie, le magistrat souhaitait qu’Eutrapel, en reconnaissant sa prétendue vaillance au combat, se trahît et perdît ainsi son « privilège clérical », c’est-à-dire son droit à être jugé par un tribunal ecclésiastique. Interrompu par les remarques narquoises de Lupolde, Eutrapel fait, non sans une certaine mauvaise foi, le récit de cet interrogatoire :
« Le mesme juge, dit Eutrapel, me cuida je ne say quand prendre par le bec, lors qu’on m’accusoit, à tort et sans cause toutesfois, de quelque petite jeunesse. Quelle jeunesse ! s’escria Lupolde, mais d’une bonne volerie, dont tu estois notablement chargé et convaincu, si tu eusses failly à te tourner. Eutrapel fit semblant n’avoir rien entendu, destournant le coup à gauche, crachant à quartier, comme si l’aureille qu’il ouvroit de ce costé là eust testé estoupee : car, à dire tout, autrefois avoit il esté interrogé et passé sous la main de ce Juge, lequel luy voulant faire esvanouir et perdre son privilege Clerical, luy avoit presque fait croire qu’il estoit au jugement des Capitaines l’un des plus experimentez soldats qui fust en l’armee et aux bandes. Mais Eutrapel, comme fin et bien avisé, seut bien repartir, prendre le chemin de Niort [nier], et maintenir qu’il estoit d’un trop couard naturel, et ne parloit de la guerre qu’aux bonnes femmes, en cuisant des chastaignes aux cendres, par le moien de quelques livres imprimez, comme plusieurs sont. » [51]
Eutrapel ne s’en laisse pas conter par le magistrat : maîtrisant l’art de la repartie, il détourne le coup, refusant de jouer à ses dépens le rôle du miles gloriosus, et prend finalement la pose familière de Grandgousier contant, près du feu, de plaisantes histoires à des commères tout droit sorties des Évangiles des Quenouilles. Il n’en reste pas moins que le bon juge chrétien a tenté, en rusé matois, de prendre Eutrapel « par le bec », de le piéger, de le mettre en contradiction avec son propre discours, ce qui pose le problème de la légitimité du recours judiciaire à la subtilité. L’avocat Lupolde s’interrogera explicitement sur l’apparente immoralité du stratagème : « Est-il bon, dit Lupolde, que le Juge s’efforce par petites subtilitez et interrogatoires exquis, arracher ainsi une espece de verité, d’un prisonnier assez affligé d’ailleurs ? » Cette pratique de la subtilité voire de la manipulation, moralement répréhensible lorsqu’il s’agit de profiter de la détresse d’un pauvre « prisonnier », n’en est pas moins indissociable de l’acte même de juger. Tout magistrat, même s’il est un exemple de probité, se doit de manipuler, sinon les hommes, du moins les normes, de multiplier les points de vue pour faire coïncider les lois avec les faits, pour mieux faire émerger cette « espece de verité » qu’est la vérité juridique. Cette opération requiert une certaine souplesse d’esprit, une certaine prise en compte de l’infime et du « subtil », qui peut s’apparenter à la ruse, et qui suppose d’accorder un rôle important à la subjectivité du locuteur : un mélange d’art et de libre « décision », donc, qui caractérise également la parole facétieuse. Mais tandis que le jugement de droit se doit avant tout d’être pertinent, de respecter la règle suprême de l’aptum, puisqu’il vise à rétablir l’ordre et l’harmonie entre les faits et les lois, la facétie travaille aussi bien la pertinence que l’im-pertinence, car c’est de la rencontre entre ces deux pôles discordants qu’elle tirera son sel et sa charge humoristique [52].
3. Fonction de quelques jugements facétieux dans les « contes et discours bigarrés »
Loin d’être tout à fait incongru, le couple formé par la sentence juridique et la facétie paraît fondé sur une série d’homologies, d’accointances énonciatives, fonctionnelles et symboliques qui permettent d’éclairer la présence des jugements de droit au sein de recueils facétieux. À partir des années 1580, le télescopage de la facétie et de la sentence juridique s’illustre de façon assez inédite dans un ensemble de textes situés au carrefour du recueil narratif à histoire-cadre et du genre du dialogue. Ces « contes et discours bigarrés » regroupent essentiellement les Contes et discours d’Eutrapel (1585) de Du Fail, les Serées (1585-1597-1598) de Guillaume Bouchet, ainsi que les Matinées (1585) et Apresdinées (1586) de Cholières. Le mélange formel et tonal qui caractérise ces ouvrages bigarrés, accueillant aussi bien les fiches historiques, les développements juridiques et philosophiques, ou les commentaires les plus sérieux, que les proverbes, les contes à rire et les bons mots, en fait, après l’œuvre de Rabelais, un terrain privilégié pour compiler, réagencer, et donc interpréter cette matière à la fois juridique et facétieuse. Les trois auteurs sont liés au monde judiciaire : le cas de Du Fail arrêtiste, juge au présidial de Rennes puis conseiller au Parlement de Bretagne, est bien connu [53]. Quant à Cholières, on l’identifie depuis les travaux de Louis Loviot à l’avocat de Paris Jean Dagoneau [54]. Guillaume Bouchet enfin, libraire-imprimeur poitevin, est élu en 1583, soit un an avant la parution du premier livre des Serées, « Juge et Consul » par « Messieurs les Marchands de la ville de Poictiers », auxquels il dédie le recueil de 1584. En tant que premier consul, Bouchet est l’équivalent, non pas du président du tribunal de commerce, mais de son premier assesseur, un poste important qui l’a conduit à arbitrer de nombreux litiges entre marchands, dans le cadre de la juridiction consulaire [55].
On ne s’étonnera pas que les juges et les jugements facétieux soient assez nombreux dans ces ouvrages, notamment dans l’importante neuvième « serée » ainsi que dans le chapitre XI, déjà cité, des Contes et discours d’Eutrapel. Après la mention des facéties oratoires de Cicéron, Du Fail donne en exemple les étudiants et les « fripons » qui tentent de se soustraire à la justice en privilégiant une interprétation littérale, pour le moins malicieuse, des sentences de droit. Les « martinets » d’Angers parviennent ainsi à contourner la sentence donnée par le prévôt – qui leur interdisait d’appeler le procureur d’Aurillé « Chiquanours » – en se contentant du diminutif « chic chic » qu’ils prononcent sournoisement lorsque vient à passer leur ennemi. Le procureur, nullement dupe, intente derechef un second procès, qui se solde par un jugement plus facétieux que de coutume :
…mais le Juge, parties ouyes, declara les defendeurs mal et folement intimez, avec adjudication de despens, taxez à deux pots de vin et la suite, et que ce mot chic chic bien enté pouvoit facilement, et de gré à gré en engendrer une chiquenaude, voire demie douzaine. [56]
Le jugement repose sur l’association phonique entre « Chiquanours », « chic chic » et « chiquenaude », substantif qui n’est pas sans rappeler l’épisode rabelaisien des noces de Basché, dans lequel les « chicanoux » étaient copieusement battus. Dans l’anecdote suivante, les étudiants de Poitiers invoqueront ce précédent jurisprudentiel pour justifier une interprétation tendancieuse de la loi [57] : d’Angers à Poitiers, le jugement facétieux semble se diffuser, et s’engendrer de lui-même. Quant aux devisants de Cholières, ils consacrent quelques développements à la personne du magistrat, en particulier au juge intègre, dans la troisième matinée ironiquement intitulée « Des mains des advocats : s’il est loisible aux advocats de prendre », sous-entendu, les deniers de leurs clients [58]. Ils s’en prennent ainsi plus volontiers à l’avocat, à cette cible traditionnelle du discours satirique considérée comme une figure de la chicane et du discord, alors que, chez les trois auteurs, le juge incarne une forme d’autorité plus ambivalente, puisqu’il est celui qui peut rendre l’accord possible.
.- La bigarrure et le jugement facétieux
Les « contes et discours bigarrés » ne se contentent pas de recueillir bons mots et jugements facétieux : ils tendent aussi, par l’entremise des devisants ou par le seul montage textuel, à interroger ces jugements, à en apprécier la portée ou la moralité. Ces recueils mettent en effet l’accent sur la pratique des devis, c’est-à-dire sur les divers « propos » échangés par les entreparleurs au niveau du dialogue encadrant, ainsi que sur les discours tenus par les protagonistes des nouvelles encadrées. Ils reposent donc sur un double principe d’alternance et d’enchâssement permettant de faire dialoguer les différents morceaux discursifs ou narratifs. Les devisants des Serées ont pour habitude de bavarder, en multipliant les digressions, autour d’un sujet souvent très vaste, prétexte à rapporter quantité de faits et de dits plaisants. Le neuvième chapitre, qui tourne par endroits au petit recueil de bons mots et de « doubtes » facétieux, est ainsi guidé par une série de questionnements, qui en scandent la progression. Bien que de véritables débats suivis, à la façon de L’Heptaméron, soient rarissimes, et que Bouchet n’exerce guère son jugement sur les matières qu’il brasse, les convives soulèvent quelques questions cruciales : « dont pouvoit proceder la multitude des procés, et la grande longueur d’iceux », comment il seroit possible « d’elire des Magistrats de bonne conscience », ou encore quelle qualité, de la mémoire ou de l’entendement, est la plus utile au juge [59]. Ces devis pour le moins lâches se soldent parfois par des jugements collectifs, comme lorsque les participants de la « serée » s’entendent pour condamner, à l’instar de Du Fail et de bien d’autres, la vénalité des charges [60]. L’apparent sérieux de ces échanges ne saurait pourtant se concevoir indépendamment du répertoire facétieux qui vient à la fois les illustrer et les complexifier. Dans ces recueils bigarrés, il est fréquent qu’un conte ouvertement facétieux soit pris au sérieux par la compagnie, et qu’inversement, les devisants fassent de tel développement érudit un prétexte pour multiplier les plaisanteries [61]. L’alternance des tons et des registres, née du geste de compilation et de l’esthétique de la bigarrure, ne va pas sans brouiller la frontière qui distinguerait le sérieux du plaisant, les savoirs de la facétie. Dans les Serées et les Contes et discours d’Eutrapel, le montage textuel, ainsi que les différentes bribes de débats, posent constamment le problème de l’évaluation, et dans le cas qui nous occupe, de l’évaluation morale des plaisanteries juridiques ou de la violence exercée par la justice [62]. L’esthétique de la varietas ne peut être tout à fait neutre : la pratique de la compilation permet des rapprochements, orchestre des rencontres entre des bribes textuelles hétérogènes, et ne manque pas de susciter chez le lecteur des questionnements de nature éthique. Ces problèmes d’appréciation sont parfois thématisés au sein même des devis. Dans la quatorzième « serée », au terme d’un récit relatant une énième erreur judiciaire due à la perfidie d’un matois, le narrateur évoque la réaction hésitante de l’assistance :
Ceux de la Seree commençoient à rire, encores que ce fust une Tragedie, quand quelqu’un leur va dire qu’il vouloit faire un conte d’un Juge qui ne vouloit pas qu’un bourreau, qu’il avoit envoyé bien loing de là, perdist ses peines… [63]
Le rire provoqué par une anecdote tragique s’interrompt brutalement et cède la place à une nouvelle histoire judiciaire, à la tonalité mi-sérieuse mi-comique. À l’image de ce rire avorté, le mélange des registres caractéristique des discours bigarrés [64] jette ainsi un jour singulier sur les facéties judiciaires et leur ton à la fois sérieux et ludique.
.- Le juge, tiers et moyenneur facétieux
Dans les recueils de Cholières et surtout dans les Contes et discours d’Eutrapel, le juge facétieux, ou plus généralement le juge bon compagnon, est bien plus qu’un simple protagoniste des contes : il constitue souvent une sorte de modèle pour appréhender les devis eux-mêmes, ainsi que les différents rôles joués par les interlocuteurs du dialogue-cadre. Dans les « contes » comme dans les « discours » de son recueil, Du Fail semble accorder une grande importance à la figure du « tiers et moyenneur » [65], du médiateur qui crée les conditions de l’accord entre les hommes et qui tâche de rétablir, par-delà les conflits, des liens amicaux entre voisins d’un même rang. L’archétype en est le seigneur Ingrand, qui imagine, dans le chapitre VI (« L’accord entre deux Gentils hommes »), un véritable protocole de réconciliation suite à l’incident cornu qui a opposé la maison de Fanfreluchon à celle du Fossé. L’appointeur, en bon metteur en scène, est sensible au moindre rouage de la comédie sociale, aux plus infimes exigences de l’honneur et de la préséance. Il multiplie les formules et les prescriptions figées, s’aidant d’un discours protocolaire pour mieux préserver l’honneur des parties, et transforme le formalisme caractéristique du droit en un véritable sanctuaire : l’apparente neutralité du discours juridique permet de préserver l’amour-propre de chacun – notamment celui des dames – tout en servant, in fine, le retour de la convivialité, et donc d’une forme de liberté [66]. Ingrand, voisin et « parent » des parties, n’est manifestement pas magistrat, mais présente son programme narratif comme un véritable « arrest » [67]. Cet arrêt plaisant rétablit un rituel de sociabilité, il réconcilie les hommes en mêlant joyeusement les genres : la rigidité judiciaire, loin de s’opposer au naturel de la convivialité (voire à l’obscénité [68]), la favorise.
Dans les Contes et discours d’Eutrapel, tout se passe donc comme si la figure du juge pouvait être dépassée, voire englobée, par celle du moyenneur. Ce dernier peut être un magistrat, un seigneur local, mais aussi un simple voisin, c’est-à-dire une instance extra-judiciaire ou plutôt « infra-judiciaire », à l’image de Perrin Dendin, l’appointeur de procès du Tiers Livre, le laboureur qui réglait plus de différends dans les halles « qu’il n’en estoit vuidé en tout le palais de Poictiers » [69]. Le bon juge doit savoir, selon Eutrapel, être « bête de compagnie », c’est-à-dire se rendre familier aux autres hommes, ne pas hésiter à tourner lui-même la broche dans la cuisine, comme le commun des mortels : il doit rendre son jugement sur les lieux mêmes du délit et fait partie intégrante du tissu social [70]. Dans le cas de conflits peu graves, qui relèveraient plutôt de ce que l’Ancien Régime nomme la procédure « à l’ordinaire », les procès ne sont donc pas un moyen satisfaisant de régler les différends. On ne résout pas le problème de la conflictualité en recherchant à tout prix, au risque d’en faire une idole, la sentence judiciaire. Eutrapel raille à ce sujet l’esprit chicaneur qui ne rêve que « d’avoir une bonne sentence, un bon arrest, et le garder soigneusement en l’escrin de son coffre » [71]. Au lieu de flatter le ressentiment et les passions tristes des hommes, le bon juge doit, quand la situation le permet, formuler des sentences de conciliation, et même de convivialité, en condamnant par exemple les habitants d’un village à banqueter ensemble [72]. À la limite, et ce n’est pas un des moindres paradoxes de l’homme de loi qu’est Du Fail [73], la justice aspire idéalement à son propre dépassement dans la sociabilité.
C’est probablement une des raisons pour lesquelles, chez Du Fail, les devis se présentent à plusieurs reprises sous la forme du trilogue : derrière la figure du sage Polygame se cache celle du juge moyenneur. Le doyen des Contes et discours aime, dans les débats, à remplir l’office de juge, tout en assistant avec délectation aux continuelles joutes que se livrent ses compagnons. Alors qu’Eutrapel est une figure de l’emportement, de la vivacité et du mouvement perpétuel, Polygame fait plus volontiers preuve de lenteur et de prudence, comme en témoigne son parler tardif. Lors d’un débat sur le sujet obscur des pratiques alchimiques, le devisant refuse de se prononcer, et diffère son jugement :
Polygame lors, qui étoit assez tardif en ses jugements, car de fol juge brève sentence, étoit au bout de ses finesses, sur la vérité de cette pourpensée [vantée] et haut louée science chemiste : laquelle n’osoit assurer, pour n’y entendre rien que pour ouïr dire à des hommes vains, et notables advanceurs de contes et crédits. [74]
Polygame s’oppose, par ses louables scrupules, aux bonimenteurs que sont les alchimistes, mais aussi aux « fols juges » évoqués par le proverbe. Pourtant, ce juge flegmatique et avisé, ici au bout de ses « finesses », n’est pas toujours cette pure incarnation de la rigueur et de la sévérité : lui-même conteur, il est sensible aux séductions des « brèves sentences » et de l’eutrapélie, et incarne à plusieurs reprises le plaisir pris au conflit facétieux [75]. Il occupe parfois la fonction de tiers, mais n’en est pas pour autant un tiers désintéressé, puisqu’il prend parti dans les débats. Dans les recueils bigarrés de Cholières, y compris dans La Guerre des Masles contre les Femelles (1588), se retrouve cet esprit de conciliation facétieuse, mais le rôle de moyenneur est en général endossé par le JE, véritable persona de l’auteur. Dans la deuxième « matinée », où l’on se demande « si la jurisprudence est à preferer à la medecine », Scipion, le représentant des légistes, s’oppose à Girolamo, le champion des médecins. Les deux hommes ne parviennent pas à s’accorder, chacun campant sur ses positions avec une opiniâtreté désespérante. Grâce à son intervention, Monsieur de céans parviendra, contre toute attente, à trouver une solution temporaire au conflit. Faute de concilier les thèses et les idées, il réussira à accorder les deux jouteurs, en se fondant humoristiquement sur un précédent jurisprudentiel, sur une sentence facétieuse empruntée au Discours de l’incertitude, vanité, et abus des sciences de Corneille Agrippa [76] :
« De ma part, je me souviens avoir leu que ceste mesmes dispute a esté autres fois mise sur le bureau, où le procés estant instruit des deux costez, la matiere touchant la precellence de la jurisprudence et medecine fut debattue à plein fonds. Toutesfois le procés ne peut estre vuidé que par la bouche des parties mesmes. De fait le juge fit appeler les parties, et leur demanda quelle estoit la coustume de mener au gibet les malfaicteurs, et en quel ordre marchoient le larron et le bourreau. Eux respondans que le larron alloit devant et que le bourreau suivoit, il fonda là dessus sa sentence, que les legistes donques doivent marcher devant, et qu’aprés les suivroient les medecins. »
Ce compte fut à peine achevé que mes deux ergoteurs commencerent à s’esbouffer de rire, et à se prendre par le nés, disans qu’ils avoient esté payez ainsi qu’ils meritoient ; et par ce moyen la partie fut remise à une autre fois. [77]
Au terme de ce parcours apparaît donc un ultime point de contact entre la facétie et le jugement de droit : tous deux ne cessent, une fois prononcés ou mis par écrit, d’être réemployés par de nouveaux locuteurs, et servent généralement de nouveaux desseins. Si la bonne « rencontre » se doit en essence d’être improvisée, elle peut aussi bien être adaptée à une situation inédite, ou simplement répétée voire réécrite à l’intention d’un public nouveau : à la Renaissance, les facéties circulent constamment d’un recueil à l’autre [78]. Les bons mots, comme les sentences juridiques, peuvent être introduits dans de nouveaux contextes et constituer à la fois un point d’aboutissement (sous la forme d’un arrêt) et un point de départ pour des discours ultérieurs [79]. Dans les « contes et discours bigarrés » des années 1580, la pratique de la compilation et de la mise en recueil permet ainsi de renouveler cette matière et de lui assigner de nouveaux usages, en la mettant en relation avec d’autres types de discours, et en l’enchâssant au sein des « propos » tenus par les devisants. Les jugements facétieux invitent alors à repenser l’opposition traditionnelle entre la parole sentencieuse et la parole facétieuse, mais aussi entre le jugement et l’esprit. La facétie n’induit pas nécessairement une suspension du jugement moral : pensée de la rapidité, elle invite dans son apparente gratuité à réfléchir sur les normes.
Nicolas Kiès
Université Paris IV-Sorbonne