Dans la thèse que j’ai consacrée aux prolongements musicaux de la pensée et de l’œuvre d’Édouard Glissant, la question du rythme a tenu une place importante. J’en rappelle les présupposés : au cours d’une conférence à laquelle j’avais assisté dans le Pays basque à Ixtasou, le poète avait déclaré : « mon style d’écriture est le style de jazz de Miles Davis ». Au cours d’un entretien qu’il m’avait accordé, Édouard Glissant avait précisé que c’était le rythme qui rapprochait son écriture de la musique du trompettiste. Dans ma thèse, j’ai tenté d’interpréter le rythme chez les deux créateurs comme une quête d’espace ; une quête visant à la reconquête de l’espace mutilé par la cale et les fers en même temps qu’à une conquête de l’espace ouvert et à venir de la relation. Cette interprétation du jazz par le poème et du poème par le jazz en termes d’espace a notamment été guidée par le spectacle de la chorégraphe Dimi Ferreira intitulé À corps ouvert [1] et présenté au cours de cette journée organisée par Nicolas Darbon à l’université de Rouen. Ce spectacle traite de la musique et de la danse de la communauté afro-brésilienne comme d’une résilience, une réponse au désontologisme de la traite, selon la formule d’Annie-Dominique Curtius [2]. La question du rythme chez Glissant et Miles Davis et la très grande variété des rythmes dans l’œuvre du poète caribéen, m’ont conduit également à cerner une opposition entre le sujet et la communauté, le « nous » et le « je », entre la lyre et le tambour. Lors de la soutenance de ma thèse, Hugues Azerad m’avait suggéré d’explorer la dimension politique du rythme dans l’œuvre d’Édouard Glissant ; l’objet de ma communication, lors de cette journée était donc une réponse à cette question posée par Hugues, et que j’avais interprétée de la manière suivante : « Comment le rythme, ses représentations, sa réalité concrète et les questions qu’il soulève dans l’œuvre d’Édouard Glissant peuvent-ils éclairer la visée politique de la Poétique de la Relation ? » Le travail suscité par cette question n’est pas encore suffisamment abouti pour être publié aujourd’hui sur les pages de ce site. Je profite en revanche de l’occasion qui m’est donnée pour poursuivre la discussion autour de la polysémie de la notion de rythme qui a suivi ma communication, par quelques pages tirées de mon travail de thèse. En effet la comparaison entre son propre style et le style du jazzman encouragée par le poète induit une métaphysique du rythme qui dépasse le mètre, le vers et la prose, le tempo, la régularité ou l’irrégularité de la pulsation. Les praticiens du rythme, poètes, comédiens, musiciens ou danseurs, utilisent les métaphores du rythme comme un vecteur de communication qui réunit les différents arts et surtout comme une source d’inspiration qui les pousse à dépasser les limites inhérentes à leur propre discipline. À l’inverse, certains théoriciens et critiques, musicologues, poéticiens, se méfient des métaphores du rythme qui contredisent l’exigence scientifique de leurs travaux. À la fois producteur et critique, Édouard Glissant nous engage dans cette écoute métaphysique des rythmes, en même temps qu’il se défie des imprécisions et des idées reçues qui entourent cette notion :
Le rythme. Nous a-t-on à son propos suffisamment lancinés avec combien de ces comparaisons fadasses et théâtrales, plaquées sur le texte poétique. Celui-ci porterait par exemple la cadence de la race, ou bien le battement d’une antirhétorique méditée, ou bien la cassure imitative des assonances nées du réel, et ainsi sans frein [3].
Cette méfiance envers le rythme n’est certainement pas étrangère à la polysémie et à l’ampleur de la notion. Paul Valéry se méfiait du terme : « Ce mot “ rythme ” n’est pas clair. Je ne l’emploie jamais [4]. » Henri Meschonnic a critiqué la tendance du discours philosophique à un certain « panrythmisme » pour lequel le rythme est tout et tout est le rythme [5]. La volonté de réunir sous un même vocable des réalités aussi différentes que la musique, la poésie, la peinture, la vie quotidienne, la pensée, rend la notion de rythme difficile à cerner. Ainsi que le formule Pierre Sauvanet, « le rythme ne se laisse pas fixer comme tel, il semble inconnaissable, il tient la frontière du théorique [6] ». L’étymologie même du mot rythme est marquée par une profonde ambiguïté, comme l’a montré Émile Benveniste [7]. Le linguiste commence par citer la signification moderne, presque toujours connotée par la conscience des durées et des intervalles et des retours. Il rappelle une doxa de l’étymologie du mot « rythme », qui attribue son origine au verbe grec ruthmos signifiant couler. Or, dans la philosophie ionienne, notamment chez Démocrite et les créateurs de l’atomisme, ce mot grec ne signifiait pas l’écoulement ni l’intervalle, mais la forme. Il désignait même la forme individualisante et pouvait s’appliquer au corps humain. Cette notion de forme connut un élargissement progressif au cours des siècles. Platon, en appliquant le mot ruthmos à « la forme du mouvement que le corps humain accomplit dans la danse [8] », fut ainsi à l’origine du sens moderne et de sa connotation à la fois musicale et chorégraphique.
Pierre Sauvanet [9] a réuni plus de cent définitions du rythme. Une bonne partie d’entre elles évoquent la temporalité et font appel à la récurrence et à la périodicité. Paul Valéry parle ainsi de « durée organisée [10] », précisant également que « tout rythme est d’essence périodique » même si « la réciproque n’est pas vraie » et que « toute période n’est pas rythmique [11] ». Dans son dictionnaire, André Lalande rejoint Paul Valéry et avant lui Platon en définissant le rythme comme « caractère périodique d’un mouvement ou d’un processus ». Le philosophe précise également qu’on entend surtout par rythme « le caractère d’un mouvement périodique en tant qu’il compose une succession de maxima et de minima [12] ».
Voulant remonter à Démocrite et aux sources de la signification du rythme, Henri Meschonnic conteste la signification platonicienne d’ordre dans le mouvement et donc l’idée même de périodicité comme essence du rythme : « la répétition n’est pas le rythme, le rythme n’est pas la répétition [13] ». Pour Henri Meschonnic, les définitions platoniciennes du rythme conviennent à la musique et à la danse, mais sont mal appropriées à la poésie. Le poéticien propose une vision plus large de la notion. Selon lui, « le parti du rythme est celui de l’historicité radicale du langage, donc du sujet, donc des valeurs [14] ». Henri Meschonnic définit donc le rythme en termes de subjectivité : « le rythme comme mouvement du sujet est un avènement du sujet [15] ». Avec Gérard Dessons, Henri Meschonnic propose une définition reprenant les mêmes termes tout en affirmant le primat du langage, et donc du poème, sur la musique et la danse : « le rythme est l’organisation du mouvement de la parole par un sujet [16]. »
Gilles Deleuze propose lui une vision élargie de la notion de rythme, bien que celle-ci soit centrée sur une périodicité plus inspirée par la physiologie (le battement du cœur), que par la musique et la danse :
Il appartiendrait donc au peintre de faire voir une sorte d’unité originelle des sens, et de faire apparaître visuellement une Figure multisensible. Mais cette opération n’est possible que si la sensation de tel ou tel domaine (ici la sensation visuelle) est directement prise sur une puissance vitale qui déborde tous les domaines et les traverse. Cette puissance, c’est le rythme, plus profond que la vision, l’audition, etc. Et le rythme apparaît comme musique quand il investit le niveau auditif, comme peinture quand il investit le niveau visuel. Une « logique des sens » disait Cézanne, non rationnelle, non cérébrale. L’ultime, c’est donc le rapport du rythme avec la sensation, qui met dans chaque sensation les niveaux et les domaines par lesquels elle passe. Et ce rythme parcourt un tableau comme il parcourt une musique. C’est diastole-systole : le monde qui me prend moi-même en se fermant sur moi, le moi qui s’ouvre au monde, et l’ouvre lui-même [17].
Cette conception du rythme comme possibilité du sens, comme ouverture et fermeture au monde, résonne avec l’alliance de la lyre et du tambour à laquelle visent Miles Davis et Édouard Glissant. Commentant ce texte de Gilles Deleuze, tout en admirant sa force et en affirmant son importance dans le cadre d’une réflexion sur le rythme, Pierre Sauvanet interroge son essentialisme. Cette pensée du rythme ne s’éloigne peut-être pas du « panrythmisme ». Cette globalité ne risque-t-elle pas de faire du rythme « une métaphore apte à tout dire [18] », de « ce qui est au-delà ou plutôt en deçà de tout discours [19] » ?
Comme le souligne Jean-Louis Backès [20], l’analogie entre la musique et la littérature ne relève pas de la science exacte, mais de la métaphore. Le rythme de la musique n’est pas le même que celui de la poésie. Gérard Dessons et Henri Meschonnic reconnaissent que le rythme est avant tout une représentation [21]. Les différentes représentations du rythme que nous envisagerons ne seront pas comprises comme des essences se donnant pour universelles, mais comme des métaphores au sein d’une poétique et d’un contexte culturel précis. Henri Meschonnic est poète, Pierre Sauvanet, en plus d’être philosophe, est un percussionniste de jazz. Leurs conceptions du rythme ne peuvent être identiques. De même, Paul Valéry et Édouard Glissant, deux poètes ayant produit des écrits théoriques, n’ont pas entendu les mêmes musiques et n’ont pas entretenu une relation identique à la danse. Ce n’était pas les mêmes rythmes que l’on entendait et que l’on dansait à Paris au début du vingtième siècle et dans les secteurs ruraux de la Martinique lorsqu’Édouard Glissant y vivait.
Édouard Glissant est né en 1928 à Bezaudin, un morne de la commune de Sainte-Marie dans le nord-est de la Martinique, sur la côte atlantique. Julian Gerstin [22] rappelle que les musiciens de cette région jouissent d’un prestige particulier dans l’île. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, avant que la modernisation du département ne change le mode de vie, une douzaine de familles étaient renommées depuis plusieurs générations pour leurs talents musicaux. Les musiques pratiquées dans cette région étaient le kalenda¸ le lalin klé et surtout le bèlè, trois genres dans lesquels le rythme occupe une place primordiale. Selon Jacqueline Rosemain [23], le Kalenda est une danse sacrée qui proviendrait de l’animisme, et en particulier d’un culte de la fertilité, ce qui expliquerait les connotations sexuelles résultant des mouvements ondulatoires des corps féminins comme masculins. Cette danse que l’église tenta de circonscrire se retrouve sous des formes et des appellations variées dans toute la Caraïbe ainsi qu’au Brésil. Le bèlè désigne à la fois une danse, une musique et un instrument, le tambour bèlè.
Tambour bèlè [24]
Le bèlè possède les mêmes origines cultuelles que le Kalenda, mais l’ostinato rythmique sur lequel il se base est plutôt binaire. Selon Julian Gerstin, dans le nord-est de la Martinique, le bèlè possédait de nombreuses formes : bidjin bèlè, bèlia, gran bèlè, bèlè pitché, et bèlè marin. Toutes ces formes se dansent en quadrilles, mais possèdent leurs propres rythmes, variantes d’une même structure [25].
Ces musiques et ces danses sont pratiquées lors de « swaré bèlè » (soirées bèlès) la nuit, par des danseurs et des musiciens expérimentés. Clotilde Gilles [26] décrit le lalin klé comme une danse qui s’adresse au plus grand nombre parce qu’elle nécessite une moindre expertise. Pour le percussionniste et musicologue martiniquais, Étienne Jean-Baptiste [27], le bèlè s’inscrit, au-delà du rythme de la musique et de la danse, dans une stratégie de résistance et de construction d’identité. Le bèlè d’essence rurale s’opposait à la biguine, musique créole et syncrétique dont le point de départ était européen. Cette opposition tend à devenir caduque de nos jours, et même à s’inverser, car les citadins se revendiquent de l’idéologie du bèlè. Édouard Glissant a certainement assisté et peut-être même participé à ces « swarés ». Dans un passage des Grands Chaos où il évoque son enfance passée dans le morne Bezaudin, le poète se souvient du bèlè :
Bèlè, bel air et beau serment
Du poème qui tourne à conte
Et dont le rythme ne mécompte
La prose plate du marais [28].
La musique et le rythme sont donc des réalités concrètes [29] pour Édouard Glissant. Au sujet de la culture de la Martinique, le poète déclare que « la musique est tellement constitutive (par le rythme) de notre existence historique et de notre quotidien que nous risquons collectivement d’en méconnaître la sévérité [30] ».
Même si celle-ci est ancrée dans le quotidien et l’Histoire, la représentation glissantienne du rythme n’est pourtant pas univoque. Elle diffère de la pensée du rythme telle qu’elle fut exprimée par le mouvement de la négritude. Selon Martin Munroe [31], le rythme occupait une place centrale dans l’esthétique et la conception de l’identité noire des trois poètes de la négritude, Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas et Léopold Sédar Senghor. Pour Senghor, le rythme établissait un lien avec ses partenaires de la diaspora noire aux Antilles et aux États-Unis. Dans un entretien avec la critique Jacqueline Sieger, Aimé Césaire parle du rythme comme « d’une essence de l’homme noir [32] ».
Selon Martin Munroe, cette équation posée par Aimé Césaire entre la poésie noire et le rythme sera remise en cause par la mouvance de la « post-négritude ».
Le rythme est souvent représenté par Glissant comme un signe, à la fois d’aliénation et de résistance, et inversement, l’aliénation et la résistance sont interprétées comme un aspect polyrythmique de l’expérience martiniquaise [33].
Pour le critique, l’usage des répétitions dans les romans d’Édouard Glissant est révélateur de cette disjonction avec les écrivains de la négritude. Par ailleurs, alors que ces écrivains cherchaient à retrouver, voire à créer une unité noire entre l’Afrique et les Amériques, Édouard Glissant envisage le lien avec l’Afrique, mais observe avant tout la différence des rythmes martiniquais :
J’ai pourtant été frappé de la différence entre les techniques du tambour en Afrique et aux Antilles. En Afrique, le tambour est un langage qu’on organise en discours : il y a des orchestres de tambours où chaque instrument a sa voix. Le tambour est un partage. Aux Antilles, c’est le plus souvent un solitaire ; ou un accompagnement. Les orchestrations tambourées sont rares, et jamais aussi complètes ni totales. Comparé à l’africain, le tambour antillais me donne l’impression d’un filet. Son rythme est moins variable. Je n’en conclus pas à une « décadence » ; les rythmes antillais ont leur personnalité. Mais peut-être à une défonctionnalisation de l’instrument, qui ne correspond plus à des moments de l’existence collective, rassemblés dans la communion de l’« orchestre [34] ».
On retrouve dans cette observation une certaine nostalgie du « pays d’avant » et l’affirmation de la différence caribéenne par la trace reconstruite. Jacqueline Rosemain reconnaît que les musiques de la Guadeloupe et de la Martinique « ont gardé de l’Afrique la prédominance du rythme et leur indissociabilité au chant et à la danse [35] ». À l’instar du poète, la musicologue souligne cependant que cette influence ne saurait résumer l’ensemble du discours musical antillais. L’affirmation d’une influence exclusive des rythmes africains serait selon elle « erronée [36] ». Certes, l’influence de l’Afrique et de ses rythmes est prépondérante dans la musique et les danses caribéennes, mais cette influence n’est pas exclusive. Dans son ouvrage, Jacqueline Rosemain décrit en détail les processus de créolisations et les convergences entre les rythmes africains et ceux importés d’Europe par les colons [37]. Pour Édouard Glissant, c’est la plantation qui a donné naissance à la musique caribéenne : « la chanson créole, en Martinique, en Guadeloupe la biguine, exprime d’abord l’univers des Plantations [38]. » C’est là, dans ce lieu où les esclaves subissaient l’exploitation, la torture et les viols des maîtres et dont ils ne pouvaient s’évader sans risquer les mutilations et les supplices prescrits par le Code noir, que s’est réalisée cette rencontre des cultures qui préfigure, selon le poète, notre monde actuel : « le métissage culturel qui nous occupe, nous pouvons là [dans la plantation] en surprendre quelques-unes des lois de formation [39]. »
Comme le souligne Martin Munroe, le rythme de la plantation n’était pas seulement celui des musiques qui s’y mêlaient, mais aussi celui des gestes du quotidien soumis à la contrainte.
Fondamentalement, la vie dans la plantation soumettait les esclaves à un rythme cyclique et annuel qui était imposé par la cadence des récoltes. L’expérience temporelle des esclaves dans le Nouveau Monde était organisée autour du cycle des semailles et des récoltes, un rythme agraire « naturel » qui était néanmoins modifié et manipulé par les planteurs, pour accroître la productivité et occuper les esclaves continuellement [40].
Pour Édouard Glissant, les rythmes du Nouveau Monde, nés de la plantation, sont à la fois le produit d’une créolisation, de la recréation par la « trace » et de la résilience de la souffrance dans l’art. C’est ce qui fonde leur unité et leur force :
On comprend que c’est là [la plantation] un univers où tout cri fait événement. La nuit des cases a enfanté cet autre énorme silence d’où la musique incontournable, d’abord chuchotée, enfin éclate en ce long cri. Cette musique est spiritualité retenue, où le corps s’exprime soudain. D’un bord à l’autre de ce monde, la mélopée, syncopée hachée par les interdits, libérée par toute la poussée des corps, produit son langage. Ces musiques nées du silence, negro spirituals et blues, continuées dans les bourgs et les villes grandissantes, jazz, biguines et calypsos, éclatées dans les barios et favelas, salsas et reggaes, rassemblent en une parole diversifiée cela qui était crûment direct, douloureusement ravalé, patiemment différé [41].
Selon Martin Munroe [42], le système de la plantation a été appliqué de manière similaire dans la Caraïbe, au Brésil et dans le sud des États-Unis. Le critique remarque cependant que les colons britanniques (en Amérique du Nord et dans les colonies anglaises des Caraïbes) se méfiaient davantage de la musique des esclaves et en particulier des tambours qui auraient pu servir de moyen de communication et favoriser les révoltes. En 1740, en Caroline du Sud, cinquante ans plus tard en Caroline du Nord et en 1839 en Louisiane, des règlements interdisant les tambours furent édictés, contraignant les esclaves à inventer d’autres instruments ou à transposer leurs idiomes rythmiques dans d’autres pratiques. Cette contrainte a certainement généré des différences entre ces rythmes et ces instruments recréés et les musiques ayant conservé une part plus importante de l’héritage africain. Pour Édouard Glissant [43], la différence entre le jazz et les musiques antillaises résulte de l’histoire des deux communautés noires après l’effondrement du système de la plantation. Dans un cas, les anciens esclaves partent pour le Nord des États-Unis et accompagnent toutes les étapes de l’industrialisation du pays. En même temps, leur musique suit ou réagit à ces évolutions, passant du gospel au Nouvel-Orléans, au swing des grands orchestres puis au be-bop et au free jazz. À l’inverse, le système des plantations aux Antilles n’est remplacé par rien, et « la production musicale, coupée d’une nécessité existentielle, se folklorise (au mauvais sens du terme). Elle n’évolue pas vers des formes réadaptées [44]. »
Ce jugement presque hégélien sur la musique antillaise contraste avec l’évocation du bèlè dans Les Grands Chaos, révélant ainsi une ambivalence avec le rythme et le vécu antillais. Aussi bien dans sa compréhension de la singularité caribéenne que dans la forme même de ses écrits, Édouard Glissant semble prendre ses distances avec l’essentialisme rythmique centré sur l’Afrique des poètes de la négritude. Le poète n’hésite pourtant pas à citer longuement une lettre d’Aimé Césaire au sujet du rythme (les parties du texte entre crochets sont celles qui ont été supprimées par Édouard Glissant) [45] :
[Le rythme enfin, et peut-être est-ce par là que j’aurais dû commencer, car c’est en définitive l’émotion première, prière et injonction, qu’annonce d’abord sa rumeur. D’où venu ?] Non artificiellement imposé du dehors, mais jailli des profondeurs. Nuit du sang bondissant au jour et s’imposant ; [le tempo de la vie ; sa saccade] ; non la musique des mots captée, mais ma plus profonde vibration intérieure. [C’est pourquoi le sculpteur soudanais ne travaille que de nuit et en chantant, incorporant dans la statue le verbe incantatoire.]
Édouard Glissant nous invite à penser le rythme dans son « évanescence » et dans sa « précision », dans sa démesure et sa mesure. La totalité et la démesure de la philosophie du rythme d’Édouard Glissant répondent à la négation existentielle et donc rythmique imposée par la traite : alternance cosmique des jours et des nuits remplacée par la nuit sans fin de la cale, balancements de la marche et de la danse entravées par les chaines, danses, chants et paroles dispersés, interdits et condamnés à l’oubli. Face à l’esclavage vécu comme une catalepsie, le rythme devient la possibilité d’une résistance. Le rythme devient la condition de l’existence et la métaphore de l’existence même. Paradoxalement, l’ampleur de cette poétique du rythme s’enracine dans la matérialité première des premiers tambours réinventés, dans des premiers pas de danse qui défièrent les fers et posèrent l’amorce de nouvelles communautés.