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Nicolas DARBON

Université d’Aix-Marseille – LESA – EA 3274

Qu’est-ce que la transdiction ?

Résumé

La transdiction est un néologisme désignant un outil pour approcher l’intertexte au-delà du texte, incluant le sonore, l’oralité, la gestualité, etc. Elle s’envisage comme une théorie du « ton ». Provenant de « trans » et de « diction », elle insiste sur le mouvement, la dynamique du transfert. La transdiction circule dans le champ musico-littéraire ; elle croise les approches, examine les empreintes, dévoile la complexité, encycle et recycle. Elle cherche à analyser l’indicible. Se situant quelque part dans le polyart et l’intermodalité, elle compare les cultures et tient compte du temps.

Abstract :

The transdiction is a neologisme indicating a tool to approach the intertext beyond the texte, including the sound, the oral character, the gesture, etc. It envisages as a theory of the “tone”. Resulting from “trans” and from “diction”, it insists on the movement, the dynamics of transfer. The transduction circulates in the “word and music” field. It crosses approaches, examines imprints, reveals the complexity, “incycles” and “recycles”. It tires to analyse the unspeakable. Being situated somewhere in the polyart and multimodality, it compares the cultures in a temporal perspectives.

L’auteur

Maître de conférences habilité et directeur du département Arts (arts plastique, cinéma, médiation culturelle, musique, théâtre) à Aix-Marseille Université, Nicolas Darbon est l’auteur de nombreux articles et ouvrages scientifiques sur les musiques contemporaines, parmi les plus récents : Les Musiques du Chaos, Musica Multiplex, Wolfgang Rihm et la Nouvelle Simplicité, Dutilleux… entre le cristal et la nuée. Président de Millénaire III éditions, il milite en faveur du rayonnement de la création musicale et artistique. Membre du LESA à l’Université d’Aix-Marseille, il collabore avec les universités de Rouen (CÉRÉdI), de Guyane (CADEG) et du Canada (GRECEM). Son article explique la notion de transdiction, outil que N. Darbon forge ici afin de creuser les rapports entre un Dit et un autre Dit (incluant la dimension sonore et extratextuelle).


Texte complet


Cette page renvoie à l’article sur ce site : « Bruits, création sonore et performance dans trois contes (Palikur, Créole et Saramaka) de Guyane », ainsi qu’à des études et livres publiés par ailleurs.


Simple outil appelé à évoluer, la transdiction a été conçue comme grille de référence, esquisse théorique, résumé, lexique… pour étayer les études de cas.

I. La transdiction vient de « trans » et de « diction »

Avec un rien d’intonation
un rien d’inclination
un rien d’accent [1]

1. « Trans » insiste sur le mouvement, la dynamique du transfert.

2. Si est texte ce qui se lit, alors nous avons besoin d’un autre concept pour ce qui s’écoute en lisant, se « lit oralement », se voit, se danse, le langage du corps ; « diction ».

3. La transdiction dépasse l’intertexte et l’enrichit. Elle est à la fois du texte et autre chose, du sonore. Il faut étudier à la fois l’énoncé (le produit fini) et l’énonciation (la construction vivante de ce produit). La transdiction ne se borne pas au seul texte, ni au seul non-texte. Elle s’émeut de l’impression d’une structure plastique et instable sur une autre.

II. La transdiction circule dans le champ musico-littéraire

Écrire c’est entendre…
Gaston Bachelard, Le Droit de rêver [2]

4. Le rapport musique / littérature a fait l’objet de diverses classifications [3].

5. L’approche intérieure (nommons-la « intérioralité ») est la plus riche, elle concerne la prosodie et la musicalité. L’extérieure envisage les relations littérature et musique sous l’angle historique, le style d’une époque, la sociologie, les relations entre un librettiste et un compositeur d’opéra (nommons-la « extérioralité »)… Par exemple, l’écriture littéraire jazzée, selon Aude Locatelli [4], c’est non seulement du swing (étude intérieure de la prosodie), mais aussi la question noire aux États-Unis (étude extérieure de l’histoire sociale).

6. La prosodie désigne deux choses : le poème lui-même ; et la musicalisation du poème, une chanson par exemple. Son étymologie en atteste [5]. À noter que l’étude de la prosodie-poème réclame la connaissance des règles relatives à la durée, à l’intonation, à la prononciation. Alors que la prosodie-chant – la chanson étant musique plus poème – réclame les mêmes connaissances en y adjoignant celles de la musique. Voilà pourquoi l’analyse prosodique est peu développée, car, explique Gribenski [6], les spécialistes d’une discipline ne maîtrisent pas forcément l’autre. Peu étudiée auparavant, cette thématique est d’une telle importance en analyse musicale (toutes les œuvres vocales sont conditionnées par le texte) que les travaux, bon an mal an, se multiplient en tous lieux [7].

7. J’ajoute les problèmes de définitions du littéraire et du musical, leur fusion possible (dans la chanson ou le poème-chant africain) ou leur autonomie (position de Paul Dukas pour la mélodie [8]), et la notion de musicalité – concept plus délicat qu’il n’y paraît (voir les travaux de Damien Dauge).

Fig. 1. Maurits Cornelis Escher, Mains dessinant, 1948.

III. La transdiction n’est pas fâchée avec le sonore

Le poème, c’est du chant qui attend
Thierry Machuel [9]

8. L’intertexte n’aimait que modérément le sonore. La transdiction affecte le travail de jointoiement entre musique et littérature [10], qui sont toutes deux sonores. De même que Jean-Christophe Rufin [11] attend que le roman sonne juste, Patrick Chamoiseau reconnaît le primat de la musicalité dans son écriture littéraire  :

Pour construire mon langage j’utilise les deux langues qui m’ont été données par l’histoire, créole et français, j’utilise aussi l’oral et l’écriture. Le mélange de ces ingrédients se fait par la musicalité, il y a une petite musique dans mes phrases, c’est la musique qui mène la narration, je recherche plus la bonne sonorité d’une phrase que la clarté de son sens, je peux sacrifier le sens voire la clarté d’une phrase à la musique que je peux trouver avec tel ou tel mot [12]

Cette « musicalité » peut être le propre du littéraire (une musique des mots dans l’absolu), mais elle constitue plus certainement l’empreinte vivante de langues filigranées, de paroles, de mouvements (voir § VI). C’est cela, la transdiction : le passage d’un Dit (son / texte) à un autre Dit.

IV. La transdiction se sent concernée par l’oralité

9. Ce qui n’est pas écrit, le texte au sens strict, est dit « oral » – cela comprend la musique [13] – soit que le texte n’existe pas (cultures de transmission orale), soit qu’il est « dit » au sens classique (une pièce de théâtre). Inutile de décrire l’immense territoire des théories de l’oralité.

10. Face à ce territoire assez compliqué, car privé du socle de la science : la notation, la mesure, la transdiction questionne avec fruit l’émergence de concepts, en tant que découverte de pans cachés de la réalité. L’oraliture selon Chamoiseau [14] désigne la part de l’écrit dans l’oralité. Il n’est pas inintéressant d’observer la part d’oralité dans l’écriture. La relation de la littérature orale avec la littérature écrite est intra-médiatique (se réalisant au sein d’un même art). Vient se greffer la dimension sonore.

V. La transdiction croise les approches

11. Les mouvements ou passages d’un Dit à un autre sont :

1. La littérature dans la musique (flèche vers le bas)
1.1. LoMo : la littérature orale dans la musique orale [et le bruit]
1.2. LoMé : la littérature orale dans la musique écrite
1.3. LéMo : la littérature écrite dans la musique orale [et le bruit]
1.4. LéMé : la littérature écrite dans la musique écrite

2. La musique dans la littérature (flèche vers le haut)
2.1. MoLo : la musique orale [et le bruit] dans la littérature orale
2.2. MoLé : la musique orale [et le bruit] dans la littérature écrite
2.3. MéLo : la musique écrite dans la littérature orale
2.4. MéLé : la musique écrite dans la littérature écrite

Fig. 2

Ces croisements sont observés dans mon livre Musique et littérature en Guyane : explorer la transdiction [15].

VI. La transdiction examine les empreintes

12. Plus que la trace [16], l’empreinte. L’intertexte, c’est le texte dans / sur du texte. Une partie est repérable : citations, emprunts. Une autre est filigranée : allusions, réminiscences. Le « fait » musico-littéraire qui se donne à l’analyse porte des empreintes multiples.

13. Elles viennent d’ailleurs : imitations, transpositions, etc. conscientes ou inconscientes. Elles peuvent venir du compositeur lui-même, de son œuvre. L’empreinte concerne aussi la lecture [17] : je scanne, fais des associations à la vitesse de l’éclair, donne du sens, perçois, subodore.

14. L’empreinte porte l’action du temps (voir § XIV) : influences, résurgences, confluences, rémanences, réminiscences (Proust, Dutilleux, à l’opposé : Boulez…).

15. Elle est marquée, indiquée, ou non : il suffit d’un timbre, dans une orchestration, destiné à faire ressortir l’empreinte. Mais souvent elle est prise dans un processus complexe de reformulation, gauchissement, gommage, hybridation, créolisation, jusqu’à la création pure et simple d’une vraie fausse empreinte : irréelle ou illusoire (fig. 5).

Voici parmi les éléments de la théorie du texte, les aspects dynamiques à relever (fig. 3.1) :

Fig. 3.1

16. La quantité utilisée est à examiner ; cela peut aller jusqu’à l’intégralité de la source (fig. 3.2).

Fig. 3.2

VII. La transdiction maintient la complexité

17. Je m’appuie ici sur la définition large de l’intertexte, qui pourrait être une véritable esthétique de la postmodernité ; elle contient le fantasme du métissage, qui, comme le dit Roger Toumson, travaille le corps social tout entier [18] : « Tout texte est un intertexte [19]. »

18. À l’opposé d’une telle conception : la création, au sens fort que lui attribue Iannis Xenakis [20]. Ne peut-elle se situer dans la réalisation même du patchwork, de la composition ? Le texte est « un tissu nouveau de citations révolues » ; c’est une œuvre singulière. Vision optimiste de la création et du monde : tout est possible.

19. (synthèse 1) L’œuvre est à la fois répétition (échantillonnage, sampling, boucle…) et modification (processus, scratching, mixing…) (fig. 4).

Fig. 4

20. (synthèse 2) Les textes se comprennent les uns par les autres ; c’est donc un système ouvert de références, d’influences, que l’on peut retrouver ou pressentir : vision holistique [21]. Ce système est dynamique : rien n’est séparé, tout entre en relation [22], avec une part d’imprévisible et d’innovation, des qualités émergentes. Il existe plus qu’une dialectique entre texture et création, co-création et causalité circulaire ; c’est une dialogique au sens que lui donne Edgar Morin. La performance est une notion permettant, dans le conte par exemple, de relier patrimoine et création, dit et geste, en lien avec la créolisation et la complexité [23].

VIII. La transdiction encycle et recycle

21. Le biodégradable est aussi ce qui peut régénérer. Aujourd’hui, le recyclage est devenu un procédé esthétique général [24], du sampling en rap aux procédés polystylistiques en musique contemporaine.

22. Auteur-compositeur / lecteur-auditeur : ils s’écoutent et se construisent mutuellement [25]. Il faut pousser le processus de communication à son maximum, le plier [26]. Le discours suit un processus rétroactif, une mise en cycle [27] ; il est interindividuel « tout ce qui est dit, exprimé, se trouve en dehors de l’âme du locuteur et ne lui appartient plus uniquement [28] ».

IX. La transdiction interroge l’indicible

Le caractère propre de la musique est qu’elle nous parle sans parole. Elle constitue un domaine auquel les paroles ne peuvent accéder. […] Le caractère essentiel de la musique est son indicibilité [29].
Musique : souffle des statues. Ou bien : silence des images. Parole où la parole cesse [30].

23. L’analyse cumulative d’une production / audition d’un texte et d’un non-texte paraît une chimère inaccessible. Et pourtant, c’est le réel dans sa complexité. Analyser seulement le texte n’est satisfaisant que pour la raison, la raison limitée. Le texte a toujours intéressé le chercheur car il est codifiable, mesurable. Mais le non-texte, le hors-texte, c’est presque un impensable. Le bruit, le geste, sont peu quantifiables. L’ethnomusicologie, l’ornithologie ont montré la possibilité et les limites de la codification d’une source orale.

24. Parfois, l’approche intérieure du texte (littéraire) ou de la musique (musicologique) se dit qu’elle devrait se réaliser sur la matière texte-musique. Lorsque dans une chanson l’on perçoit un tout musico-littéraire, les constituants étant agencés l’un pour l’autre, cette matière est à la fois plurielle et unique. La notion de matérialité recouvre cette idée. La notion de mode – musique, littérature, etc. – s’estompe dans la chanson, qui est un genre musico-littéraire global. Pour Georges Brassens, paroles et musique forment un tout indivisible ; même remarque pour la prosodie d’un lied ou le chant-poème-parlé-bruité-craché-dansé d’un chaman Teko de Guyane. La sémiose présente dans la poésie orale [31] est la combinaison de plusieurs systèmes signifiants concourant à produire un sens unitaire. Ce radical « sémio » permet de faire une autre remarque : la duplication d’un langage / un art à un autre, qui est de plus en plus observé dans les laboratoires interdisciplinaires, prend le nom d’intersémiotique, laquelle, dans sa définition stricte, est contestée [32], à l’instar des théories « sémio » confrontées à la violence du logos [33].

X. La transdiction interpelle le réel

La pensée du tremblement éclate partout, avec les musiques et les formes suggérées par les peuples. Elle nous préserve des pensées de système et des systèmes de pensée [34].

25. Les dimensions complexes du réel, telles que le temps, la communication – importantes en musique – apportent des champs de profondeur à ce type d’à-plat [35] :

Fig. 5.1

Or le compositeur se met dans la peau de l’auditeur ; dans la peau de l’interprète… Imbrication mentale de tous les acteurs ; l’auteur, le lecteur… Le processus d’identification des objets et d’occultation, d’illusion, vient du compositeur, qui prévoit / perçoit à la manière de l’auditeur. Et pourtant, il ne possède pas le bagage sensori-culturel de cet autre. Le compositeur Thierry Pécou joue ainsi avec les « sources » amérindiennes dans certaines de ses œuvres contemporaines (fig. 5.2).

Fig. 5.2

Il va sans dire que sa démarche d’auteur (auctorialité) est volontaire mais que celle de l’auditeur (lectorialité) peut être de l’incompréhension (fig. 6). Les degrés de la communication sont à réévaluer sans cesse.

26. Un même objet (motif, mot…) « renvoie » à deux signifiés – ce terme à prendre au sens large (fig. 7). Je dis deux, c’est symbolique : les signifiés sont si variés. Dans l’exemple en italiques, le mot lérol est pour l’auteur une danse, mais pour l’ignorant, quelque chose de la culture créole guyanaise. L’auteur Parépou a voulu ou non jouer sur cela. Selon ces cas, c’est un mot transféré ou intégré. Lecteur-auditeur et auteur-compositeur peuvent ne pas être sur la même longueur d’onde, les stratégies être différentes, les résultats imprévisibles. Il peut y avoir davantage de « signifiés ». Le croquis ci-après, d’un simplisme sémiologique, n’a aucune valeur si ce n’est d’évoquer les interprétations. On imagine bien qu’en musique, pris dans la mouvance sonore, ce sont des objets bien moins ciselés qu’un mot. L’analyse doit rendre compte de cela.

27. L’analyse ne doit pas imposer un ordre où il n’y en a pas.

Fig. 6

Fig. 7

XI. La transdiction se veut une théorie du ton

Le [ton] est l’aspect le moins étudié de la vie verbale.
Michaïl Bakhtine, Estetika slovesnogo tvorchestva [36]

28. Ce qui est dit, exprimé, et non pas seulement « textué » : l’intonation, qui est « l’aspect le moins étudié de la vie verbale ». Le ton nous amène directement à la transdiction, et avec elle, aux notions d’empreinte sonore et d’oralité. Intonare : tonner, faire retentir ; désigne la parole (voisé) puis le rapport à la mélodie (chanté). Elle implique le corps. « L’intonation est une variation de hauteur du ton laryngien qui porte sur une suite de mots et forme une courbe mélodique de la phrase [37]. »
29. Le ton n’est pas que l’intonation, c’est le climat, l’ethos, etc.
30. Une théorie du ton s’accompagne d’une théorie des tons, car ceux-ci induisent une forme de pensée : un ton « disciplinaire » pour le chercheur. Il conditionne (voire il est) la recherche. Tous ces tons participent du formisme [38]. Une polytonalité fomente le bruit de fond postmoderne.

XII. La transdiction se situe quelque part dans le polyart

31. Sur le modèle de l’interpicturalité [39], certains suggèrent une intermusicalité [40], laquelle s’entend soit dans le sens restreint de « musique sur la musique », soit au sens large d’intégration des sons de la nature, ou de fusion des cultures dans une musique. La transdiction bien entendu relève de cette catégorie, mais ne se borne pas à un seul « média », la musique par exemple.

Condensé de théories intermédias
a) L’intermédialité est l’étude des relations entre les médias, les arts [41]. Un seul présente des signifiants apparents. Dans la musique à programme, la musique est apparente, le programme est sous-jacent.
b) Si les signifiants des deux médias sont apparents, on parle de multimédialité. Dans la chanson, où littérature et musique sont à la fois deux entités perceptibles et fusionnés.
c) Le degré ultime est la transposition complète, on parle d’hypermédialité. L’adaptation musicale d’un roman par exemple.
d) Quant à la transmédialité, c’est un transfert qui va au-delà du texte : la mise en scène, le montage [42].
e) Pour compléter cette typologie, la matéralité s’apparenterait à une médialité fusionnelle.

32. Certes, la transdiction est inter, multi, hypermédiale, mais elle est davantage sensible à l’au-delà du texte. Nonobstant, elle se limite aux arts du Dit. Elle n’intègre donc pas la peinture, sauf à considérer la peinture comme un Dit… Elle possède en plus une dimension intramédiale : les transferts au sein d’un même média ou mode (où l’on revient à l’intertexte), et une dimension extramédiale : les emprunts à un autre champ qu’un média Ces transferts peuvent s’appeler recyclages (fig. 8).

Fig. 8

XIII. La transdiction perçoit les reflux du Monde

J’appelle Tout-monde notre univers tel qu’il change et perdure en échangeant et, en même temps, la « vision » que nous en avons […] : nous ne saurions plus chanter, dire ni travailler à souffrance à partir de notre seul lieu, sans plonger à l’imaginaire de cette totalité [43].

33. En plus des relations entre « médias », la transdiction analyse les relations entre les sources, les champs d’origine. Dans un contexte postcolonial mondialisé, la circulation culturelle s’observe en tant qu’acculturation, assimilation, hybridation. Par exemple, la notion de transfert culturel [44] insiste sur la complexité des processus [45]. Cela induit une appréhension gĕno du musical, une étude de sa genesis.

XIV. La transdiction est noyée dans le temps

34. Le terme « média » est synonyme de « mode ». Selon les théories, la musique est un médium, un média ou un mode. Quoi qu’il en soit, l’intertemporalité, qui concerne les transformations dans le temps. Ainsi tout un plan de relations au temps A (par exemple en 1893) va-t-il évoluer pour se présenter au temps B (par exemple en 2013). Le tableau de la transdiction (fig. 4) est intermodal : littérature, musique. Mais il se déroule à un certain moment, disons en 2013 (temps B). Il est judicieux d’étudier le même plan en 1893 (temps A). La transdiction est une entreprise de croisement systématique, elle envisage tous les angles, y compris l’axe temporel, afin de mettre à jour la dynamique du système. La musique et les arts possèdent une temporalité.

35. Le non transdictif. La transdiction ne s’impose pas au réel. Elle respecte ce qui fait le propre d’un art, ce qui résiste au transfert. Alors, la transdiction s’efface.

36. La transdiction a d’autres limites. Elle devrait déborder le champ musico-littéraire par exemple.

Pour dépasser le fétichisme du mot, et conscient de l’inflation terminologique, je terminerai en disant que cette notion n’a de valeur que dans la mesure où elle aide à travailler. Il en va de même de celles de performance ou de créolisation par exemple, avec lesquelles elle entretient des liens de parenté. Cette dernière veut bien dire ce qu’elle veut dire, en ce qu’elle est jour porté sur un pan du réel, et en rien algorithme à vertu modélisante… « La créolisation est la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments [46]. » Si l’on remplace le terme créolisation par transdiction, on pourrait avancer que cette dernière est l’étude du contact, depuis la position du chercheur, débouchant elle-même (comme son objet d’étude) sur de l’imprévisible, car c’est peut-être ce qui la caractérise, cet élan vers l’insaisissable.

Notes

[1Léon Gontran Damas, « Foi de marron », Névralgies, Paris, Présence africaine, 1966, rééd. 2005, p. 100-102.

[2Gaston Bachelard, Le Droit de rêver, Paris, PUF, 1970, p. 184.

[3Voir Étienne Souriau, La Correspondance des arts. Éléments d’esthétique comparée, Paris, Flammarion, coll. « Bibliothèque de philosophie scientifique », 1947, rééd. coll. « Science de l’homme », 1969, en particulier chap. 5, « Musique et littérature », p. 145-218 ; Calvin S. Brown, Music and Literature. A Comparison of the Arts, Athens (Georgia, EU), The University of Georgia Press, 1948 ; Steven Paul Scher (hrsg.), Literatur und Musik. Ein Handbuch zur Theorie und Praxis eines kompositorischen Grenzgebietes, Berlin, Erich Schmidt Verlag, 1984 ; Jean-Louis Backès, Musique et littérature. Essai de poétique comparée, Paris, PUF, 1994 ; Michel Gribenski, « Littérature et musique », Labyrinthe, n° 19, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 111-130.

[4Aude Locatelli, « Littérature et jazz », Littérature et musique, actes de la journée d’étude organisée le 21 mars 2009 à l’École Normale Supérieure par Timothée Picard, colloque [en ligne] : http://www.fabula.org/colloques/sommaire1228.php (consulté le 8 février 2013) ; Jazz belles6lettres : approche comparatiste des rapports du jazz et de la littérature, Paris, Classiques Garnier, 2012.

[5En latin : accent tonique, quantité de syllabes du poème ; en grec : chant qui l’accompagne (adein, chanter, pros auprès).

[6Michel Gribenski, « Littérature et musique », art. cité.

[7À Aix-en-Provence, Aude Locatelli, Éric Lecler travaillent sur le thème « musique et littérature ». Autres équipes universitaires françaises : Jean Louis Backès, Pierre Brunel à Paris IV, Emmanuel Reibel à l’université de Paris X. Les liens de la musicologie et de la littérature sont anciens en France (Alain Corbellari, Les Mots sous les notes. Musicologie littéraire et poétique musicale dans l’œuvre de Romain Rolland, Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 2010).

[8« Véritablement, vers et musique ne se mêlent pas ; ils ne se confondent jamais. […] On ne met pas les poèmes en musique. On donne un accompagnement aux paroles, et c’est bien autre chose. La première idée, en effet, suppose une fusion ; la seconde constate un parallélisme. » (Paul Dukas, réponse à l’enquête de Fernand Divoire : « Sous la musique, que faut-il mettre ? », Musica, Paris, mars 1911, souligné par Paul Dukas).

[9Thierry Machuel, conférence, Isneauville (Seine-Maritime), 22 janvier 2013.

[10Et non pas, comme je l’ai évoqué en introduction, une étude purement littéraire ou purement musicologique qui s’en tiendrait aux relations [Lo] / [Lé] et [Mo] / [Mé].

[11Jean-Christophe Rufin, « Réalité en quête de fictions », Le Monde diplomatique, Paris, septembre 2004.

[12Interview de Patrick Chamoiseau, par des élèves de 1re STI, en ligne http://www.cercle-enseignement.com/Espace-auteurs/Interviews/Interviews/Patrick-Chamoiseau (consulté le 17 avril 2014) C’est moi qui souligne.

[13Pour éviter la redondante expression de « musique orale », je parlerai de « musique non-écrite ».

[14Patrick Chamoiseau, « Que faire de la parole ? Dans la tracée mystérieuse de l’oral à l’écrit », La Nouvelle Littérature antillaise, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1994, p. 157-158.

[15En cours de rédaction.

[16Quel que soit son succès philosophique, la notion de trace manque de précision. Pour prouver qu’il y a trace – des musiques africaines dans les musiques guyanaises par exemple –, le ressenti ne suffit pas ; il faut démontrer l’origine. Alors, ce n’est plus une trace, c’est une réalité ; un élément identifié, même dans un idiome hybride.

[17Michael Riffaterre, « L’intertexte inconnu », Littérature, n° 41, Paris, février 1981, p. 5.

[18« Le métis est une figure mythique », correspondant à la « mythologie de la totalisation du monde humain » (Roger Toumson, « Archétypes du métissage », dans Georges Voisset et Marc Gontard, Écritures Caraïbes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Plurial », 2002, p. 121-122).

[19Roland Barthes, « Théorie du texte », Encyclopedia universalis, vol. 17, Paris, 1973. Ou encore « Tout texte se construit comme une mosaïque de citations et tout texte est absorption et transformation d’un autre texte. » (Julia Kristeva, Semeiotike, Paris, Seuil, 1964)

[20« Pouvoir inventer, créer, pas seulement découvrir ou dévoiler » (Iannis Xenakis, « L’univers est une spirale », 1984, rééd. Kéleütha, Écrits, Paris, L’Arche, 1994, p. 136).

[21Sophie Rabau, L’Intertextualité, Paris, Flammarion, coll. « GF-Corpus/Lettres », 2002.

[22Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.

[23Monique Desroches, « Entre texte et performance : l’art de raconter », Cahier d’ethnomusicologie, n° 12, Genève, 2006, p. 103-116 et « Trajectoires de musiques populaires en Martinique », dans Apollinaire Anakesa (dir.), Homme, Nature et Patrimonialisation : Guyane, Caraïbe, Amazonie, CADEG-CRILLASH, Université des Antilles et de la Guyane, DVD ROM, HNP1, vidéos, enregistrements sonores et articles, 2012, rubrique « Caraïbes ».

[24Le recyclage musical va de l’imitation d’un modèle à la reprise partielle ou intégrale, de la réminiscence au plagiat, à des fins artistiques ou commerciales, à la suite de glorieux aînés : Jean-Sébastien Bach qui recyclait Antonio Vivaldi et s’auto-recyclait. Sur le recyclage, voir Silvestra Mariniello, « Médiation et intermédialité », [conférence], actes du colloque du Centre de recherches sur l’intermédialité, Université de Montréal, Montréal, éd. CRI, mars 1999.

[25Umberto Eco, Lector in Fabula, Paris, Le Livre de poche, 1987.

[26Nicolas Darbon, « Auteur, éditeur, lecteur : les poupées gigognes », actes de la journée d’étude des Samedis d’Entretemps du 23 octobre 2004, Entretemps, revue en ligne, http://www.entretemps.asso.fr (consulté le 12 novembre 2012) et Musica Multiplex. Dialogique du simple et du complexe en musique contemporaine, Paris, L’Harmattan, coll. « Sémiotique et philosophie », 2007.

[27Edgar Morin, La Méthode 1. La Nature de la Nature, Paris, Le Seuil, 1977, p. 19.

[28Michaïl Bakhtine, « Problema teksta v lingvistike, filosofigii i drugikh gumanitarnykh naukakh. Opyt filosofskogo analiza », Estetika slovesnogo tvorchestva, Moscou, 1979, p. 300.

[29Edgar Morin, « L’indicible complexité », dans Nicolas Darbon (dir.), Musica y complejidad, Valence (Espagne), Rivera editors, 2014.

[30Reiner Maria Rilke, « À la musique », Poèmes épars, 1929, rééd. Reiner Maria Rilke, Œuvre 2 Poésie, Paris, Le Seuil, 1972, traduction Philippe Jacottet, p. 435.

[31Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Le Seuil, 1983.

[32« En effet peut-il être rigoureusement question de transposition intersémiotique lorsqu’un écrivain s’inspire, en matière de poétique romanesque, de traits caractéristiques de la musique et / ou de procédés propres à cet art ? La dimension nécessairement métaphorique du rapprochement de la littérature et de la musique invite à répondre négativement, car il n’est pas, à strictement parler, de transposition possible entre œuvre musicale et une œuvre romanesque, du fait de l’hétérogénéité des deux « langages » considérés. Ainsi, même lorsqu’un roman emprunte à la fois son titre et sa structuration d’ensemble à une composition musicale existante comme c’est le cas, par exemple, pour Les Variations Goldberg de Nancy Huston [Paris, Seuil, 1981], l’écrivain demeure condamné à utiliser le matériau qui est le sien. » (Aude Locatelli, « Littérature et jazz », Littérature et musique, op. cit.)

[33Mathilde Vallespir, « Langage et musique : approches sémiotiques », journée d’études Littérature et musique de mars 2009, Paris, École normale supérieure, en ligne, http://www.fabula.org/colloques/document1274.php, 2010 (consulté le 20 février 2013).

[34Édouard Glissant, entretien avec Laure Adler, émission télévisée Tropismes, France Ô, 2007.

[35A. Bouillaguet, « Une typologie de l’emprunt », Poétique, n° 80, 1989, p. 489-497.

[36« Iz zapisej 1970-1971 godov » dans Estetika slovesnogo tvorchestva, op. cit., p. 359.

[37Christian Baylon, Paul Fabre, Initiation à la linguistique, Paris, Nathan, 1975.

[38Michel Maffesoli, Éloge de la raison sensible, Paris, Grasset, 1993.

[39Roberto Gac, « Braun-Vega, maître de l’interpicturalité », Espaces Latinos, Paris, décembre 2003, rééd. Sens public [en ligne], http://www.sens-public.org/spip.php?article376, 2007 (consulté le 15 janvier 2013).

[40Margarita Celma Tafalla, « Intermusicalité », Sens public [en ligne], http://www.sens-public.org/spip.php?article377, 2006 (consulté le 3 février 2013).

[41« On entend l’intermédialité comme […] le recyclage dans une pratique médiatique, le cinéma par exemple, d’autres pratiques médiatiques, la bande dessinée, l’Opéra comique etc. » (Silvestra Mariniello, « Médiation et intermédialité », art. cité)

[42Werner Wolf, The Musicalization of Fiction : A Study in the Theory and History of Intermediality, Amsterdam, Rodopi, 1999.

[43Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Poétique IV, Paris, Gallimard, 1997, p. 176.

[44Michel Espagne, Les Transferts culturels franco-allemands, Paris, PUF, 1999.

[45Michel Espagne étudie les emprunts d’idées et de textes entre les cultures françaises et allemandes depuis le xviiie siècle. Laurier Turgeon et al. (Transferts culturels et métissages Amérique / Europe, XVIe-XXe siècle, Paris, L’Harmattan, Presses de l’Université de Laval, 1996) développent ce concept pour les métissages entre l’Amérique et l’Europe.

[46Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Poétique IV, op. cit., p. 37.


Pour citer l'article:

Nicolas DARBON, « Qu’est-ce que la transdiction ? » in Musique et littérature, entre Amazonie et Caraïbes. Autour d’Édouard Glissant, Actes de la journée d’étude organisée à l’Université de Rouen en avril 2012, publiés par Nicolas Darbon.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 9, 2014.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?qu-est-ce-que-la-transdiction.html

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