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Hugues AZÉRAD

Université de Cambridge – Magdalene College

L’Intention poétique d’Édouard Glissant à rebours de la tradition poétique française

Résumé

La parfaite mesure du monde : Édouard Glissant réinvente la poésie française du XIXe siècle. Dans cet article, nous nous pencherons principalement sur les lectures que Glissant a faites de Rimbaud et de Mallarmé dans son livre poétique princeps, L’intention poétique, pour tenter de dégager en quoi ce XIXe siècle poétique français est à son tour réinventé par la lecture permanente – maintenant en sa dynamique la révolution « permanente » incarnée par Rimbaud et Mallarmé – que le poète martiniquais en a faite.

Abstract :

In this article, we will concentrate principally on Glissant’s readings of Rimbaud and Mallarmé in his major work on poetics, L’Intention poétique, in order to define how this nineteenth century French poetics has, in turn, been reinvented through (a process of) a “permanent” reading – preserving the dynamics of the “permanent” revolution which Rimbaud and Mallarmé embody – a reading carried out by the Martiniquan poet.

L’auteur

Hugues Azérad est maître de conférences (littérature française et comparée) à Magdalene College / Université de Cambridge. Livres et articles portant principalement sur Proust, Joyce, Faulkner, Glissant, Nerval, Reverdy, la poésie du XXe siècle. Il fait également partie du comité de rédaction de la Literary Encyclopedia (https://www.litencyc.com)


Texte complet


Remerciements – Nous remercions vivement Nicolas Darbon de nous avoir convié à la journée d’étude « Musique et Littérature (Caraïbe-Amazonie) : autour d’Édouard Glissant » et pour nos échanges sur le « Chaos » glissantien. Nous tenons à remercier Jean-Luc Tamby et Émilie Yaouanq, ainsi que Pierre Albert Castanet et Thierry Pécou, pour leurs généreuses conversations qui ont suscité de nouveaux questionnements sur Glissant, auxquels seuls les musiciens et musicologues sont à même de répondre en profondeur.

Le poète qui se doit à son œuvre est toujours épris de la poésie.
Je change, donc j’échange.
Édouard Glissant, La Cohée du Lamentin [1]

À bien regarder l’anthologie que Glissant a rassemblée [2], véritable bréviaire du Tout-monde, on remarque que si la poésie y occupe une part importante, celle du XIXe siècle français y demeure pourtant discrète, même si cela ne devrait pas trop surprendre tout bon arpenteur de son œuvre. Le choix des poètes et poèmes reste laconique, elliptique. Baudelaire y figure avec trois poèmes en prose « Les fenêtres », « Les Foules », « L’Étranger » ; Hugo est là aussi avec « La Pitié suprême » et un extrait de La Légende des siècles  ; un extrait du deuxième chant des Chants de Maldoror de Lautréamont ; un extrait de la nouvelle des Filles du feu de Nerval, « Sylvie » ; le sonnet « Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx »” de Mallarmé ; Rimbaud, enfin, « Les Assis » tiré de Poésies, « L’Éclat » tiré d’Une saison en enfer, et « Génie » des Illuminations. Ces poèmes ne sont en quelque sorte que des traces laissées par le XIXe siècle sur Glissant et sur la conception du monde à la fois philosophique et poétique que celui-ci a développée depuis la fin des années 1940. Si l’on pense aux autres très grands poètes s’exprimant en langue française, Bonnefoy, Jaccottet, Deguy, pour qui Rimbaud, Baudelaire, Mallarmé sont essentiels, et sur lesquels ils n’auront de cesse d’écrire, à tout le moins sur un plan critique, Glissant se démarque d’eux d’emblée. Non, le romantisme, l’« Ailleurs » cher au XIXe siècle [3], son réalisme, son symbolisme, son « obscurité » n’ont que peu à lui apporter, et Glissant s’efforcera au contraire d’évacuer cette poésie aux côtés si révolutionnaires pourtant, pour des raisons qu’il explicitera dans son premier grand ouvrage de poétique, L’Intention poétique [4] (1969).

C’est faire acte d’indépendance que de dire son fait à une tradition si radicale, et ce même si sa propre poésie – Le Sang rivé (1947-1954) ; Un Champ d’îles et La Terre inquiète (1952) ; Les Indes (1955) ; Le Sel noir (1960) ; Pays rêvé, pays réel et Fastes (1985), Les Grands chaos (1993) – portera encore en elle de légères traces de Baudelaire, Mallarmé, Lautréamont, Nerval, Rimbaud [5], preuves de ce travail intérieur qu’il effectue sur sa poésie : « J’ai dû traverser la “scolaireˮ influence des poétiques rimbaldienne et mallarméenne et il a fallu que j’opère un travail de réflexion sur moi-même par rapport à ces poétiques [6]. » Car c’est bien à ce paradoxe initial qu’a dû faire face Glissant : comment se libérer d’une tradition elle-même radicale dans ses objectifs et sa forme ? Comment révolutionner une poésie qui n’a vécu et péri (ces poètes considérant la poésie comme un sacerdoce, et introduisant une modernité, une rupture, incontournable pour les poètes qui suivront) que par la révolution qu’elle mettait en œuvre au cœur même de sa tradition ? Impossible de faire de la révolution sur une révolution.

Cette communication ne vise pas à lever des influences chez un poète qui a délogé la notion même d’influence de son art et de sa poétique, la subsumant sous la catégorie de la poétique de la relation, pour laquelle tout est lié à tout, hors hiérarchie, par-delà temps et espace, et dont la pratique ne se différencie pas de la théorie. Le poète de la relation fait flèche de tout bois, si ce dernier possède les qualités requises : une ouverture, une intention toute latente qu’il faudra démêler et enchevêtrer à d’autres poétiques, d’autres œuvres, cultures, genres littéraires. Ne pas essentialiser la tradition est une constante chez Glissant, qui contourne toute anxiété d’influence, si problématique pour un artiste chez qui la poésie doit être mesurée à l’aune du paysage qu’elle se doit d’exprimer – l’archipel des Caraïbes – en appliquant justement une tactique de contournement, ce qu’il appelle le détour, ou une « contre-poétique » / « poétique forcée [7] ».

La poésie pour Glissant a des choses plus sérieuses à traiter que sa propre histoire : elle ne tire son éthique, son existence, sa beauté, que de l’impossible à exprimer (le traumatisme de la traite, l’esclavage, une non-histoire, une fausse identité imposée par la France) qu’elle doit cependant faire naître au monde. Pour la première fois peut-être dans la poésie écrite en français (puisque Glissant ne se considère pas Français), Glissant entre en écriture avec l’intuition qu’il lui faut écrire en présence de toutes les traditions et cultures du monde, et pas seulement avec celle qui lui a été imposée au lycée. Césaire avait entamé ce processus, mais il était resté ancré dans la tradition, en y forgeant ses « armes miraculeuses » pour dire la négritude. Si Césaire écrit un « retour », ce n’est pas à contre-courant de la tradition, mais en la faisant servir à sa cause poétique. Pour Glissant, il s’agit d’aller plus loin, nul retour n’est possible ni désirable, puisque la source est déjà là : un paysage, un pays hors frontières, les Caraïbes. On ne revient pas à un pays, aussi « imaginaire » (rêvé / réel) soit-il, qu’on n’a jamais quitté. Glissant se laisse porter par des courants poétiques, écrivant d’abord à contre-courant de la poésie française dont il définit les limites, pas tant les « vieilleries psychologiques [8] » déjà déblayées par Rimbaud, Lautréamont et Mallarmé, que l’incapacité géographique et linguistique à se faire autre, à être dans le Tout-monde qu’elle ne pouvait alors que pressentir, non exprimer, voire souhaiter. C’est ce qui explique la sérénité avec laquelle Glissant puise dans cette poésie, qui lui est au fond aussi proche que lointaine. Ainsi nous dit-il dans son premier ouvrage de poétique, autobiographie à la fois poétique et ethnologique retraçant son séjour d’apprentissage à Paris et en Europe : « Le poème offre au lecteur un espace qui satisfait son désir de bouger, d’aller hors de lui-même, de voyager par une terre nouvelle, où pourtant il ne se sentira pas étranger. Si l’œuvre est “bonneˮ, on y respire, on y profite ; si l’œuvre est “mauvaiseˮ, tout mouvement y est pour le lecteur impossible. Tel est l’exercice critique par lequel, consultant l’univers du poète, j’éprouve du même coup mon univers, que je sens (ou ne sens pas) solidaire du sien [9] ». En ce pays-paysage qu’est l’œuvre de Glissant, « tout soleil est bon, tout passé fertile, toute voix concourt [10] ».

Nous visons cependant à aller aussi à contre-courant de la poétique glissantienne, et, sans imposer un carcan d’influence, revisiter ce que Glissant nous dit des poètes du XIXe siècle. Pour comprendre l’enjeu de la poésie et de la poétique de Glissant en particulier, aussi liées soient-elle à ses autres œuvres, il faut suivre les traces que le poète lève dans ses écrits, comme autant d’empreintes bénéfiques, qui feraient partie de la philosophie et de l’esthétique (la philosophie étant de fait un « art [11] »), et avec lesquelles il nourrit un dialogue profond, seule forme d’influence acceptable. Jamais laissée telle quelle, la présence de Rimbaud, de Mallarmé et de Lautréamont en particulier, est le symptôme d’un travail esthétique et philosophique, que ces prédécesseurs avaient placé au centre de leur œuvre – et justement parce que leur œuvre était conçue comme évanescente, éphémère, improbable. Ce n’est donc plus en termes de ruptures, de contre-courant qu’il faut lire leur présence chez Glissant, mais en termes de continuation, d’élargissement, et de croyance absolue aux pouvoirs régénérants de la poésie, seule apte à redonner espoir et forme, non plus seulement à un peuple, mais à un monde en perte de lui-même [12].

Nous nous pencherons brièvement sur les lectures que Glissant a faites de Rimbaud et de Mallarmé dans son livre poétique princeps, L’Intention poétique, pour tenter d’en dégager en quoi ce XIXe siècle poétique français est à son tour réinventé par la lecture permanente – maintenant en sa dynamique la révolution « permanente » incarnée par Rimbaud et Mallarmé – que le poète Martiniquais en a faite [13]. Si contre-courant il y a, ce serait à rebours de la façon dont la critique française a lu dernièrement « ses » poètes (Née, Murat, Marchal, etc.), très brillamment mais aussi parfois indifférente à leur contenu de « relation » qu’ils détiennent, potentiellement, et que seule une poétique de la relation, excentrée et démesurée, pourrait faire affleurer à nouveau [14]. En venant prendre sa place dans le Tout-monde, où chaque œuvre n’existe qu’en présence des autres, à l’instar des langues et des identités, cette poésie du XIXe siècle trouverait enfin la vraie place qu’elle désirait, mais sans forcément le savoir. Nous voudrions avancer finalement que c’est en « pensant » la poésie de ces grands prédécesseurs, dont il analyse la « poétique de la pensée », que Glissant développe sa « pensée poétique », le vœu profond de tous ses livres.

L’Intention poétique à rebours de la tradition

Quand Glissant publie L’Intention poétique, il a déjà écrit la plupart de ses livres les plus importants (poèmes, romans), et c’est donc avec une confiance sans faille qu’il développe dans cet ouvrage une véritable théorie de la lecture tout en introduisant son concept de poétique de la relation, maintenue cependant en état de latence, et aux prises avec un corpus littéraire majoritairement français : la relation est ce qui manque à la tradition poétique française, à l’exception de Reverdy et de Segalen. C’est donc en revisitant à contre-courant la tradition qu’il décèle en elle un mouvement annonciateur de ce que son idéologie empreinte d’universel occidental, d’eurocentrisme, l’empêchait de développer.

L’Intention poétique se place de fait parmi les quelques grands livres de théorie poétique du XXe siècle, depuis les textes de Nord-Sud de Reverdy, les écrits d’Apollinaire et de Breton, et bientôt les grands textes théoriques de Bonnefoy, ainsi que les articles de Du Bouchet et de Jaccottet. C’est le premier livre de poétique écrit d’un point de vue excentré, de colonisé (puisque pour Glissant, militant politique de l’indépendance martiniquaise et surtout de l’antillanité – alliance des petits pays de l’archipel des Caraïbes – la Martinique reste physiquement et spirituellement une colonie, et plus encore depuis la départementalisation du territoire en 1946), mais le ton est loin de tout militantisme politique direct [15].

Ce livre traduit un positionnement esthétique qui relit et bouleverse de fond en comble la tradition française en particulier, véritable manifeste d’indépendance esthétique qui pourtant se libère de la tradition en s’y inscrivant, ou plutôt, en en reliant des latences passées inaperçues, des découvertes étouffées, mais aussi des limitations historiquement déterminées. Par exemple, le « je » de l’autre signifie à la fois son approche d’une tradition exclusivement française (l’identité fermée de cet « autre » qu’est le « je » français, enfermé dans une identité « racine »), et l’impossibilité qu’éprouvent les poètes français à vraiment percevoir le « je » de l’autre, l’autre étant l’habitant des colonies jamais vraiment questionné, respecté. C’est aussi dans ce livre que Glissant introduit la notion d’opacité, le fait de résister à la transparence, à la compréhension totalitaire et faussement éclairante de l’autre. Ni Rimbaud ni Mallarmé, les deux poètes qui sont placés au début de la longue série de lectures détaillées, ne pouvaient approcher cet autre du « je » du point de vue excentré, et bientôt hors toute notion de centre même, qui va être celui de Glissant, et ce, latence cruciale, même s’ils en avaient l’intuition. Nulle condamnation d’une tradition et de poètes par contumace chez Glissant, mais un coup de semonce dans le champ littéraire français, avant d’aller se mesurer et tirer la vraie mesure des autres artistes qu’il aime et qui vont l’accompagner : Perse, Carpentier, Joyce, mais Faulkner surtout [16], Césaire étant un cas à part, pas assez détaché de la langue et tradition française peut-être (la question est infiniment complexe, et passe sans doute par des dichotomies artificielles, « externes » (avant-garde / modernisme) ou alors, voie plus intéressante, plus « vivante » et non plus « vraie », par des stratégies poétiques variées (rôle de l’image par exemple, formes, rythmes), et même si jouant un rôle fondamental pour Glissant.

Ce livre de poétique est donc à la fois un livre d’élection : « D’où pour l’individu, cette obligation simple d’ouvrir et de ravir le corps des connaissances. De choisir ou d’élire parmi le proféré. De nommer ceux qu’il aime ou qu’il a fréquentés [17] », et d’auto-libération, d’affranchissement intellectuel et esthétique, irrémédiablement. Ce positionnement échappe à la logique des positionnements des avant-gardes étudiés par Bourdieu, dans la mesure où Glissant considère ce qu’il a lu, de l’extérieur du champ littéraire : il sait que son champ est un archipel, et qu’à une tradition de l’un, de la fulgurance, de l’instant, et de l’être, il va lui substituer une poétique du multiple, de la durée, de l’étant, qui sont les composantes non restrictives de la Relation [18]. Glissant infléchit plus qu’il ne critique la tradition, et sa lecture n’est subversive que parce qu’elle lie, tout en les (re)lisant, les poètes de la tradition. Glissant choisit, élit, dispose, et surtout, découvre à son tour des aspects laissés dans l’ombre des œuvres poétiques que la critique croyait bien connaître. Découvrir n’est plus la prérogative de l’autre occidental, de son regard universalisant sur le monde. Lire, pour Glissant, c’est désormais compléter, déplacer, relier, mettre en relation, placer dans la Relation qu’il élève à présent comme le nouvel enjeu de la poésie, et comme mode de lecture opératoire et non plus définitoire :

Les poètes qu’ainsi on a pratiqués, parce que la langue commune y portait, voilà qu’on les découvre. On leur confère dans le monde un nouveau sens : on les pose, non plus dans leur absolu, tels que peut-être ils se sont rêvés, mais dans leur complémentarité ; dans leur relation à l’autre. On ne critique pas de la sorte, on dispose. La vérité des poètes veut qu’ils soient disponibles. On les apprend ; mais c’est le monde qui enseigne. Celui qui apprend complète ce qu’il apprend. Celui qui fréquente ouvre ce qu’il fréquente [19].

Tout est dit : l’ornière qu’était « l’absolu » sous-tendant les poètes des XIXe et XXe siècles, cet absolu de l’être, voire de l’autre qu’ils ont rêvé, mais non révélé dans sa concrétude, sa réalité ; le lien manquant au monde, aux autres cultures mises en relation égale, en rapport de complétude avec la culture française, sans hiérarchie, sans désir ou désespoir de domination.

L’Intention poétique  : un redéploiement en relation de la tradition

Glissant extrait un fil directeur, invisible, entre ces poètes, de Rimbaud à Perse, il en ouvre des perspectives inaperçues. Plus important encore, il déloge la littérature de son piédestal, en ôte ses prérogatives arrogantes, en la faisant servir le monde, qui a dorénavant priorité. L’égalité [20] est atteinte dans un nouveau rapport au monde, le Tout-monde de la relation, qui est celui de la vraie modernité, celle du monde postcolonial, de la « mondialité » où tout est lié à tout, dans le respect du particulier, de l’opacité de chacun, et sans que personne, ni culture, n’affirme de supériorité. Si « voyance » il y a encore, si le poète « sait » percevoir et dire le monde, s’il sait entrer en résonance avec l’autre, ce n’est plus de son seul point de vue, de son rôle de guide et de mage si cher à Victor Hugo, mais jamais remis profondément en cause par Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, pour qui le poète reste le seul à détenir des pouvoirs sur le langage, à contrôler le langage, même si ce dernier est mis à plat, dénoncé. Avant Glissant, le poète s’érigeait en voyant, en manipulateur génial de la langue, et à tout le moins, en garant de la vérité, aussi obscure soit-elle, aussi différente des normes idéologiques de leur temps. L’intention poétique, c’est justement redonner sens à la poésie, en lui faisant changer de sens, de direction : relation au monde, et non plus à elle-même ; ouverture vers l’autre vraiment reconnu comme autre, détaché d’une vision absolutisante de l’être. Écrit en pleine vague (post)structuraliste, Glissant met à profit la « dé-essentialisation » de l’être et du langage, mais au nom d’une intention non individuelle, non assujettissante, qu’il appelle poétique [21]. C’est désormais le monde de la relation qui mène le jeu, et non plus les poètes, ni les philosophes. L’Intention poétique attribue donc un nouveau « sens », elle indique une nouvelle direction, un détournement actif. Pour ce faire, Glissant va donc plus loin que Barthes et Derrida (on sait l’importance de Deleuze dans sa pensée, l’identité-rhizome s’en inspirant directement, ainsi que la notion de ligne de fuite, de devenir), car pour eux encore, malgré qu’ils en aient, la littérature représentait une sorte d’absolu [22].

Glissant rompt avec la tradition, avec une certaine vision de la littérature, constante depuis des siècles, même après les révolutions en poésie qu’ont apportées Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé : « La nécessité brute est de partir de ce qu’on connaît abruptement. Une immédiate nécessité non moins simple est de s’en départir. On commence par surprendre ce qu’on connaît le plus secret, le plus solitaire, le plus pur [23] ». Dans une dynamique que nous avons analysée plus en détail au regard de Rimbaud et de Mallarmé dans un autre article [24], Glissant cesse de faire un absolu de la littérature, au profit d’une éco-poétique à laquelle vient faire écho sa notion de « paysage » seule vraie source du particulier, seul imaginaire valide reconnu au poète, puisque celui-ci ne peut le dominer, mais est défini par lui [25]. Révéler l’opacité première au poète que l’on élit, c’est le plus bel honneur qu’on puisse lui faire, la seule approche légitime. Une fois le paysage révélé, l’opacité identifiée et non éclairée, le particulier de chaque poète est mis en relation avec un ailleurs qui n’est plus l’Ailleurs des voyageurs, le fantasme de l’autre, le rêve vite désillusionné d’un autre de soi qui tend à hanter les poètes du XXe siècle (Née), mais qui est simplement la reconnaissance d’une appartenance à un réseau sous-jacent qui irradie le monde, et qui infléchit le cours de la littérature et de l’Histoire, l’ouvrant à un autre espace-temps, à une vraie reconnaissance de l’autre de soi. Prise de conscience a posteriori pour ces poètes, actuelle pour Glissant, la poétique de la relation est une redéfinition de l’humain, de l’Histoire, de la littérature et de sa tradition. C’est dans sa particularité que le paysage de chacun se révèle lié aux paysages des autres : « la réalité d’un homme, le paysage d’un homme (le particulier). Puis on élargit jusqu’à l’univers, non plus sous-tendu à ce réel, ni secret dans ce paysage, mais multiple et étendu à tous les réels et à tous les paysages qui constituent l’Un. Mais l’Un n’est plus un absolu ; pour nous, aujourd’hui, en attendant, il n’est que l’exigence d’une relation de tous à tous. Fonder en conscience cette relation [26]. ».

On peut se demander si ce positionnement, cette nouvelle direction donnée au cours de la littérature, n’est pas au fond une répétition inhérente à la tradition elle-même, ou si l’on peut échapper à la « logique » de la littérature, de la culture colportée par la langue, mais il ne faut pas se tromper sur ce sens nouveau donné à la lecture, à la création [27]. Glissant substitue l’étendue (transversalité) à la profondeur (hiérarchique, chronologique), le réseau rhizomatique à l’identité racine, le détournement à la révolution. Il n’hypostasie pas le multiple ou la relation, en remplacement du vieil absolu de l’être. Il se contente, conscient de ses limites, de relier, de faire se rejoindre les paysages, d’en chanter les ramifications infinies. Fondamentalement, Glissant sort de la logique du soi, qui règne malgré tout en littérature ; c’est pourquoi son apprentissage est conçu en termes d’apprentissage du particulier, du monde, et non seulement de lui-même. Sa poétique est inessentielle, l’intention poétique est impersonnelle, puisqu’il n’y pas d’être de départ, pas d’absolu de soi indépendant des autres, et que « chaque écrivain n’est que le fantôme de celui qu’il voudrait être », ses écrits n’étant que le « brouillon » de l’œuvre désirée [28]. Si le particulier existe et persiste, en son paysage, il n’est que par son rapport aux autres, et non à lui-même. Ultime prise de conscience se saisissant elle-même, dans ses désirs et ses limites, l’intention poétique sera appelée à se dépasser elle-même, une fois que les semences de la relation auront été lancées, jalonnant une terre partagée et sans frontières. Glissant sait donc que cette intention est encore entachée de ce qu’elle rejette, mais au moins, elle en est consciente, et ce pour la première fois :

Grandissant de ce qu’on fréquente, on en vient à l’éclairer, par se comprendre soi-même ; et enfin à tâcher de pénétrer la totalité (le rapport aux autres) mais encore la poétique de sa relation à elle-même (de leur rapports à cette relation et à soi-même relaté). On n’a de loi à s’écarter, à refuser de s’abolir en l’autre, que par cette injonction de s’intégrer à la totalité, d’y rejoindre l’autre [29].

La primauté de la relation, nouvelle dynamique du monde qui « relie, relaie, relate [30] », et ce de façon intransitive, est donc pour la première fois mise sur le devant de la scène, éclose à elle-même, et Glissant y vient loger lui-même et les poètes qu’il a élus. Ce n’est pas tant une prise de parole, un positionnement stratégique, qu’une diffraction du centre, où la notion de centre n’a plus lieu d’être, ni celui de périphérie : Glissant relègue l’histoire littéraire à une histoire révolue justement, qui jalonnait « les lieux du monde en un ensemble de périphéries, dénombrées en fonction d’un Centre [31] ». Il faut ajouter que sa relecture se fera par la suite en termes de cercles, et de mesure, et considèrera que les poètes jusqu’à Perse, allaient « du centre vers la périphérie » et cela vaut pour les premiers et seconds romantiques, pour les Parnassiens, pour Rimbaud et Mallarmé, jusqu’à Lautréamont et Laforgue (n’oublions pas que Leconte de Lisle, Heredia, Lautréamont, Laforgue, sont nés hors de France, et auraient pu porter en leurs écrits ce décentrement prôné par Glissant, si le pouvoir du centre, de la tradition, n’avait pas été aussi hégémonique). Ensuite, les poètes sont allés « de la périphérie vers le centre », Perse en particulier, pourtant porteur d’un paysage jamais encore exprimé tel quel en français ; enfin, dans la dialectique que semble former la Relation (il faut ajouter que Glissant introduit d’ailleurs une autre forme de dialectique, quasi adornienne, où règne le non-identique ; dialectique baroque sans doute, agissant par contact, entremêlement, et non par fusion), « La parole du poète […] abolit la notion même de centre et de périphérie [32]. » Il relira aussi la tradition en termes de mesure (dimension, barème, rythme surtout) où le classicisme se définit en « mesure de la mesure », où le vers libre serait la mesure de la démesure, et où le baroque serait la démesure de la mesure, la poésie de la relation, toujours à venir, étant la démesure de la démesure [33].

L’intention poétique : insuffler un nouveau « Départ » (Rimbaud) à la poésie

J’aurais pu mettre parmi les textes de Rimbaud, Le Bateau ivre, parce que Le Bateau ivre, c’est tout à fait ça. Mais ce serait trop parfait [34].

L’intention poétique est donc aussi un champ de bataille, avoué, où un nouveau « sens » se fait jour, ce qui implique aussi un « départ » radical, une rupture, que sa lecture à contre-courant met en évidence. Ce départ ne serait en rien unique et original, s’il ne se faisait au-delà de sa personne, de sa propre poétique : il fallait porter la bataille sur le terrain même de ses prédilections, confronter la poétique de ses prédécesseurs, pour en forger ses armes. On n’y échappe pas :

Les poètes qu’on a fréquentés, on sait qu’il faut les quitter, ici, pour un rendez-vous plus lointain. Ce n’est d’abord pas leur succulence qu’on série, c’est leur sens (pour soi) qu’on raisonne. Et peut-être aura-t-on ainsi rallié un peu de ce qui pour soi demeurait épars. La relation de la relation est disjonctive et constitutive [35].

C’est donc à son goût pour certains poètes que Glissant doit se confronter, afin non seulement d’aller au-delà de ce goût, mais pour nourrir ce nouveau goût qu’il pressent en lui, et dans la relation qu’il établit, ou qu’il voudrait dévoiler comme nouveau barème du monde : une nouvelle vision de la littérature qui soit à l’échelle du Tout-monde, de son paysage archipélique qu’il décèle dans son île et dans les paysages alentour, qui lui sont liés : un nouveau poème, un nouveau langage (création d’une langue dans une langue) sont encore à naître, à être dits, arpentés, sans nul souci d’imposition, de cartographie et de domination cette fois. L’Ailleurs, l’autre et le « je » s’abolissent dans la relation. Des œuvres nouvelles sont nées et sont à écrire à la mesure démesurée de ce « nouveau » monde qui est ici-là, et non plus dans un Ailleurs fantasmé et qui a toujours mené à un mauvais retour dans la désillusion. Ce « rendez-vous » lointain, c’est la prise de conscience que la poésie doit exprimer autre chose que ce qu’elle a exprimé jusqu’à maintenant, et que l’expérience caribéenne désigne comme étant un nouveau mode opératoire du monde à venir, et qui tremble sous les pieds alourdis de nos traditions. Glissant nous invite à quitter nos vieux lieux, et nous fait entrevoir un vrai lieu, qui soit à la fois le nôtre, pleinement, et le lieu partagé, commun, qui fonde et que nourrit la poétique la relation.

C’est pourquoi la lecture que Glissant fait de Rimbaud et Mallarmé est avant tout un diagnostic novateur, qui décrit les ornières de leur poésie, jusqu’ici invisibles, tout en y décelant les intuitions qui elles aussi avaient échappé à la fois aux poètes et à leurs critiques. Trop hantée par la notion d’individu, d’idéalisme, d’elle-même, la poésie s’est montrée incapable de devenir une vraie connaissance (le Moyen Âge faisant exception pour Glissant, dans ce qu’il avait d’hérétique, vite réprimé) : « la poésie se reniait en même temps qu’elle se dépassait [36]. » Une constance chez Glissant, les poètes cèdent trop à la nostalgie, et abdiquent la vraie connaissance ; ils restent emprisonnés dans leur subjectivité et rêvent le monde sans le voir dans sa complexité. Poésie coupable de se complaire à elle-même, de regarder vers le passé, d’ignorer « l’autre » ou de ne le concevoir que sous les auspices d’un « je » dominateur, jusque dans ses faiblesses avouées. Poésie incapable de regarder l’horizon, obsédée qu’elle est de fixer l’azur inaccessible et vain. Avec Baudelaire et Rimbaud, une première tentative de libérer la poésie d’elle-même, de sa « muse » occidentale, a lieu, mais sur elle pèse une « malédiction » :

Vinrent avec Baudelaire l’exploration de la ‘profondeur’, avec Rimbaud le temps de la ‘connaissance’, et la Muse s’en alla […] Rimbaud, fut donc en France un des ouvriers de la renaissance « Rimbaud le premier, dit Césaire, a éprouvé jusqu’à la nostalgie, jusqu’à l’angoisse, l’idée moderne des forces énergétiques qui dans la matière guettent sournoisement notre quiétude… » Où l’on voit que se réduit la distance, non pas tant du philosophe au poète que d’une conception à une poétique du monde. Pourtant il y eut malédiction [37].

Les quelques pages dédiées à Rimbaud et à Mallarmé plongent pourtant plus avant dans ce que Glissant juge l’enjeu essentiel de leur poésie, dont il explique les tentatives et l’échec qui sont dus non à un quelconque manquement personnel mais au décalage historique (Rimbaud), et une aporie tragique et fondamentale explorée dans ses limites absolues (Mallarmé). Ces deux lectures inaugurales incarnent la nouvelle théorie de la lecture avancée au préalable par Glissant : lire l’auteur élu, c’est en rédimer la part maudite que l’œuvre recelait consciemment ou inconsciemment en elle, au nom d’un avenir de la poésie que Glissant voit inextricablement lié à la relation.

Notes

[1La Cohée du Lamentin, Poétique V, Paris, Gallimard, 2005, p. 219.

[2Édouard Glissant (dir.), La Terre, le feu, l’eau et les vents, Paris, Galaade, 2010. Au sujet de la composition de cette anthologie, ou plutôt, de ce que Glissant appelle « poésie du Tout-monde », étant donné les connotations universalistes attachées au mot anthologie (alors que Glissant se refusait à tout choix totalitaire en acceptant au contraire la part de chaos et d’imperfection et de fragments), voir la série d’entretiens révélateurs dans Francofonia, n° 63, automne 2012 « Le frémissement de la lecture : Parcours littéraires d’Édouard Glissant », p. 185-223.

[3Voir Patrick Née, L’Ailleurs en question, Paris, Hermann, 2009.

[4L’Intention poétique, Paris, Éd. du Seuil, 1969.

[5Voir, par exemple, « Pour Mycéa » et « Pays » dans Pays rêvé, pays réel ; « L’eau du volcan » dans Les Grands chaos ; « Vertige des temps froids », « Gloire », « Mourir non mourir » dans Sang rivé  ; « Le premier jour » dans Le Sel noir.

[6Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 116.

[7Le Discours antillais, Paris, Gallimard, 1997 [1981], p. 402.

[8L’Intention poétique, op. cit., p. 22.

[9Soleil de la conscience, Poétique I, Paris, Gallimard, 1997 [1956], p. 40.

[10L’Intention poétique, op. cit., p. 240.

[11Une nouvelle région du monde, Esthétique I, Paris, Gallimard, 2006, p. 123.

[12Dans ses derniers écrits, Glissant revient sans cesse sur le fait que les « poétiques sont primordiales et doivent inspirer les politiques ». Voir Francofonia, op. cit., p. 208.

[13Sur le thème de la révolution permanente effectuée par la poétique glissantienne, et sur ses liens avec le marxisme, voir Anjali Prabhu, Hybridity : : Limits, Transformations, Prospects, State University of New York, Suny Series, « Explorations in Postcolonial Studies », 2007.

[14Une certaine histoire de la littérature française semble peu touchée par les travaux de Glissant, voir par exemple Jean-Yves Tadié (dir.), La Littérature française (vol. II), Paris, Gallimard, 2007, et le livre de Née mentionné ci-dessus, qui élimine d’emblée toute approche postcoloniale. Il faut noter cependant les lectures passionnantes faites récemment par Jacques Rancière, Mallarmé, la politique de la sirène, Paris, Hachette, 1996 ; Yves Bonnefoy, Sous l’horizon du langage, Paris, Mercure de France, 2002 et Notre besoin de Rimbaud, Paris, Seuil, 2009 ; Jean-Luc Steinmetz, Reconnaissances, Nantes, Cécile Defaut, 2008 ; Jérôme Thélot, Immémorial, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

[15Sur la politique et la poétique de résistance de Glissant, voir les articles de Nick Nesbitt, Celia Britton, et H. Adlai Murdoch, dans Entours d’Édouard Glissant, sous la direction de Valérie Loichot, Revue des Sciences Humaines, n° 309, janvier-mars 2013, p. 155-202.

[16Nous nous permettons de renvoyer à nos articles « Glissant and the Test of Faulkner’s Modernism », dans Celia Britton et Martin Munro (dir.), American Creoles, Liverpool University Press, 2012 et « Glissant, Reverdy and Modernist Aesthetics » dans Gill Rye et Naomi Segal (dir.) When Familiar Meanings dissolve, Oxford, Peter Lang, 2011. Voir aussi le commentaire du poème « Pour Mycéa » par Jean-Pascal Pouzet, dans Hugues Azérad et Peter Collier (dir.), Twentieth-Century French Poetry, A Critical Anthology, Cambridge, CUP, 2010.

[17L’Intention poétique, op. cit., p. 52.

[18Pour une analyse inspirée de ces concepts glissantiens, voir Jean-Pol Madou, Édouard Glissant : De mémoire d’arbres, Amsterdam, Rodopi, 2004.

[19L’Intention poétique, op. cit., p. 52.

[20Voir notre article dans Thinking Poetry (art. cité), au sujet de l’égalité telle qu’elle est théorisée par Jacques Rancière et ses liens avec Glissant. Sur cette notion, voir aussi Jacques Rancière, La Méthode de l’égalité, Montrouge, Bayard éditions, 2012.

[21Sur les rapports entre Glissant et des débats autour de la signification / signifiance et surtout son concept de « Wrecked metonymies », voir le remarquable article de Carrie Noland, « Édouard Glissant. A Poetics of the Entour », dans Poetry after Cultural Studies, sous la direction de Heidi R. Bean et Mike Chasar, Iowa City, University of Iowa Press, 2011, p. 143-172. Nous remercions chaleureusement Valérie Loichot d’avoir attiré notre attention sur cet article.

[22Voir l’excellent article d’Angelos Triantafyllou, « Le nomadisme de Deleuze : Point de rencontre entre Le Clézio et Glissant », dans Claude Cavallero (dir.), Le Clézio, Glissant, Segalen : : la quête comme déconstruction de l’aventure, Université de Savoie, Chambéry, 2011, p. 121-131.

[23L’Intention poétique, op. cit., p. 52.

[24Pour une approche complémentaire, voir notre article « “Mesure parfaite et réinventée” : Édouard Glissant reinvents 19th century French poetry » dans Joseph Acquisto, Thinking Poetry, Palgrave Macmillan, 2013, p. 203-220.

[25Voir les remarques de Noland sur la poétique / politique écologique de Glissant. Voir aussi le texte de Glissant « rien n’est vrai, tout est vivant », dans Francofonia, op. p. cit.

[26L’Intention poétique, op. cit., p. 52.

[27Dans une étude en projet, nous analyserons la notion de création chez Glissant selon la dynamique du « créer » que Paul Audi a magnifiquement dégagée dans Créer, Lagrasse, Éditions Verdier, 2010.

[28L’Intention poétique, op. cit., p. 36.

[29Ibid., p. 53.

[30Poétique de la relation, Poétique III, Paris, Gallimard, 1990, p. 187.

[31Ibid., p. 41.

[32Ibid.

[33La Terre, le feu, l’eau et les vents, op. cit., p. 16.

[34Entretien avec Christian Tortel, Francofonia, op. cit., p. 209.

[35L’Intention poétique, op. cit., p. 53.

[36Ibid., p. 59.

[37Ibid., p. 60.


Pour citer l'article:

Hugues AZÉRAD, « L’Intention poétique d’Édouard Glissant à rebours de la tradition poétique française » in Musique et littérature, entre Amazonie et Caraïbes. Autour d’Édouard Glissant, Actes de la journée d’étude organisée à l’Université de Rouen en avril 2012, publiés par Nicolas Darbon.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 9, 2014.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?l-intention-poetique-d-edouard.html

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