Accueil du site > Actes de colloques et journées d’étude (ISSN 1775-4054) > Un siècle de spectacles à Rouen (1776-1876) > Présentation

Florence Naugrette et Patrick Taïeb

Université de Rouen

Présentation

L’auteur

Florence NAUGRETTE, Professeur à l’Université de Rouen (CÉRÉdI), est historienne du théâtre. Elle a publié Le Théâtre romantique, Histoire, écriture, mise en scène (Seuil, 2001) et Le Plaisir du spectateur de théâtre (Bréal, 2002). Elle a co-dirigé, avec Guy Rosa, les actes du colloque de Cerisy-la-Salle Victor Hugo et le théâtre (Bréal, 2005) avec Myriam Dufour-Maître les actes du colloque de Rouen Corneille des romantiques (PURH, 2006), avec Claude Millet et Agnès Spiquel le volume d’hommage à Guy Rosa Choses vues à travers Victor Hugo (Presses Universitaires de Valenciennes, 2008), avec Sylvain Ledda et Hélène Laplace-Claverie Le Théâtre Français au XIXe siècle (L’Avant-Scène, 2008).

Patrick TAÏEB, Musicologue, Professeur à l’Université de Rouen, spécialiste de la vie musicale française aux XVIIIe et XIXe siècles. Auteurs de nombreux articles sur l’opéra-comique et sur le concert de la fin de l’Ancien Régime à la Restauration. A publié, notamment, L’ouverture en France de Monsigny à Méhul (Société Française de Musicologie, 2007). Il dirige une équipe de recherche sur l’histoire du concert dont l’objectif est de recenser la totalité des programmes de concert donnés dans l’espace national de 1720 à 1914. Il prépare actuellement plusieurs ouvrages sur le concert à paraître chez l’éditeur Symétrie avec le soutien de la Fondation Palazzetto Bru Zane et le Centre de musique romantique française.


Texte complet


Il est des recherches d’histoire locale dont l’intérêt est aussi national. Celles qui, depuis plusieurs années, dans diverses universités, portent sur la vie théâtrale dans la province française en font partie. Le colloque « Un siècle de spectacles à Rouen (1776-1876) », dont les actes sont ici réunis, témoigne de la vitalité de ces recherches en histoire régionale, et de leur intérêt pour parvenir à une vision plus juste du champ culturel dans lequel le public français tout entier, et non pas seulement le public parisien, a reçu le répertoire dramatique et lyrique des siècles passés. Théâtre parlé et théâtre chanté réunis : à l’époque qui nous intéresse ici, les deux répertoires sont en effet indissociables, car ils sont joués sur les mêmes scènes de province, interprétés parfois par les mêmes artistes, composés dans certains cas par des auteurs polyvalents, et s’adressent à un public qui, malgré les ségrégations sociales induites par le système des privilèges, s’intéresse aussi bien à l’opéra et à la tragédie, à l’opéra-comique et à la comédie, au mélodrame et au vaudeville. C’est sur ce postulat que se sont réunies deux équipes de recherche qui, après quelques années de travail parallèle sur un même objet – les spectacles à Rouen à la fin du XVIIIe et au XIXe siècles –, ont découvert qu’elles avaient tout à gagner à joindre leurs énergie, à comparer leurs méthodes, et à prendre place dans l’histoire nationale des spectacles en province. À l’initiative de Florence Naugrette (pour les littéraires) et de Patrick Taïeb (pour les musicologues), ce colloque, qui s’est déroulé les 22 et 23 octobre 2003 à l’Université de Rouen, a donc réuni des chercheurs rouennais et des spécialistes venus d’ailleurs, afin de nouer des premiers contacts qui, nous l’espérons, pourraient permettre de fédérer et dépasser les recherches monographiques. Les discussions y gagnèrent en profondeur de vues, notamment grâce aux interventions éclairées de Claude Millet, co-fondatrice du groupe de recherches des littéraires rouennais sur la vie théâtrale en Normandie au XIXe siècle, et qui a entre temps exporté sa curiosité à Lille, et de Jean-Claude Yon, historien des spectacles spécialiste du XIXe siècle, et co-directeur du groupe de recherches sur l’Histoire du spectacle vivant (XIXe-XXe) de l’Université de Versailles-Saint Quentin en Yvelines. Qu’ils soient ici remerciés pour la pertinence de leurs interventions lors des débats, et pour leur efficacité, égale à leur autorité scientifique dans les présidences de séance qu’ils ont prises en charge. Nos remerciements vont aussi à François Tron, qui était à cette date Président de l’association Opéra de Rouen-Léonard de Vinci, et qui a manifesté, en cette qualité, un grand intérêt pour les racines historiques de l’institution théâtrale normande. Ils s’adressent également à Yvan Leclerc, qui a largement favorisé, au sein de l’Université de Rouen et dans le cadre des relations avec l’Institut de Recherches en Sciences Humaines et Sociales, les travaux sur le patrimoine local d’intérêt national. C’est dans le cadre de ce partenariat que le colloque « Un siècle de spectacles à Rouen (1776-1876) » a pu voir le jour, grâce au soutien financier de la région Haute-Normandie.

L’une des particularités de ce colloque tenait aussi à la proportion équitable d’enseignants-chercheurs et d’étudiants (maîtrises, DEA, thèses en cours) parmi les intervenants, afin de rendre justice au travail de tous. Dans cette perspective, on trouvera en fin de volume, dans la bibliographie, le relevé exhaustif des travaux d’étudiants effectués à ce jour.

Empan chronologique : 1776-1876

L’empan chronologique choisi pour ce colloque correspond à la période qui va de l’ouverture du grand théâtre de Rouen en 1776, jusqu’à son incendie en 1876. Les articles de Catriona Seth et de Sébastien Rio sont consacrés respectivement à ces deux événements. L’histoire des spectacles à Rouen, assez bien connue depuis longtemps grâce à plusieurs monographies (voir en bibliographie les ouvrages de Bouteiller, Eude, Geispitz, Petit et Vauclin, et l’étude synthétique de Christian Goubault), ne date cependant pas de la construction de ce théâtre.

Au Moyen Âge, on joue des mystères et des farces ; et il semble établi notamment que Le Jeu d’Adam et Eve a été joué devant la cathédrale de Rouen. En 1557, des comédiens ambulants jouent en public dans un lieu clos [1]. Au XVIe siècle, les troupes ambulantes se produisent dans les jeux de paume de la Poissonnerie, de la Cornière, des Bracques (où Molière se produisit plusieurs fois) et des Deux-Maures (proche de l’actuel Théâtre des Arts) [2].

À la fin du XVIIe et pendant tout le XVIIIe siècle, la vie musicale est riche, notamment au jeu de paume des deux Maures, devenu « La Comédie » vers 1757, premier théâtre lyrique rouennais, d’une capacité d’environ sept cent cinquante places, et où le public se presse à l’opéra-bouffe et à l’opéra-comique.

À la fin du XVIIIe siècle, en cette époque où se construisent de nombreux théâtres dans les grandes villes de province, l’architecte François Guéroult obtient l’autorisation de construire le bâtiment monumental appelé à remplacer le jeu de paume des deux Maures. Inauguré le 29 juin 1776 [3] avec une représentation du Cid (en l’honneur de Corneille, gloire locale de Rouen), il s’appelle d’abord Théâtre de Rouen, avant d’être rebaptisé Théâtre de la Montagne le 22 brumaire an II (18 novembre 1793), puis Théâtre des Arts le 6 nivôse an III (26 décembre 1794). On y joue à la fois du théâtre parlé et du théâtre chanté, notamment des opéras et opéras-comiques de Piccini, Glück, Grétry, Sacchini, Chapelle, Champein, Philidor, Dalayrac, Méhul…

En 1793 est créé le Théâtre de la République, baptisé le 28 brumaire an II Nouveau Théâtre Français. Situé dans le quartier du Vieux-Marché, le Théâtre Français accueillera au XIXe siècle des spectacles plus populaires, comédies, vaudevilles, parodies, mélodrames, faisant partie notamment du répertoire des théâtres secondaires de Paris.

D’autres salles de spectacle existent à Rouen au XIXe siècle : le Cirque Saint-Sever, rebaptisé Théâtre du Cirque puis Théâtre Lafayette, des petits spectacles forains… sur lesquels les sources, sans être inexistantes, sont néanmoins plus rares, car la presse rend surtout compte des représentations du Théâtre des Arts, et accessoirement du Théâtre-Français.

La loi de liberté industrielle de 1864 modifiera relativement peu le paysage théâtral [4]. En revanche, une date décisive dans l’histoire du théâtre à Rouen est l’incendie du Théâtre des Arts, en 1876, cent ans après son ouverture. Il est reconstruit sur le même emplacement, dans un style comparable à celui des deux théâtres de la place du Châtelet, à Paris, construits après la destruction du boulevard du Temple. Pendant ce temps, les représentations d’opéra et d’opéra-comique ont lieu au Théâtre Français et au Théâtre Lafayette. Le Nouveau Théâtre des Arts est inauguré en 1882 [5].

C’est ensuite une autre période de l’histoire du théâtre à Rouen qui s’ouvre, très riche, on le sait, notamment dans le domaine lyrique, mais qui excède l’empan chronologique des études ici présentées.

Situation des recherches rouennaises

À l’Université de Rouen, la vie théâtrale locale a fait l’objet de travaux de recherche dans les départements d’Histoire, de Musicologie et de Lettres Modernes.

Sous la direction des historiens Jean Vidalenc, puis Claude Mazauric et Christine Le Bozec, plusieurs mémoires ont été soutenus sur le théâtre pendant la période révolutionnaire et l’Empire.

Au département de Musicologie, des maîtrises, des DEA et des thèses sous la direction de Pierre-Albert Castanet, Claude Noisette de Crauzat ou Patrick Taïeb, ont porté sur divers aspects de la vie musicale rouennaise du XVIIIe au XXe siècle. Depuis quelques années, cette orientation s’est accentuée en se concentrant sur la période 1774-1848 et a ouvert des champs d’étude mettant en rapport les recherches dans la presse ou autres sources historiques et le fonds du théâtre de la Bibliothèque municipale de Rouen, dont le catalogue est récemment paru aux Publications de l’Université de Rouen. Provenant directement de l’activité du Théâtre des Arts au jour le jour, de 1776 à 1876 et au-delà, ce fonds est une mine d’informations intarissable sur les conditions de production particulières des artistes chanteurs et de l’orchestre rouennais.

Les premiers travaux des littéraires, sous la direction de Claude Millet et de Florence Naugrette ont concerné la réception du drame romantique sur les scènes rouennaises. Ils se sont ensuite étendus à la période qui va de la Restauration à 1876, date de l’incendie du Théâtre des Arts. L’étude de la presse artistique et théâtrale à l’époque révolutionnaire a fait l’objet de mémoires dirigés par Catriona Seth. Les travaux des étudiants et de leurs enseignants-chercheurs portent sur le répertoire, les genres (comédie, tragédie, vaudeville, mélodrame), l’introduction du ballet sur la scène du Théâtre des Arts, la vie des comédiens, le public, la chronique théâtrale et la censure. Certaines années-clefs dans l’histoire politique française (1830, 1848, 1851-1852) ont fait l’objet de monographies. Une première synthèse des travaux d’étudiants sur la vie théâtrale à Rouen sous la monarchie de Juillet a été publiée dans les actes du colloque Paris-Province [6], et un bilan des résultats a été présenté en 2004 au colloque international de la Société Québécoise d’Etudes Théâtrales, dans le cadre d’une réflexion sur les nouvelles voies de l’histoire du théâtre.

Orientation du colloque

Les études réunies ici sont à la fois le reflet sélectif des travaux menés jusqu’à présent à l’Université de Rouen, et une ouverture à d’autres chercheurs travaillant sur l’histoire des spectacles dans d’autres provinces.

Situant les études suivantes dans le champ des recherches contemporaines sur l’histoire du théâtre en province, Christine Carrère-Saucède, présente sa bibliographie qui recense les travaux de recherches et publications savantes sur l’histoire du théâtre en province au XIXe siècle. Cette bibliographie signale aussi bien les grandes monographies de Marie-Claire Mussat-Lemoigne sur Rennes, de René Plisnier sur Mons, de Hassan Nouiti sur Bordeaux, que les articles dispersés, les travaux universitaires inédits, les brochures de sociétés savantes, etc., dont elle a retrouvé la trace.

Le chapitre suivant propose des éclairages sur les grandes étapes du théâtre à Rouen durant le siècle qui nous intéresse. Catriona Seth l’inaugure en rappelant les circonstances de la construction et l’inauguration en 1776 du Théâtre de Rouen, qui deviendra le Théâtre des Arts en 1794. Autre date importante, commentée par Anne-Gaëlle Abhervé, la création du corps de ballet en 1833, qui donne du lustre à la scène rouennaise, mais entraîne aussi des frais considérables, pour un résultat qui n’est pas tout à fait à la hauteur des espérances. L’influence de la politique sur la vie théâtrale sous la IIe République est évoquée par Magali Périnet, qui s’intéresse notamment au succès des pièces satiriques anti-socialistes. Quant à Emilie Hostache, elle étudie le fonctionnement de la censure théâtrale à Rouen pendant le Second Empire, et montre comment le préfet, à qui le ministère transfère ses pouvoirs en province, manifeste un zèle particulier, qui se traduit notamment par le rejet systématique des grandes pièces romantiques des années 1830. Sébastien Rio retrace les circonstances de l’incendie du Théâtre des Arts en 1876, et les enjeux politiques qui ont présidé à sa reconstruction et à sa réouverture en 1882.

Le second chapitre observe la circulation des œuvres et des artistes, souvent évalués en fonction de la référence parisienne. Patricia Courché-Savarit étudie le destin du Nouveau Don Quichotte de Stanislas Champein. Sylvain Langlois observe l’arrivée des opéras italiens sur la scène rouennaise sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Olivier Bara consacre une étude de portée géographique générale à la facture des livrets de mise en scène d’opéras comiques destinés aux troupes de province, montrant comment leurs auteurs prévoient une adaptation nécessaire aux conditions matérielles nouvelles de présentation de ces œuvres, dont le succès se mesure à l’aune de leur retentissement sur l’ensemble du territoire. Quittant l’étude factuelle pour celle du mythe, Florence Filippi s’intéresse quant à elle à un roman mettant en scène Talma en tournée sur la scène rouennaise, réputée pour sa sévérité.

Le volume se termine par une section consacrée aux sociabilités et aux répertoires. Celui de Rouen est accessible au public grâce au catalogue des fonds musicaux conservés en Haute-Normandie, réalisé par Joann Elart, et dont l’auteur explique ici sa méthode de recensement et de catalogage. Deux études s’intéressent ensuite à d’autres provinces françaises et à leurs particularités en matière de vie théâtrale : Servane Daniel étudie l’influence du commerce avec les Antilles et de la colonisation sur le répertoire dramatique nantais à la fin du XVIIIe siècle ; Sophie-Anne Leterrier montre l’évolution de la sociabilité des spectacles à Lille au XIXe siècle.

C’est ainsi la vie des spectacles sous ses différents aspects qui est prise en compte dans ce livre, où l’on s’intéresse à la fois aux répertoires, à la composition des troupes, aux réactions du public, au fonctionnement institutionnel de l’industrie du spectacle en province, à la critique, et aux liens nombreux entre le théâtre et la cité, dans une perspective interdisciplinaire.

Questions de méthode

Nous n’avons cependant pas cherché à gommer la différence entre les méthodes des uns et des autres. En revanche, il a été très fructueux de les comparer.

Ainsi, en musicologie, un programme de recherche collectif implique les étudiants de maîtrise rouennais depuis 1998. On peut en résumer l’objectif en disant qu’il s’agit de reconstituer le plus finement possible la chronologie des représentations dramatiques du Théâtre des Arts et d’autres théâtres rouennais pendant la période 1776-1876. Les archives étant pratiquement inexistantes, la presse constitue la source principale. Les dépouillements du Journal de Rouen, principale source exploitée jusqu’à présent, couvre d’ores et déjà la période 1785-1815 et ils font l’objet d’un traitement minutieux. L’une de ses finalités est de publier une reconstitution la plus complète possible des représentations (titres, auteurs, distribution) au jour le jour pendant un siècle. Ce travail a déjà démontré son utilité en permettant d’alimenter des recherches précises sur une œuvre et ses avatars pendant toute la durée de son existence au sein du répertoire du Théâtre. D’un point de vue chronologique, c’est d’abord le très fameux opéra-comique de Grétry, Richard Cœur-de-Lion (Paris, 1784) [7], connu pour avoir inspiré une série de variation à Beethoven et pour sa romance « Une fièvre brûlante », qui a inauguré ce type de recherche. C’est ensuite grâce à une maîtrise sur Le Devin du village (1752) [8] de Jean-Jacques Rousseau que le croisement des informations provenant de la presse et des matériels d’exécution conservés dans le fonds du Théâtre des Arts a pris tout son sens. La Bibliothèque municipale conserve un manuscrit de cet opéra commenté dans tout le monde civilisé au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, manuscrit d’une certaine valeur car il correspond à la version de 1803 dont l’original est considéré comme perdu à la Bibliothèque musée de l’Opéra Garnier. Cette nouvelle version, entendue à Paris jusqu’en 1827, notamment par Hector Berlioz, présente des particularités locales comme l’ajout d’un air ou des variantes dans le divertissement final qui nous renseignent sur les moyens de production du théâtre sous l’Empire et la Restauration.

Plus récemment, le fichier du Journal de Rouen a permis à Sylvain Langlois d’étudier en détail un aspect méconnu de la réception de Shakespeare en France pendant la Révolution. Le retentissement du mouvement romantique en 1830 a plongé dans l’oubli une première génération d’expérimentateurs français dont la curiosité s’est portée, entre autres ouvrages, sur Roméo et Juliette. Sait-on, en effet, qu’un compositeur aussi populaire que Dalayrac et qu’un autre, connu pour avoir affronté Beethoven à Vienne dans une joute pianistique, Daniel Steibelt, ont produit coup sur coup deux œuvres pour l’Opéra-Comique tirées de Roméo et Juliette  ? La Bibliothèque Municipale conserve plusieurs sources manuscrites de Tout pour l’amour, ou Roméo et Juliette (Dalayrac) permettant d’éclairer son itinéraire depuis l’échec parisien en 1792 jusqu’à Rouen, où l’ancien chanteur de l’Opéra-Comique, Michu, devenu directeur du Théâtre des Arts, a tenté de lui donner une seconde chance en 1799.

Avec la chronologie, notre connaissance des distributions quotidiennes devient si précise qu’elle permet de comprendre le mécanisme de diffusion des rôles et des interprétations, tant du point de vue vocal que dramatique, dès les années 1780. Les séjours à Rouen de Madame Dugazon, chanteuse appréciée de Marie-Antoinette, qui triomphe par son jeu éloquent dans Nina, ou la folle par amour (Dalayrac, 1786) ont été étudiés dans le but de comprendre les mécanismes de la naissance de la notion d’emploi dans le théâtre lyrique. Créatrice de nombreux succès d’opéra-comique entre 1785 et 1791, le talent particulier de Madame Dugazon façonne les rôles écrits pour elle et, au-delà, tout un répertoire auquel les provinces donnent un écho systématique. La proximité avec Paris joue en faveur du Théâtre des Arts dont l’interprétation des opéras-comiques s’inspire des différents séjours d’artistes parisiens. D’année en année, la troupe lyrique perpétue les physionomies originelles, sans servilité, mais en conservant les appellations traditionnelles. C’est ainsi que jusqu’au milieu du XIXe siècle, elle est composée invariablement d’une Dugazon, bien après la disparition de la chanteuse, mais aussi d’un Elleviou, d’un Gavaudan ou d’un Martin, lequel a laissé son nom à une tessiture de baryton aigu représentative de l’art lyrique français.

Il est parfois difficile, en Lettres Modernes, de faire comprendre l’intérêt spécifiquement littéraire de ces recherches. Deux obstacles se dressent en effet devant nous, qui ont trait à la définition même du fait littéraire.

Premier obstacle : notre génération a été formée à une époque où l’histoire littéraire était éminemment suspecte , où le textualisme était érigé en dogme. Seules les approches marxistes et socio-critiques de la littérature permettaient de restaurer, sous une forme nouvelle, non positiviste, un lien entre le texte et ses conditions historiques de production. Mais ce dogme du textualisme est évidemment très difficile à tenir pour le théâtre, qui, étant un art du spectacle vivant, exclut pratiquement la confrontation solitaire du lecteur avec le texte. Et le plaisir du spectateur de théâtre n’est pas qu’un « plaisir du texte ».

Deuxième obstacle : la recherche en littérature s’est longtemps fixé comme seul objet digne d’étude les chefs-d’œuvres. Et on peut tout à fait comprendre que, pour tout public contemporain, la littérature du passé ne soit intéressante que par ses chefs-d’œuvre (n’est-ce pas justement la définition du chef-d’œuvre, telle que Jauss l’a posée, que d’être capable de répondre, des années, voire des siècles plus tard, aux questions que la postérité lui pose ?). C’est pourquoi l’on enseigne dans les classes, et l’on a raison, les chefs-d’œuvre de la littérature française et mondiale. Mais il ne faut pas confondre l’usage public, authentique, de la littérature, et son étude. Tant que la recherche en littérature s’est uniquement focalisée sur les chefs-d’œuvre, elle a refusé tout un pan de la production littéraire : la littérature « mineure », « populaire », « grand public » du passé, qu’elle accablait de son mépris. Mépris peut-être mérité, là n’est pas la question, mais mépris dommageable à l’intelligence même de la chose littéraire dans son mode de production.

L’histoire littéraire à l’ancienne avait tendance à considérer l’œuvre comme une production du génie individuel de l’écrivain (d’où l’intérêt, dans cette perspective, de l’établissement d’un lien entre sa vie privée et son œuvre). L’histoire culturelle contemporaine n’est pas un retour en arrière qui ferait fi des apports des sciences humaines, bien au contraire. Elle se distingue de l’ancienne histoire littéraire dans la mesure où il ne s’agit plus de relier l’œuvre aux circonstances personnelles de son écriture, mais bien plutôt au contexte institutionnel et social de cette écriture, de la resituer dans son « champ » : et c’est précisément grâce à cette étude du champ littéraire et artistique général, qui exclut a priori tout jugement de valeur sur les œuvres, que l’on voit apparaître les habitudes du public, les poétiques intériorisées par les auteurs, les comédiens et les spectateurs, au point de former un horizon d’attente stable, terreau familier sur lequel se greffent les chefs-d’œuvre. L’histoire culturelle, qui met en plein jour la littérature « secondaire », permet donc en réalité de mieux servir l’étude des grandes œuvres qui intéressent seules la postérité, parce qu’elle permet de voir apparaître de nouveaux liens entre les chefs-d’œuvre et la littérature « culinaire » (Jauss), qui ne sont pas tous d’opposition ou de rupture, qui sont aussi parfois des liens de continuité subversive, de retournement dialectique, de porosité générique.

Dernier point théorique : l’argument selon lequel l’histoire culturelle est un « à-côté » de la recherche en littérature n’est pas tenable. Poussé à son comble, il autoriserait à disqualifier l’ensemble de la recherche en littérature. Car précisément, définir la recherche en littérature, c’est réfléchir à la curieuse spécificité « scientifique » de cette discipline : contrairement aux sciences « dures » ou aux sciences « humaines », qui élaborent d’un même geste leur méthode et leur objet, la recherche sur la littérature et les arts passe par l’emprunt de ses méthodes à d’autres disciplines : la littérature n’étant pas par nature un domaine du savoir, mais une discipline artistique, l’œuvre littéraire ou artistique ne saurait être étudiée « en soi », sans perspective techniciste (linguistique, génétique, poétique, stylistique, esthétique …), ni sans être replacée dans le contexte de sa production et de sa réception, qui suppose une démarche historienne, sociologique, philosophique, ou anthropologique. Le chercheur en littérature applique nécessairement une ou plusieurs de ces méthodes à son objet, faute de quoi il se condamne lui-même à une paraphrase plus ou moins esthétisante.

Une fois justifiée cette utilité de la démarche historique (parmi d’autres) dans les études de Lettres, et tout particulièrement dans les études théâtrales, il convient de reconnaître les écueils auxquels se heurtent les « littéraires » dans la pratique de l’histoire culturelle. Les étudiants rencontrent des difficultés qui tiennent à leur manque de formation historienne. L’attention du littéraire, qui reste toujours tendue, par formation, vers la « littérarité » des textes, peut l’aveugler sur certains faits culturels qu’il ne sait pas faire parler, faute d’y avoir été entraîné. Une insuffisante connaissance de la production journalistique courante à l’époque qu’il étudie risque de lui faire surdéterminer, ou surinterpréter son objet, par exemple de considérer comme particulièrement subversive telle prise de position d’un publiciste éloquent, relevant en réalité du lieu commun.

La prédominance de la presse locale dans les sources dont nous disposons sur la vie théâtrale à Rouen alimente ce piège. Fort heureusement, nous disposons aussi de quelques sources non journalistiques, comme le très précieux ouvrage du Dr Jules-Edouard Bouteiller où sont recensées, année après année, la composition de la troupe du Théâtre de Rouen, son répertoire, la venue des artistes en excursions, les cérémonies officielles, et où sont rapportées, à l’occasion, les anecdotes marquantes de la vie théâtrale ; nous disposons aussi de quelques brochures d’érudits locaux, quelques mémoires d’acteurs rouennais ou parisiens ; de cartons d’archives où figurent la comptabilité du théâtre, la correspondance du directeur avec les autorités locales ; et, aux Archives, des rapports de censure, et des décisions administratives relatives au théâtre. Mais la source principale reste la presse locale, le Journal de Rouen, la Gazette de Rouen, L’Echo de Rouen, la Revue de Rouen, et les petites feuilles éphémères, comme le Colibri ou le Qui-vive ?

L’interdisciplinarité, si elle suppose évidemment une ouverture aux méthodes des disciplines voisines, et une remise en cause de ses propres a priori, ne doit pas mener non plus à une fusion des méthodes et des objets où plus personne ne retrouverait ses petits : les littéraires ont tout à gagner à ne pas prétendre se substituer aux historiens, dont ils n’ont pas le savoir-faire dans le traitement des sources. Leur intérêt scientifique est de mieux comprendre la chose littéraire à partir d’un éclairage historique, mais c’est bien toujours le fait littéraire qui est, en dernier ressort, leur objet d’étude. De ce point de vue, leurs recherches ne visent pas principalement, en tout cas pas seulement, à contribuer à l’histoire locale rouennaise. Ils la servent peut-être un peu, mais en l’utilisant à une autre fin.

Le choix de Rouen comme objet d’étude est d’ailleurs circonstanciel, comme il l’est pour Servane Daniel dans son enquête sur le répertoire nantais, ou pour Sophie-Anne Leterrier dans son étude sur Lille. Il est certes favorisé cependant ici par quelques particularités rouennaises : la grande proximité de la capitale normande avec Paris, qui rend plus complexe encore que dans d’autres villes de province les rapports avec la capitale ; la qualité du théâtre à Rouen au XIXe siècle, souvent supérieure, même si tout reste relatif, à la production d’autres villes de province ; enfin, et c’est lié, la réputation difficile du public rouennais, qui fait de la métropole normande une étape obligée dans la carrière des grands acteurs parisiens.

Ces recherches locales sont aussi des recherches d’intérêt national. Elles appellent la comparaison avec d’autres villes de province, c’est pourquoi on a souhaité ouvrir ce colloque à des chercheurs travaillant sur d’autres régions de France. Il faut saluer à ce propos le travail colossal de bibliographie de Christine Carrère-Saucède, qui devrait pouvoir aider bon nombre de chercheurs à sortir d’un cercle vicieux : à la centralisation des institutions théâtrales au XIXe siècle correspond en effet aujourd’hui la centralisation des institutions universitaires et des bibliothèques de recherche, qui rendent plus aisée la recherche non seulement à Paris, mais aussi sur Paris : la boucle est bouclée, le centralisme ayant pour effet pervers une tendance structurelle à s’auto-reproduire. Étudier la vie théâtrale en province, c’est donc compléter les études sur la vie théâtrale en France, que l’on a trop tendance à assimiler à la vie théâtrale parisienne.

Cette comparaison est l’un des points sur lesquels nous sommes parvenus à des résultats intéressants dont on se contentera, dans le cadre de cette présentation générale, de donner quelques exemples.

Un premier type d’enseignement concerne les variations de réception des nouveautés entre la province et Paris : dès les années 1830, Dumas connaît à Rouen un succès de scandale, puis un véritable succès populaire, beaucoup plus grand que Victor Hugo [9]. La bataille d’Hernani n’a d’ailleurs aucun écho dans les journaux rouennais au printemps 1830, et le directeur du Théâtre des Arts, soucieux de remplir ses caisses, se garde bien de présenter une pièce dont le succès serait si aléatoire. C’est donc pour Antony, et non pas pour Hernani, que les spectateurs du Théâtre des Arts arrachent les sièges. Similitude avec Paris, en revanche : à Rouen comme à Paris, c’est La Tour de Nesle qui constitue le plus grand succès du drame romantique. On apprend aussi que les nouveautés supportent moins bien la médiocrité que les productions courantes. Découverte intéressante pour la poétique du drame : il apparaît que les acteurs locaux se tirent assez bien du répertoire ordinaire du vaudeville et du mélodrame, mais ont toutes les peines du monde à jouer le théâtre romantique, dont la presse répète qu’il est taillé sur mesure pour les grandes vedettes parisiennes. La raison principale en est l’inadaptation de la liste des personnages romantiques à la grille des emplois traditionnels : à qui confier le rôle d’Antony ? au traître de mélodrame, ou au jeune premier ? À partir de cette constatation, on a pu étudier, de manière générale cette fois, et en revenant au texte, le système des emplois dans le théâtre hugolien, et découvrir comment Hugo travaille à en troubler la grille, sans la supprimer totalement cependant, afin de permettre aux acteurs contemporains, y compris aux acteurs de province, de se repérer tant soit peu, de trouver, ici et maintenant, une distribution possible, qui permette de représenter le drame devant le plus large public possible [10].

Cette même constatation a éveillé notre intérêt pour les répercussions sur les acteurs rouennais des tournées et excursions des acteurs parisiens [11]. Les comptes-rendus de la presse, mais aussi de mémoires d’acteurs, de correspondances personnelles et professionnelles entre acteurs, directeurs de théâtre et administrateurs, laissent entrevoir la relation pédagogique complexe qui s’établit entre maîtres parisiens et disciples provinciaux. On voit comment l’acteur parisien apprend à ses confrères, par son exemple, les nouveautés du jeu en matière de pantomime, d’articulation, de mise en scène. La loi de la concurrence est impitoyable : la visite d’un acteur parisien en vogue impose à certains acteurs provinciaux le rôle dévalorisant de faire-valoir, tandis que pour d’autres, elle offre un tremplin inespéré. Dans tous les cas, l’acteur provincial est placé dans une contrainte d’imitation impossible, de « double lien ». Et la référence originale de la création, le critère de qualité, et la pierre de touche du succès reste toujours Paris, dans une structure institutionnelle, économique et idéologique extrêmement centralisée.

On constate aussi quelques différences entre les critiques théâtrales parisienne et provinciale [12]. Il arrive que les journaux reproduisent, sans le dire, les articles que l’on trouve dans la presse parisienne, jouant de la colle et des ciseaux. Mais de manière générale, le critique d’un grand journal de province a à cœur de jouer auprès des acteurs et du public un rôle pédagogique ouvertement assumé. Ce rôle existe aussi, bien sûr, sous la plume des critiques parisiens, comme Gautier ou Janin. Mais en province, la proximité du critique, de l’acteur et du spectateur est beaucoup plus grande, via l’article et le courrier des lecteurs, proximité d’ailleurs souvent compensée par l’anonymat derrière lequel se protège le critique. Le journal rend compte ainsi par le menu du déroulement des débuts des acteurs qui inaugure la saison théâtrale ; puis, au jour le jour, le critique prodigue des cours d’art dramatique, qui se forment ainsi sur le tas, sans véritable formation professionnelle.

L’étude de la chronique théâtrale révèle aussi sans fard les goûts du public, plus nets en province qu’à Paris, où la subvention publique trouble parfois, dans les grands théâtres, la logique du marché. En province, mises à part les cérémonies officielles, la programmation obéit à une logique libérale, révélatrice de certaines tendances du goût du public. L’étude comparée, la même année, du vaudeville, de la tragédie et de la comédie à Rouen sous la monarchie de Juillet a mis en évidence la chute vertigineuse de la comédie et de la tragédie, et l’envahissement du répertoire par le vaudeville, même sur le grand théâtre [13]. À Rouen, la tragédie survit péniblement grâce aux commémorations obligées de Corneille, mais en dehors de ces cérémonies protocolaires, la salle est vide, et lorsque Rachel vient à Rouen jouer Horace et Phèdre, le critique constate non seulement que les acteurs rouennais ne savent pas dire les vers, mais aussi que la tragédie classique ne fait plus partie de la culture du public.

La recherche à l’échelle locale permet aussi de résoudre certains problèmes d’érudition. Ainsi, le problème de l’anonymat des pièces à l’affiche qui n’ont pas été jouées à Paris (qu’on ne trouve donc pas dans The Parisian stage de Beaumont-Wicks), qui devient presque insoluble quand ces pièces n’ont pas été publiées (on n’en trouve donc pas trace non plus à la Bibliothèque Nationale), peut être résolu par l’examen des rapports de censure, qui peuvent permettre d’identifier les auteurs de pièces qui ne furent pas imprimées.

Nous espérons que ce colloque est une première étape vers l’établissement de contacts entre les chercheurs travaillant sur cet aspect de l’histoire nationale encore insuffisamment développé, pour des raisons géographique évidentes, mais aussi à cause d’une tradition institutionnelle centralisatrice assez spécifiquement française.

Notes

[1Nicétas Périaux, Histoire sommaire et chronologique de la ville de Rouen, Rouen, Lactin et Métérie, 1874, p. 294.

[2Le jeu de paume de la Poissonnerie était situé sur la place du Vieux-Marché ; celui de Cornière rue Dinanderie ; celui des Bracques (ancien tripot) rue Saint-Eloi ; celui des deux Maures à l’angle de la rue Herbière et de la rue des Charrettes.

[3Son emplacement est situé au bas de la rue Grand-Pont, et délimité au nord par la rue des Charrettes, au sud par le quai du Havre (ou de la Bourse) et à l’ouest par la rue de la Comédie.

[4Voir la maîtrise d’Adélaïde Charles, citée en bibliographie.

[5Sébastien Rio a consacré sa maîtrise à cette période mouvementée de l’histoire du théâtre à Rouen (voir bibliographie).

[6Claude Millet et Florence Naugrette, « Un faubourg de Paris ? Le théâtre à Rouen sous la Monarchie de Juillet », en collaboration avec Claude Millet, Province-Paris. Une topographie littéraire du XIXe siècle, actes du colloque de Rouen, textes réunis par Yvan Leclerc et Amélie Djourachkovitch, Publications de l’Université de Rouen, 2000.

[7Voir la maîtrise d’Ann Tardy, citée en bibliographie.

[8Maîtrise de François Harou.

[9Voir à ce sujet l’exposé de Sonia Sallès, issu de son mémoire de maîtrise, sur la représentation des drames romantiques à Rouen, accessible sur le site du groupe Hugo : www.groupugo.div.jussieu.fr

[10Florence Naugrette, « Le devenir des emplois comiques et tragiques dans le théâtre de Hugo », actes du colloque Jeux et enjeux du théâtre classique aux XIXe et XXe siècles, organisé par le Centre de Recherche sur l’Histoire du Théâtre de Paris IV-Sorbonne, (s.l.d. Georges Forestier) les 2-3 mars 2001, Littératures classiques, n° 48, 2003.

[11Florence Naugrette, « La province à l’école : les acteurs parisiens en excursion à Rouen (1800-1851) », Romantisme, « Maîtres et disciples », n° dirigé par Yvan Leclerc, 4e trimestre 2003.

[12Florence Naugrette, « Posture et fonctions du critique de théâtre dans la presse de province : le cas de Rouen », actes du colloque Le miel et le fiel. La critique dramatique en France au XIXe siècle, textes réunis par Mariane Bury et Hélène Laplace-Claverie, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2008.

[13Voir les maîtrises de Magali Toussaint, Sarah Elashguer et Estelle Lemonnier citées en bibliographie.


Pour citer l'article:

Florence Naugrette et Patrick Taïeb, « Présentation » in Un siècle de spectacles à Rouen (1776-1876), Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en novembre 2003 par Florence Naugrette et Patrick Taïeb.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 1, 2009.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?presentation.html

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