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Jean-Claude ARNOULD

Université de Rouen - CÉRÉdI

La recherche de la Normandie dans les Recherches de la France d’Étienne Pasquier

L’auteur

Jean-Claude Arnould est Professeur de Littérature du XVIe siècle à l’Université de Rouen et directeur du CÉRÉdI. Ses travaux portent sur la narration brève, la traduction, la relation entre justice et littérature et l’écriture de l’histoire.


Texte complet


C’est en 1560 qu’Étienne Pasquier publie les premiers résultats de ses Recherches de la France, probablement entreprises vers 1555 et auxquelles il travaillera jusqu’à sa mort en 1615. Au seuil de son ouvrage, il revendique être le premier à avoir, pour mener son projet à bien,

defriché plusieurs anciennetez plus obscures de cette France tant pour la venuë des nations estrangeres aux Gaules, que de l’introduction des Parlemens, Pairies, Apanages, Maires du Palais, Connestables, Chanceliers, Ducs, Comtes, Baillifs et Prevosts [1].

Voici donc un historien, qu’on dirait aujourd’hui médiéviste, qui, pour « monstrer quelle fut l’ancienneté de nostre France », enquête sur la formation de la nation et de ses institutions. Cette première histoire de France [2] ne relève pas de la narration historique, mais de l’ἱστoρία, de l’enquête productrice de savoir. De fait, Pasquier ne fait pas œuvre d’annaliste compilant les informations pour reconstituer les événements dans leur succession chronologique, mais se comporte en analyste, qui confronte et critique de multiples sources en quête d’un sens de l’histoire, analyste qui pourra s’interroger par exemple sur la question de savoir « Lequel des deux, de la Fortune, ou du Conseil, a plus ouvré à la manutention de ce Royaume de France [3] ». Il se veut, en somme, l’auteur d’une histoire intelligente, à laquelle un moderne aurait probablement appliqué le titre d’« archéologie » ou de « fondation » de la France moderne. Notre propos sera ici de considérer quelle représentation des Normands Pasquier élabore à l’intention d’un public français cultivé en quête de son identité [4].

Défricher et déchiffrer

S’il n’est pas annaliste, Pasquier reste, dans son premier Livre, fidèle au développement chronologique, tant il est vrai que l’analyse ne saurait s’en abstraire totalement. Après les Gaulois (chap. 1-5) et les envahisseurs qui mettent fin à la domination romaine (chap. 6-10), ce Parisien par excellence va s’intéresser à deux peuples périphériques, les Bretons (chap. 11), puis les Normands dans un chapitre intitulé « Des Normans, nouveau peuple de la Germanie, qui occuperent quelque partie de nostre Gaule » (chap. 12).

L’angle sous lequel il a traité du peuple autochtone est significatif : commençant par exposer le « tort » qu’il se fit de ne pas consigner son histoire par écrit (chap. 1), il a ensuite opposé au qualificatif de « barbare » appliqué par des modernes italiens la reconnaissance par César des institutions gauloises (chap. 2), a décrit les Gaulois comme un peuple conquérant (chap. 3) puis les a défendus contre l’accusation de légèreté portée par les Romains (chap. 4) avant d’analyser les défauts qui provoquèrent leur défaite (chap. 5). Ces premiers chapitres manifestent un effort d’intelligibilité, par une histoire qui se détache de l’ordre factuel pour accéder à la compréhension des principes et s’appuie sur une critique des récits historiques discriminant les appréciations fondées des jugements polémiques.

C’est dans cet esprit que, sur la question normande comme sur toute autre, Pasquier va se livrer au nécessaire travail de « défrichement » qu’il annonçait. Celui-ci consiste à réfuter au fil de son analyse les erreurs commises par des historiens ou des géographes pourtant savants :

Qui me fait esbahir pourquoy Raphaël Volterran (homme en toutes choses de grande leçon) toutefois ne veut extraire de la Germanie, ou de Dace, les Normans, ains les dit estre venus du pays mesme de la Gaule, d’un peuple par les anciens appellé Romanduens : ayans comme il dit, fait de ce nom Romand, par corruption de langue, un Normand [5].

À la page suivante, Pasquier relève encore que « nos Historiographes faillent assez lourdement » en identifiant la Neustrie à la Normandie au moment du partage de 843. L’appellation est en effet commune et, si elle est très vite tombée en désuétude après 911, elle survivra, en dépit de cet avertissement, chez des auteurs qui s’inscrivent dans la « flotte de bons esprits de la France » qui ont « choisi pareil suject (sous autre forme toutes-fois) [6] » : on pense au chanoine rouennais Jean Nagerel, auteur d’une Description du pays et duché de Normandie appellée anciennement Neustrie en 1578 [7], ou mieux encore au Caennais Charles de Bourgueville, dont les Recherches et Antiquitez de la Province de Neustrie paraissent en 1588 [8].

Si la mission de l’historien est de faire jaillir l’ordre du chaos mémoriel, il doit s’attacher non seulement à la description des réalités, dans la mesure où le permet l’obscurité des temps, mais aussi à leur juste dénomination : le défrichement est aussi déchiffrement. Ainsi, la première apparition des Normands dans le texte les désigne comme « une grande quantité de Danois appellez Normans, pour autant qu’au pays de Dace, ils tenoient le quartier du Septentrion [9] ». Un chapitre ultérieur, consacré aux influences exogènes sur la langue française, éclaircira l’allusion en interprétant le mot Normand comme issu de la langue des Germains : « Man signifioit homme en la Germanie, dont est encore venu le Norman, qui est à dire homme du North [10] ». Pour l’heure, Pasquier ajoute cette précision :

C’estoit chose assez familiere aux Germains de forger nouveaux noms, selon les bandes qui se liguoient ensemblément pour entreprendre nouveaux voyages : comme j’ay discouru cy-dessus du François et de l’Alleman : qui est la cause, pour laquelle les anciens n’ont eu aucune connoissance de ces Normans, non plus que des François et Allemans [11].

Parce que celui-ci est au centre de son activité professionnelle, le juriste connaît bien l’impératif d’exactitude lexicale, raison pour laquelle géopolitique et philologie sont intimement liées [12], cette dernière mettant aussi en jeu, on le voit ici, les circuits d’élaboration du savoir.

Le philologue reparaît quelques pages plus loin, dans une tentative d’interprétation du mot Neustrie. Ce mot difficile – et dont on voit encore mal l’origine [13] – va s’éclairer par l’observation du mouvement historique : la partie occidentale du territoire occupé par les Francs se nommait, par conséquent, Westrie ; or, explique Pasquier,

pour la proximité que l’N et le V avoient ensemble, mesmement aux anciens caracteres des François, comme il est facile de voir aux plus vieilles Chartes de plusieurs Eglises, il fut aisé par succession de temps au lieu de deux VV, n’y en mettre qu’un, et puis d’une Vestrie faire Neustrie [14].

Par la suite, le partage et les divisions des royaumes provoquèrent le passage à un sens nouveau : « …par traite de temps, comme toutes choses se changent, d’un nom de pays general, nous en fismes un particulier, qui est celuy qui par la venue des Normans fut appellé Normandie [15] ».

Par son effort d’exactitude et de rationalisation, l’entreprise d’Étienne Pasquier se situe dans une phase typique de l’historiographie moderne [16] aussi bien qu’elle témoigne d’un moment critique de l’histoire de France [17]. Et ce travail ne pouvait se fonder que sur une juste dénomination des choses. Mais cette réflexion sur la francisation de mots improvisés par des « Germains » va, dans le cas des Normands, dépasser son objectif scientifique : elle constituera, nous allons le découvrir sans tarder, l’instrument qui fera d’une invasion une « venuë… aux Gaules » et transformera les « Daciens ou Danois » en un membre du corps national, sous le nom de Normands.

La rédemption des Normands

Le chapitre 12 de son premier livre, que Pasquier consacre donc à l’implantation des Normands, réserve une surprise. Leur irruption dans l’espace français se produit à une date indéterminée – car l’analyste ne fournit de repères chronologiques, pour les périodes anciennes, que les noms des souverains régnants – après que divers peuples ont « jetté leur feu et donné plusieurs tesmoignages de leur vaillantise » : « toutes-fois restoient encores les Daciens ou Danois à faire monstre de leur vertu [18] ». Après avoir patienté dans l’antichambre de l’histoire, ce peuple obscur est qualifié par sa seule vaillance, en des termes positifs propices à une future conversion.

Mais la vertu guerrière des Normands s’exprime d’abord par l’agression : les « courses » qu’entreprennent ces barbares, les coups qu’ils « attentent », les pays qu’ils « degasterent », leurs « entreprises », les « affaires » qu’ils donnent, leurs « despoüilles », leur « ravage ». S’ils remportent d’« heureux succez », il leur arrive parfois de devoir s’enfuir « avecques leur courte honte, selon que le vent de guerre leur donnoit en pouppe, ou non ». C’est ainsi que la crainte de la « fureur » de Charlemagne les dissuade de s’attaquer à la « France » jusqu’à un « temps plus opportun, qui se trouva sous le regne de Charles le Chauve [19] ». Après le tour de l’« Allemagne » et de l’« Angleterre » vient donc celui de la « France » : « …estans doncques les Normans […] arrivez en ceste contrée avecques leur Capitaine Raoul, si oncques la France se trouva faschée par le trouble de gens estrangers ; certainement ce fut lors ». Soulignant la faiblesse du roi Charles III le Simple, Pasquier énonce leurs avancées successives, jusqu’à livrer sa version personnelle de ce que nous appelons le traité de Saint-Clair sur Epte :

…le Roy estonné de tels degasts et ravages, fut contraint par personnes interposées de leur demander la paix, en faisant mariage d’une sienne fille nommée Gillette, avecques Raoul, qui, moyennant ce, prendroit le sainct caractere de Baptesme : et à tant luy donnoit le Roy et à ses gens pour assiette le pays de Neustrie, lequel il reconnoistroit tenir en foy et hommage de la Couronne de France [20].

Interprétation digne du juriste dont les œuvres, la carrière et la vie montreront l’attachement à la monarchie, certes tempérée par les institutions, parlementaire en particulier. Quoi qu’il en soit, les Normands ont eu dans cette première étape l’apparence redoutable des Vikings de nos anciens manuels : des « bandes » prédatrices informes « qui se liguoient ensemblément pour entreprendre nouveaux voyages [21] ».

C’est à cet endroit du texte que s’insère la réflexion sur le nom de Neustrie, comme une digression dans le récit historique. Neustrie, explique Pasquier, voit son sens réduit, ne désignant plus qu’un territoire limité, qui, dans un second temps, « par la venuë des Normans fut appellé Normandie ». Le remplacement successif du signifié puis du signifiant fait disparaître définitivement le mot, dont ç’aura été la seule occurrence dans les Recherches de la France.

À peine la réflexion linguistique s’achève-t-elle, que cette terre devient la Normandie, un pays « de-là en avant reglé par Ducs (Ducs toutesfois, qui reconnoissoient le roy de France pour souverain) ». Raoul (Rollon), baptisé, adopte le nom de Robert et se métamorphose en « Prince de grande recommandation », à deux titres : les violences passées, réhabilitées cette fois en « memorables faits d’armes », et la sagesse du nouveau duc, démontrée par le « cours commun de la Justice qu’il establit en son pays ». À l’énumération confuse des exactions normandes se substitue une succession dynastique, à peine troublée par les « menées » et « inimitiez ouvertes » de Louis V le Fainéant qui se soldent par de « frequentes desconvenuës […] et finalement par sa mort » – le narrateur épousant ici visiblement le parti normand. À Guillaume (Longue Épée) « secondant assez en vertus et bonnes complexions son feu père », succèdent Richard Ier, dont la sœur n’épouse rien moins qu’un roi d’Angleterre, puis Richard II, Richard III, son frère Robert le Magnifique, « père naturel de Guillaume, qui pour ses grandes conquestes fut surnommé le Conquérant » ; lequel Guillaume bénéficie de l’apologie suivante :

…ayant subjugué l’Angleterre, apprit à ses successeurs le chemin et moyen de tenir une nation mutine en bride, combien que quelque Latineur de nostre temps, qui a redigé les vies des Roys d’Angleterre par écrit : luy vueille tourner cette grande rudesse à blasme, ne connoissant le naturel du pays [22].

La périphrase peu aimable vise sûrement l’Italien Polydore Virgile (1470-1555) dont l’Anglica Historia, rédigée à la demande d’Henri VII d’Angleterre, narre la conquête puis le début du règne de Guillaume avec le commentaire suivant : « Hic coepit dure in Anglos dominari, arbitrans posse se facilius ita eos in officio continere [23] ». Cette allusion à l’historien que Pasquier nomme ailleurs l’« ennemy capital de nostre nation [24] » dessine de manière subliminale des rivalités européennes très contemporaines.

L’analyse des noms qui produit l’intelligence des choses est donc l’occasion d’une spectaculaire volte-face qui convertit à quelques lignes de distance les bandes violentes en une honorable dynastie de princes chrétiens, valeureux et si pénétrés de justice qu’ils peuvent l’enseigner à des peuples barbares.

Mais la scissiparité des royaumes réserve une nouvelle difficulté : si la Normandie est devenue française − par la conversion et l’hommage de Rollon −, et si l’Angleterre est devenue normande − par les conquêtes de son descendant −, comment louer l’une en détestant l’autre ? La désinvolture cède ici le pas à la subtilité, l’analyste passant à la première personne pour jouer sur la profondeur historique et, une nouvelle fois, sur les variations de valeur que peut connaître le substrat violent :

A la verité, encores qu’il semble que nous autres François (piquez des anciennes querelles qu’eusmes avec les Normans) leur voulions naturellement mal, et qu’en commun propos mesmement nous detestions ceux qui leur ont succedé, si faut-il que je recognoisse franchement, qu’entre toutes les nations du Ponant, depuis que les autres demeurerent calmes et tranquilles, cette-cy principalement s’adonna d’un cœur gay et magnanime, à nouvelles conquestes [25].

L’anglophobie ambiante aurait donc pour origine lointaine les exactions normandes, rhabillées ici en « querelles » − terme qui suppose une égalité entre les partis qu’elles opposaient. Cette haine ne se justifie plus que par ce fondement ancien, dans la mesure où, dans un contexte de paix générale en Occident, la lignée anglo-normande a réorienté vers d’autres buts son énergie conquérante. On pourra donc s’extasier du développement de la puissance normande :

En quoy fortune la favorisa tellement que de ce tige, quasi comme d’un grand Sep, se provignerent deux Royaumes, en l’un desquels, qui est l’Angleterre, leur posterité dure encore : et en l’autre, qui est la Poüille et la Calabre, se continua longuement [26].

Et Pasquier d’ajouter que peu s’en fallut que les rois de Jérusalem fussent aussi normands.

Les incertitudes successorales vont apporter de grands troubles, que l’historien s’efforce aussi d’interpréter favorablement. Ainsi, le fait qu’Henri II Plantagenêt devint « en un temps » roi d’Angleterre, duc de Normandie et d’Aquitaine et comte d’Anjou, de Poitou, de Maine et de Touraine

causa depuis grands travaux à nostre France, jusqu’à la venuë de nostre Philippe Auguste, que Dieu, ce semble, envoya expressement pour faire trouver aux François les forces, qui sembloient estre à demy égarées par la defaillance de cœur de la plupart de nos Roys [27].

Les conquêtes italiennes seront présentées comme le dérivatif d’un héritier frustré, Guiscard, « fasché du tort qu’on lui tenoit ». Mais les nouveaux barbares sont ici les « Sarrazins » par qui ces pays « estoient lors grandement degastez », si bien que les Normands vont imposer leur domination « au grand plaisir de tout le monde ». La providence dont les voies sont impénétrables − « voyez comme un malheur nous engendre quelques-fois un heur » commente une parenthèse – se manifeste sous la forme du « vent propice » qui pousse les conquérants inspirés par le désir de « porter faveur à la Chrestienté ». Enfin les croisades permettront de souligner une nouvelle fois la piété des Normands (« émeu d’un juste devoir ») ainsi que leur bravoure (« vaillamment »). Une relative indépendante ramasse en un tout ces hauts faits : « Qui ne sont pas traits de petite loüange pour les Normans [28] », avant la conclusion du chapitre :

En sorte qu’en un peuple Normand se trouvent presque quatre Couronnes Royales, desquelles il a esté par sa vaillance possesseur : tant eut de vertu et puissance ce sang Normand, conjoinct avec l’illustre sang de France [29].

Ce commentaire final est significatif par l’oubli de l’historicité (les couronnes des royaumes déchus valent celles des royaumes encore vivants) et le nivellement qu’il impose (la couronne ducale vaut la couronne royale – alors que la dépendance au roi de France a bien été soulignée) ; mais on ne va pas barguigner quand il s’agit de signifier − et c’est bien le dernier mot du chapitre − que l’agrégation au royaume rachète in fine jusqu’à le faire oublier le passé violent d’un peuple dont le nom, désormais francisé, peine à rappeler l’origine étrangère.

La Normandie en France

Cette rédemption instantanée des Normands permet, au même titre que les Gaulois autochtones et les envahisseurs francs, leur intégration dans ce corps français dont l’ouvrage a pour but d’affirmer l’identité, intégration que plusieurs apparitions sporadiques viendront confirmer.

Les chapitres du livre VI consacrés à la guerre de Cent ans, essentiellement occupés par la narration historique, font de la Normandie une partie intégrante du royaume, comme au lendemain d’Azincourt :

…apres cette victoire l’Anglois se rendit maistre de plusieurs villes de Normandie. Jamais la France ne s’estoit veuë en un plus piteux desarroy. Le Dauphin s’estoit ligué contre sa mere, elle encontre son mary, plusieurs Princes qui tuez, qui pris, la fleur de nostre Noblesse perduë, et une bonne partie de la Normandie [30].

Si elle apparaît parfois comme objet de contestation et de transaction entre les rois de France et d’Angleterre, la Normandie est surtout le théâtre à peine esquissé où sera mis en scène le personnage héroïque de Jeanne d’Arc [31]. L’historien évoque bien ce que le rédacteur de la Table des matières nommera les « Indignitez des Normans contre la Pucelle Jeanne », mais il ajoute que l’Université de Paris ne voulut pas être en reste et organisa une procession et une « declamation encontre cette pauvre fille [32] » ; il faut en conclure que les Normands ne sont pas davantage coupables que d’autres.

Un autre exemple de cette intégration sont les chapitres 23 et 24 de ce même livre, qui donnent une nouvelle version de la succession de Guillaume puis s’intéressent au royaume de Jérusalem. Ils ne livrent pas de nouvel élément de définition des Normands, mais cet indice remarquable : s’excusant des digressions qui l’ont conduit à parler de territoires étrangers, Pasquier écrit que néanmoins « nos Normands, qui commanderent premierement à la Sicile, puis successivement les deux familles d’Anjou […] tout cela est de nostre estoc », avant d’enchaîner : « Au premier voyage que nous fismes en Palestine, les affaires nous succederent si à propos, qu’eusmes moyen d’y establir un nouveau Royaume sous le titre de Hierusalem [33] ». La volte-face de l’analyste a produit une normalisation des Normands tout aussi définitive que soudaine et le corps étranger, désormais assimilé, mérite dès la plus haute époque de porter le « nous » chrétien et national.

À sa place légitime dans le royaume, la Normandie s’illustrera dans des domaines dont on a compris combien ils comptent aux yeux de Pasquier : la langue et la jurisprudence. Dans le huitième livre des Recherches, consacré à la langue française, il note que du fait de la conquête normande l’anglais « se ressent » encore « de grande quantité de nos mots [34] ». Mais c’est surtout la contribution du Coustumier de Normandie à la langue française qui est mise en avant, à propos des mots « ban [35] », « feu » et « fouage [36] », « feur » et « affeurer [37] ». Cet ouvrage, dont on imagine combien il importe au juriste et à l’historien des institutions, a été abondamment édité et commenté au XVIe siècle, et nourrissait le droit français ; Pasquier l’a à sa disposition dans l’un des principaux fonds qu’il utilise, celui du Parlement de Paris. Il traitera également le mot « trus », qui signifie « tribut », avec un commentaire qui n’est pas dénué d’intérêt car il vise à réfuter rationnellement un préjugé populaire passé en proverbe :

Et croy que pour cette mesme raison le simple peuple ait esté induit de dire au desavantage des Normans Qui fit Normand, il fit Truant, parce sur tous les peuples de la France ceux-cy ont esté chargez de Trus, et imposts [38].

C’est peut-être, entre autres motifs, la même bienveillance qui conduit Pasquier, lorsqu’il retrace l’histoire de la poésie française dans son livre VII, à ne mentionner le Puy de Rouen que de manière incidente, comme une pratique obsolète, dans son évocation des formes poétiques anciennes, sans reprendre à son compte les termes méprisants d’un Joachim Du Bellay [39].

Mais le coutumier intéresse aussi le parlementaire pour son contenu juridique. S’il ne se prive pas de trouver une marque d’« absurde ignorance » dans une disposition particulière concernant l’accusation d’usure [40], il loue en revanche, lorsqu’il étudie l’ancienne pratique du combat judiciaire, la reconnaissance de ce que nous appelons aujourd’hui la présomption d’innocence et le souci de trouver un moyen d’apaisement dans le cas des crimes mineurs :

Le vaincu estoit ignominieusement trainé hors du camp, et pendu à un gibet, ou bruslé, selon l’exigence du cas. Car, et l’accusateur, et l’accusé estoient de mesme loy pour ce regard. Bien est vray que l’accusé estoit de meilleure condition, en ce que s’il n’estoit vaincu quand les Estoilles apparoissoient, il estoit reputé victorieux, et est chose fort notable et digne de grande recommandation, que je voy avoir esté religieusement gardée par les Normans, lesquels en tous Gages de bataille, permettoient de parler de paix, et la faire par le congé de la Justice en tout temps, jusques à ce que la bataille fust menée à fin, excepté en suite de Trahison, ou de Larcin, comme de crimes trop lasches, et pour lesquels n’y escheoit entre gens de bon cœur, pardon.

Un commentaire additionnel montre là encore la conformité des mœurs normandes à celles de la nation :

Telle estoit la commune usance qui s’observoit au païs de Normandie és matieres de crime, de laquelle paraventure on peut imaginer au plus prés quelle fut la façon de faire en tel cas par tout le reste de la France [41].

Cette sympathie franco-normande, qui fait que, sans se fondre indistinctement dans le corps national, les Normands y trouvent une place naturelle, se vérifie par des institutions telles que le parlement de Rouen, une seule fois mentionné, dans la liste des divers parlements, pour sa création par Louis XII, laissant dans l’oubli la longue histoire de l’Échiquier de Normandie [42], ou bien la nation normande qui, aux côtés de la française, de la picarde et de l’anglaise, composait l’université de Paris [43].

Un point va enfin retenir, longuement, l’attention de Pasquier. L’ultime chapitre des Recherches de la France traite de la « Fierte de Saint Romain de Rouën et de son ancien Privilege [44] » : « Histoire vrayement admirable et unique en son espece, et qui pour cette cause merite d’estre reconnuë de tous, mesmement en France ». L’intérêt de Pasquier se justifie par son étonnement devant une procédure qui offre « une franchise des meurtres les plus detestables [45] ». Il cite le meurtre à Vernon du lieutenant général François de Montmorency, seigneur de Hallot, par le marquis d’Alègre, qui bénéficie du privilège en 1593 [46] ; s’ensuit un long conflit juridique, qui durera jusqu’en 1608, entre le chapitre de la cathédrale soucieux de la défense du privilège et le parlement de Rouen désireux de faire prévaloir la justice. Pasquier s’intéresse aux nombreuses contestations du privilège au-delà même de l’édit d’Henri IV qui le réglemente en 1607, ainsi qu’à son histoire puis à sa procédure avant de suggérer une bonne pratique pour son usage. Il avait consulté sur cette question qui l’intriguait le président du parlement de Rouen, Émeric Bigot, sieur de Tibermesnil, mort cependant sans lui avoir apporté de réponse. Aucun écrit n’en étaie l’histoire, celle-ci reposant uniquement sur une tradition orale. L’historien de la France rejoint ici le juriste pour constater la persistance d’un particularisme normand cependant compatible avec l’esprit de la nation.

Surgi dans la violence de l’histoire, le peuple normand, aussitôt assimilé, prend sa place dans les Recherches comme l’un des membres de la nation, à laquelle il apporte sa contribution dans des domaines aussi divers que le droit, la langue, les institutions et les coutumes. Changeant de nature aussi vite que de nom, cet intrus assimilé est un excellent matériau pour forger le mythe d’une France qui se définit moins par sa permanence que par des mutations et confluences [47] telles que « la venuë des nations estrangeres aux Gaules ». Qui consulte la « Table des Matieres plus remarquables contenues es Recherches de la France [48] » n’y lira, à l’exception de Jeanne d’Arc, aucune appréciation négative sur ces sauvages subitement domestiqués.

La construction du mythe historique de la France, s’intéressant aux fondations (institutionnelles et linguistiques) de la nation, fait bon marché de l’histoire factuelle. Un ami et exact contemporain de Pasquier, Claude Fauchet, doit au contraire la retracer avec la scrupuleuse linéarité de l’annaliste en suivant « les grandes victoires, et sage gouvernement de ses Rois : la longue et incomparable continuation de leur Monarchie… ». Claude Fauchet ne pourra taire, jusqu’au bout de ses « Annales ou plustost Antiquitez [49] » c’est-à-dire, au-delà de 911, jusqu’à l’approche de l’an Mil, les conflits qui opposent les « Français [50] » aux « Normans (ordinaire fleau de la France) [51] ». La méthode analytique qui préside au projet national de Pasquier autorise, elle, la sélection des faits et l’omission de beaucoup d’entre eux [52], propices à un regard empreint d’une bienveillance nuancée. L’aplanissement de la perspective historique et la concentration chronologique propres à l’analyse favorisent une mise en scène verbale de l’irruption des envahisseurs et de leur acclimatation, qui permettra quelques siècles plus tard de célébrer le traité

qui fit du chef normand, Rollon, le détenteur légitime d’une province arrachée par la guerre à la patrie et redevenue par la paix membre de la France féodale. Ce traité qui, tout en consacrant la conquête et en respectant l’autonomie acquise aux conquérants, les conquérait à leur tour en les plaçant dans l’hégémonie nationale, ne pouvait laisser que des souvenirs glorieux, amicaux et réconfortants [53].

Notes

[1Les Recherches de la France, éd. ss la dir. de M.-M. Fragonard et F. Roudaut, Paris, Champion, 1996, p. 252.

[2Sur le caractère novateur des Recherches, voir George Huppert, L’Idée de l’histoire parfaite [1970], Paris, Flammarion, 1973, p. 36-38.

[3Titre de II, 2, éd. cit., p. 38.

[4Sur les lecteurs de Pasquier, voir George Huppert, op. cit., p. 36 ; d’autre part le rôle de l’histoire dans la formation de cette identité a été bien étudié par Myriam Yardeni dans Enquêtes sur l’identité de la nation France de la Renaissance aux Lumières, Seyssel (01), Champ Vallon, 2005 (en particulier dans le chapitre 2).

[5I, 12, p. 308. Les éditeurs indiquent que Pasquier se réfère au livre III de la Geographia de Raffaele Maffei da Volterra (1455-1522), dit Volaterranus.

[6Selon les termes mêmes de Pasquier, éd. cit., p. 252.

[7Description du pays et duché de Normendie, appellée anciennement Neustrie, de son origine et des limites d’iceluy. Extrait de la Cronique de Normendie, non encores imprimée, faicte par feu maistre Jean Nagerel, chanoyne et archediacre de Nostre Dame de Rouen, Rouen, Martin Le Mesgissier, 1578 ; plusieurs fois réimprimée jusqu’en 1610.

[8Les Recherches et antiquitez de la province de Neustrie, à présent duché de Normandie, comme des villes remarquables d’icelle, mais plus spécialement de la ville et université de Caen, Caen, J. Le Fèvre, 1588. Son édition et son étude ont été réalisées par Jean Timotéi dans sa thèse intitulée Chorographie urbaine, politique et théologie à Caen au XVIe siècle : l’exemple de Charles de Bourgueville. Étude suivie d’une édition commentée des Recherches et Antiquitez de Normandie, 1588 (Montpellier III, 2001).

[9I, 12, p. 307.

[10VIII, 2, p. 1512.

[11I, 12, p. 307.

[12Sur la dimension philologique des Recherches de la France, voir George Huppert, op. cit., p. 38 et 44-45.

[13Voir Karl Ferdinand Werner, « Faire revivre le souvenir d’un pays oublié : la Neustrie », en introduction à La Neustrie. Les pays au nord de la Loire de 650 à 850, éd. Hartmut Atsma, Jan Thorbeke Verlag, Sigmaringen, t. I, p. xiii-xxvi, en particulier xviii-xix (merci à Jacques Le Maho de nous l’avoir fait connaître).

[14I, 12, p. 308.

[15I, 12, p. 310.

[16Voir Claude-Gilbert Dubois, « Les lignes générales de l’historiographie au XVIe siècle », in L’Histoire et les historiens au XVIe siècle. Actes du VIIIe colloque du Puy-en-Velay, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2001, p. 13-25 (ici, p. 15 et 22).

[17Voir George Huppert, op. cit., p. 34.

[18I, 12, p. 306.

[19I, 12, p. 307.

[20I, 12, p. 308.

[21I, 12, p. 307.

[22I, 12, p. 310.

[23Polydori Virgilii Urbinatis Anglicae Historiae libri vigintiseptem, Bâle, Simon Grynaeus, 1534 (nous citons l’éd. de Bâle, M. Isingrinius, 1557, début du livre IX, p. 151).

[24II, 18, p. 501.

[25I, 12, p. 311.

[26I, 12, p. 310-311.

[27I, 12, p. 311.

[28I, 12, p. 312.

[29I, 12, p. 313.

[30VI, 3, p. 1139.

[31Livre VI, chapitres 4 et 5. Voir mon étude « La crise du mythe johannique entre 1570 et 1580 (É. Pasquier, F. de Belleforest, A. Thevet et quelques autres) », Images de Jeanne d’Arc, Actes du Colloque international de Rouen, mai 1999, PUF, 2000, p. 143-150.

[32VI, 5, p. 1164.

[33VI, 24, p. 1270-1271.

[34VIII, 1, p. 1497.

[35VIII, 36, p. 1611.

[36VIII, 48, p. 1656.

[37VIII, 50, p. 1662.

[38VIII, 42, p. 1636.

[39VII, 5, p. 1399-1404 ; cf. Du Bellay : « …puis me laisse toutes ces vieilles poësies Francoyses aux Jeuz Floraux de Thoulouze et au Puy de Rouan : comme rondeaux, ballades, vyrelaiz, chantz royaulx, chansons, et autres telles episseries, qui corrumpent le goust de nostre langue, et ne servent si non à porter temoingnaige de notre ignorance. », Défense et Illustration de la langue française, éd. Chamard, Paris [1948], STFM, 1997, II, 4, p. 108-109. Bien entendu cette différence s’explique par des motivations contextuelles.

[40IV, 32, p. 991.

[41IV, 1, p. 878.

[42II, 4, p. 366.

[43IX, 7, p. 1738 ; 22, p. 1803 et 24, p. 1806.

[44IX, 42, p. 1944-1956.

[45IX, 42, p. 1944.

[46Sur cette affaire, voir Pierre de Vaissière, Une famille, les d’Alègre, Paris, Émile-Paul Frères, p. 243 sq, et sur le privilège, Amable Floquet, Histoire du privilège de Saint Romain, Rouen, Le Grand, 1833, et Suzanne Dufayel, Histoire du privilège de Saint-Romain, Rouen, 1936. Le privilège de saint Romain permettait au chapitre de la cathédrale de Rouen de gracier chaque année un condamné à mort le jour de l’Ascension. Sans cesse contesté par les rois de France, il a été exercé pour la dernière fois en 1790.

[47Voir George Huppert, op. cit., p. 69-70.

[48Éd. cit., p. 192.

[49Claude Fauchet, Les Antiquitez gauloises et francoyses, in Œuvres, Paris, Jean de Hequeville, 1610, Avant-propos f° 1 et 2.

[50Id., Livre XII, chap. 17, f° 466 v° : « …le Comte Thiebault de Chartres assiegea Roüan, dont il fut repoussé par le Duc, assisté des Danois et Normans infidelles, que Harald Roy de Dannemarck luy envoya… ».

[51Id., X, 15, f° 392.

[52Voir sur ce point l’introduction à notre édition de référence, p. 12.

[53Louis Passy, La Société historique du Vexin et le millénaire normand, Pontoise, Bureaux de la Société historique, 1911, p. 3.


Pour citer l'article:

Jean-Claude ARNOULD, « La recherche de la Normandie dans les Recherches de la France d’Étienne Pasquier » in La Fabrique de la Normandie, Actes du colloque international organisé à l’Université de Rouen en décembre 2011, publiés par Michèle Guéret-Laferté et Nicolas Lenoir (CÉRÉdI).
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 5, 2013.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?la-recherche-de-la-normandie-dans.html

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