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Jouda Sellami

GEMAS, Université de la Manouba

La rencontre amoureuse dans le Siège de Barbastre ou le bouleversement d’une destinée

L’auteur

Jouda Sellami, maître-assistante à la Faculté des lettres de la Manouba (Tunis), est spécialiste de la littérature épique médiévale. Sa thèse de doctorat, soutenue en 2007, s’intitule « Espace naturel, espace urbain, espace sacré : écriture et perception de l’espace oriental dans le texte épique aux XIIe et XIIIe siècles (dans Le Siège de Barbastre, La Prise de Cordres et de Sebille, La Chanson d’Antioche et La Chanson de Jérusalem) ». Actuellement, elle étend son champ de recherche à l’ensemble des chansons de geste des deux cycles épiques de la croisade.


Texte complet


Le Siège de Barbastre [1] est, dès son exorde, contaminé par le thème romanesque de l’amour courtois [2] :

Ci commence chançon de bien enluminee,
D’amours et de batailles est moult bien aornee,
De grant chevalerie, s’ele vos est contee. (v. 42-44)

Le prologue devient ainsi le miroir de l’évolution de l’écriture épique vers le romanesque. Il met sur un pied d’égalité le thème guerrier et le thème amoureux, ce qui laisse prévoir l’irruption de moments et d’espaces nouveaux, propices à l’éclosion du sentiment amoureux, qui viennent se greffer sur les interminables sièges et batailles.

Trois épisodes, certes relativement brefs mais tout à fait étrangers à l’univers épique, relatent une rencontre amoureuse dans un verger ou dans une tente. La première [3] se déroule entre le fils de l’amirant, Libanor de Turnie et Malatrie, la jeune princesse sarrasine qui lui est promise. La deuxième [4] rencontre est cette fois un rendez-vous amoureux organisé par la même Malatrie où sont conviés le chevalier chrétien Girart et quatre de ses compagnons, la Sarrasine promet une amie à chacun des invités. La troisième [5] rencontre, qui correspond à un deuxième rendez-vous considéré par C. Cazanave comme une « version abrégée » [6] du premier, est organisé par une autre Sarrasine, Almarinde, qui invite le frère de Girart, Guibert, et deux de ses compagnons en garantissant, comme Malatrie, une jeune fille à chacun. Ces trois rencontres marquent clairement une rupture dans le rythme effréné des sièges et batailles dans le Siège de Barbastre, mais cette rupture n’est pas abrupte, elle est au contraire à chaque fois finement amenée par une stratégie narrative très intelligente. Le moment de la rencontre présente une halte bien venue étant donné l’intrigue bien compliquée de la chanson. Mais à l’issue de chaque rencontre qui débouche systématiquement sur un combat, la vie de la jeune Sarrasine bascule. Les trois scènes de rencontre amoureuse se détachent [7] du fond tumultueux de la lutte entre les Sarrasins et les chrétiens, faisant ainsi évoluer la mentalité épique. Il est intéressant de voir comment cette évolution s’opère.

Je vais d’abord examiner la préparation de ce moment crucial, ensuite essayer d’analyser ce moment et enfin voir ses répercussions à la fois sur les personnages et sur le style épique.

I. La préparation à la rencontre

L’intrigue dans laquelle s’intègre la princesse sarrasine dans l’épopée est stéréotypée. En affirmant qu’elle est « à peu près identique dans tous les textes », Micheline de Combarieu du Grès la résume en ces termes :

Le chevalier chrétien est prisonnier du père de la jeune fille : c’est là l’occasion de la première rencontre des jeunes gens. Elle aide le chevalier à s’enfuir, parfois contre une promesse de mariage, part avec lui et se convertit sans difficulté afin de pouvoir l’épouser. [8]

Le Siège de Barbastre appartient à un type de chanson de geste, connu depuis la Prise d’Orange, où est relaté un récit à la fois de captivité et de siège. Mais si dans deux autres chansons du même cycle de Narbonne, aux intrigues similaires à celle du Siège, la Prise de Cordres et de Sebille et Guibert d’Andrenas [9], la sarrasine intervient de la sorte, il en est autrement dans le Siège. Dans la Prise de Cordres, la jeune Sarrasine Nubie libère les Narbonnais emprisonnés par son père à Cordoue, dont Bertrand qu’elle finira par épouser. Dans Guibert d’Andrenas, la jeune Aguaieté délivre Aymeri de Narbonne [10] de la prison de son père, mais elle lui fait promettre d’accepter de la marier à son fils Guibert. L’intrigue du Siège de Barbastre se prête également bien à une telle intervention de la Sarrasine. En effet, dès le début de la chanson, Beuves (frère de Guillaume d’Orange) et ses deux fils, Gui et Girart, sont faits prisonniers par les Sarrasins et emmenés à Barbastre (en Aragon). Cependant, l’émir, père de Malatrie, se trouve au siège de Narbonne et Malatrie est à Cordoue. Mais le poète choisit de ne pas faire intervenir la Sarrasine, les Narbonnais sont en effet libérés par le neveu de l’émir, Clarion de Valdoine, et rendus maîtres de Barbastre où ils seront eux-mêmes assiégés par l’armée sarrasine. C’est dans le cadre de ce siège que se déroulent les rencontres amoureuses.

Malatrie et Almarinde tombent amoureuses d’un chevalier chrétien suivant le même schéma stéréotypé. Il s’agit en quelque sorte du motif courtois de l’amour de loin inversé. Si dans la Prise d’Orange, Guillaume s’éprend de la belle Orable juste pour avoir entendu parler de sa beauté, dans le Siège, ce motif courtois est inversé car c’est la jeune Sarrasine qui rêve du héros quand elle entend vanter son courage et ses exploits. Malatrie et Almarinde mesurent la bravoure des chevaliers chrétiens par les récits qu’en font les Sarrasins tout juste sortis d’une défaite cuisante infligée par les héros en question. Aucun sentiment de pitié sur le sort des siens n’anime la Sarrasine à l’issue de ces récits mais c’est plutôt le plaisir tout particulier du premier émoi amoureux qui naît. Malatrie ne se lasse pas d’écouter les exploits des Français, lorsqu’un messager sarrasin évoque les prouesses de Girart, elle l’encourage à lui en dire davantage. Ce messager prononcera son discours le long de deux laisses similaires (LX-LXI) ; la répétition fait certes partie du style épique mais elle semble ici motivée par la soif de la jeune fille d’entendre parler de son héros. La fin de ce discours souligne la naissance de l’amour :

Quant l’entent Malatrie, a poi n’en est desvee,
Car l’amour de Gyrart list ou cuer entree.
Desus un lit s’acoute durement trespenssee
Des nouveles oÿes. (v. 1659-1662)

Almarinde se montre également curieuse du comportement des Français ; Corsolt de Tabarie la renseigne en mettant en avant les qualités des Narbonnais.

La rencontre entre Libanor et Malatrie est la première étape de la stratégie de Malatrie pour conquérir Girart. La Sarrasine prépare soigneusement cette rencontre : elle demande que sa tente soit montée tout près de la zone ennemie, à proximité d’un verger, mais quand son père s’inquiète d’éventuels dangers elle propose perfidement que Libanor vienne s’installer à côté d’elle pour la protéger :

– Sire, dist la pucele, le pont voudrai passer.
A ce bruillet ramé ferai mon tref porter
El rui de la fontaine qui luist et bel et cler,
De la ierent nos dames por lor cors deporter.
[…]
– Sire, dist la pucele, ne vous estuet douter,
Libanor de Turnie me bailliés a garder
Ja dois estre sieue, vous m’i volés donner,
Lez moi viegne logier sans point de demorer,
A tant prés de ma tente comme un arc puet jeter ;
S’aucuns François s’en ist, si viegne a l’encontrer. (v. 1873- 1976, 1880-1885)

Elle ira elle-même chercher Libanor dans sa tente pour lui proposer hypocritement de sortir avec elle « pour veoir la cité et le palés plenier / que François ont saisie, li cuivert losengier. », en espérant bien sûr apercevoir Girart. Almarinde n’a pas recours à un tel stratagème ; sans avoir à se justifier auprès de l’amirant, elle choisit l’emplacement de sa tente qui lui offre également un bon point de vue pour admirer les exploits des chrétiens, comme elle l’explique à ses compagnes : « La jouste des François souvent regarderon » (v. 6166).

Elles abandonnent alors sans hésiter leur religion et profitent immédiatement de l’aide divine. Malatrie prie Dieu de lui envoyer un messager de confiance, sa prière est exaucée, elle est annoncée par le jongleur en ces termes : « Oez con bon conseill Jhesus li a donné ! ». Almarinde pour sa part annonce : « Se tant puis esploitier qu’il m’eüssent saisie, / Tost avroie Mahom et ma loy deguerpie » (v. 6119-6120) ; elle bénéficie en outre d’un songe prémonitoire qui prédit l’aventure amoureuse entre les païennes et les chevaliers (v. 6126-6139).

C’est ce songe, que sa nièce Eufanie interprète et considère comme prémonitoire, qui suffira à la décider à organiser le rendez-vous avec les chrétiens. Ce songe représente un lion et deux monstres blancs qui traversent la rivière et parviennent à la tente des jeunes filles qu’ils emportent. Le lion désarçonne le roi Fabur qui essaie de les récupérer. Eufanie est sûre de son interprétation :

Li lions c’est Guibert qui porte le dragon,
Et li uns dez .II. monstres estoit li fils Buevon,
Et li tiers est Gyrars, que de fi le set on.
Il nous emporteront toutes trois a bandon. (v. 6153bis-6165)

Comme Malatrie, Almarinde envoie un messager, déjà acquis à sa cause, en ambassade amoureuse à Barbastre pour transmettre son invitation. C’est l’occasion pour le jongleur d’interpeller de nouveau son auditoire pour annoncer le « donoi » et la bataille qui s’ensuit – décidément, quand l’amour est là, les combats ne sont jamais bien loin :

Or conmence chançon, s’il est qui le vous die,
Car Guibers passa l’aigue, quant la nuis fu serie,
Gyrars et Guielins, ou prouesce s’afie,
Mes cils dosnois lor dut torner a grant folie,
Et a ceuls du linage. (v. 6145-6149)

Ainsi, pour maintenir son public en haleine, le poète annonce une intrigue amoureuse tout aussi attrayante – sinon plus – que l’intrigue guerrière.

II. La rencontre amoureuse

Le cadre spatial de la rencontre reste conventionnel : il s’agit d’un verger qui est introduit dans le récit épique, créant ainsi un fort contraste avec le cadre guerrier habituel. Nous pouvons supposer qu’il est invoqué pour tempérer la rigueur du récit de batailles et pour créer un ou plusieurs points de halte – certes très courts – dans un récit en perpétuel mouvement.

On trouve le thème du verger comme lieu de rencontre amoureuse dans la Bible. Le jardin du Cantique des cantiques est à la fois l’image de la bien-aimée, « jardin bien clos, source scellée » et le lieu de la rencontre : « Mon bien-aimé est descendu à son jardin aux parterres embaumés » (Cantique des cantiques, V, 12 et VI,2). Lieu à la fois agréable (locus amoenus) et mal protégé, le verger de la rencontre entre Malatrie et Libanor est évoqué d’une manière très laconique.

Aucun détail précis n’étant donné sur lui, on peut rassembler des notations éparses dans la laisse LXX, mais il n’est jamais décrit pour lui-même, son évocation est toujours liée à un autre dessein. La laisse s’ouvre sur une première allusion au verger [11] qui contribue à situer la tente de Malatrie dans un cadre naturel ; y sont associés un olivier, arbre à la fois méditerranéen et épique, et une fontaine, composante principale du verger. La Sarrasine ne s’y installe avec Libanor que pour se rapprocher davantage de la cité assiégée, elle prétend d’ailleurs vouloir s’installer dans le verger, qui se trouve au-delà de la rivière, parce qu’il offre un endroit stratégique d’où elle peut regarder le palais de Barbastre [12]. Dès qu’ils s’installent sous l’olivier « de joustes et d’amors parolent li plus fier » [13]. Mais aucune réaction de la part des deux personnages à la beauté du paysage.

Malatrie proposera le même type de cadre agréable et surtout propice aux effusions amoureuses à Girart et ses compagnons comme le point d’un rendez-vous galant où « chascuns avra s’amie en ce vergier planté » (v. 2580).

Ce verger n’est pas le même que celui de la rencontre entre Libanor et Malatrie, il est situé à côté de la tente de Malatrie [14]. Seules trois précisions le concernant sont données : la première le situe « La jus en cel vergier joste le brueill ramez » (v. 2776), la deuxième le qualifie avec une formule bien banale au vers 2786 : « el vergié verdoiant » et le vers 2792 mentionne le pin sous lequel s’assoient Girart et Malatrie. Comme l’olivier, le pin est l’arbre épique, symbole d’éternité ; joint à l’herbe verte du vers 2782, il présente un des éléments classiques du locus amœnus. On est en présence d’un paysage livré par touches donnant lieu à une stratégie quasi impressionniste qui l’emporte sur la stratégie paysagère. Le pin, la fontaine ou l’herbe verte (v. 2782) ont des contours tellement vagues qu’ils ne peuvent pas renvoyer à un lieu précis, ils acquièrent une valeur symbolique. L’auditeur se représente un paysage aux contours flous, qui se veut idéal. Il a la connaissance d’un certain nombre d’éléments naturels qui ne vont jamais jusqu’à s’intégrer en paysage car leur valeur est plus symbolique que topographique. Le cadre choisi pour le deuxième « donoi » est l’espace plus intime de la tente des jeunes filles ; sans doute le verger sans clôture du premier rendez-vous constituait-il un espace à la fois moins intime et plus dangereux pour les amoureux.

Ainsi, un cadre épique conventionnel est choisi pour les trois rencontres ; par contre le choix du moment de la rencontre est significatif. Celle de Libanor et Malatrie se déroule à l’aube. D’une part parce que le couple ne craint pas les regards indiscrets et d’autre part pour favoriser l’intervention de Girart. Le réveil du chevalier est situé dans le cadre d’une reverdie qui aboutira naturellement à la découverte du couple et qui incitera Girart à effectuer une sortie.

En revanche, les « donois » se passent la nuit. Pour le premier « donoi », les chevaliers parviennent au camp sarrasin alors que la nuit est avancée. Une tension relative à la durée de l’entrevue est palpable autant de la part du poète – « Tant delaie Gyrars, prés fu de l’ajornant » (v. 2814) – que de la part de Girart qui reprochera à Malatrie de l’avoir retenu (v. 2857). Le deuxième « donoi » sera plus long : les chevaliers arrivent dès la nuit tombée et ne quittent les jeunes filles qu’à l’aube (v. 6222, v. 6241, 6287).

Au cours du premier « donoi », c’est Malatrie qui a le dessus, c’est décidément elle qui commande. Dès qu’elle voit Girart, elle se précipite vers lui et elle le prend dans ses bras (v. 2754-2756). Le chevalier perd ses moyens devant la jeune femme entreprenante et déterminée, il est complètement soumis : « si com vous commandez » (v. 2780), « …tout a vostre commant. / Conmander me poez comme a vostre serjant. » (2806-2807). Dans le deuxième « donoi » ce sont également les jeunes filles qui prennent l’initiative. Dans les deux « donois » apparaît une passion partagée manifeste qui s’exprime à travers d’intenses échanges de gestes de tendresse amoureuse :

Main a main sont entré el vergier verdoiant,
Et li autre baron ne se vont atargant,
Ainz prent chascuns la seue par la main en estant.
Par le vergier s’en vont trestout esbanoiant,
Deuz et deuz vont ensemble grant joie demenant.
Gyrars et Malatrie sont d’une part tornant,
Souz un pin sont assis, forment se vont baisant.
[…]
Et Gyrars l’embraça par les flans maintenant.
Plus de .XX. fois le baise, trestout en .I. tenant,
El menton en la face qu’ele avoit bel et gent.
Pour ce qu’elle ert paienne va la bouche eschivant. (v. 2786-2794, v. 2810-2813)
 
Lez bras li mist au col, vers li le fet cliner,
Adont reconmencierent lor amors a moustrer.
Ensi se deporterent tant qu’il dut ajorner. (v. 6239-6241)

La rencontre est dans les trois cas relativement brève [15] si on la compare aux longues batailles qui s’ensuivent. Il s’agit d’une halte, d’un temps suspendu qui ne se prolonge pas, et ce pour une première raison très simple : le vocabulaire épique n’est pas adapté à ce genre de situation ; il n’a pas les moyens d’évoquer l’état d’esprit et le comportement de deux amoureux, l’épopée est un genre peu enclin aux épanchements du cœur. La deuxième raison est sans doute la primauté donnée malgré tout aux combats. Le rendez-vous amoureux est un moment décisif dans la vie de la jeune fille mais c’est aussi un prélude à l’action guerrière.

III. Les conséquences

L’enlèvement de la jeune sarrasine consentante par le chevalier chrétien est l’issue logique de la rencontre amoureuse mais pour cela, l’amour ne suffit pas, il faut passer par le combat pour y arriver.

Dans les trois rencontres, le combat semble être programmé. Le poète souligne avec insistance que tous les chevaliers qui y participent sont armés. Lorsque Malatrie demande à Libanor de l’accompagner au verger, celui-ci la prie de lui laisser le temps de s’armer (v. 1960) ; en outre, le poète décrit son armement et son cheval (v. 1968-1975). Pendant le premier « donoi », Malatrie demande à Girart d’ôter son heaume (v. 2804-2805) ; dans le deuxième, les chevaliers armés enlèvent leurs heaumes avant de s’asseoir :

Li troi conte s’acoutent quoiement pour esrer,
N’i oublierent pas lor cors a adouber. (v. 6220-6221)
 
Lor elmes ont ostés pour le chief descombrer. (v. 6234)

Si dans le cadre du deuxième rendez-vous la bataille n’est pas prévue, dans le premier, elle est redoutée, ce qui amène Guielin, accompagné de cent chevaliers, à suivre Girart au camp sarrasin et à monter la garde dans un petit bois non loin du lieu du rendez-vous. En revanche, l’affrontement est fortement souhaité avant et pendant la sortie de Malatrie et Libanor, à la fois par l’une et par l’autre. Malatrie souhaite secrètement une confrontation entre Libanor et Girart et Libanor espère une joute contre un chevalier ennemi. Cet objectif étant fixé, tous les deux le formulent à maintes reprises [16].

Cette joute tant attendue a lieu, elle tourne en faveur de Girart qui repart vers Barbastre, emmenant avec lui Malatrie. Mais, l’alerte étant donnée dans le camp sarrasin, Corsolt de Tabarie court venger Libanor, Girart et Malatrie se trouvent séparés par des milliers de Sarrasins [17]. Le chevalier chrétien perd Malatrie, d’où la nécessité du premier rendez-vous amoureux que la jeune fille met au point afin de rejoindre Barbastre [18]. Le deuxième rendez-vous permet également à Almarinde et ses compagnes de rejoindre Barbastre à la suite d’un long combat mené sous leurs yeux.

Ainsi, à chaque rendez-vous amoureux avec les chrétiens, la vie des jeunes filles bascule. La rencontre amoureuse assure leur passage du camp sarrasin vers le camp chrétien et donc leur conversion et leur mariage – annoncé – avec le chevalier chrétien. Le transfert d’un espace à un autre est marqué également par l’évolution des sentiments de Malatrie qui passe de l’« amour de loin » d’avant le rendez-vous à une passion démesurée pendant la rencontre, puis à une intégration naturelle dans le camp chrétien une fois parvenue à Barbastre. Mais les chevaliers chrétiens ont-ils mérité les sacrifices consentis par les jeunes filles ?

Ni Girart, ni Guibert ne se comportent en amants courtois. Ils paraissent timorés avant le rendez-vous, car ils émettent avec insistance des doutes sur la sincérité des messagers des jeunes filles et redoutent un piège [19]. De plus, ils se montrent extrêmement maladroits après, puisque tous les deux ont l’intention d’abandonner leurs compagnes à l’issue de la rencontre, celles-ci ne manquent pas de leur adresser de vifs reproches. Le manque de courtoisie des deux chevaliers leur sera également reproché respectivement par Beuves et par Aymeri. Le premier accuse son fils de lâcheté pour ne pas avoir farouchement combattu pour récupérer Malatrie (v. 2452-2455). Aymeri, pour sa part, fait remarquer à Guibert qu’il n’a accompli aucune prouesse pour mériter la Sarrasine :

Sire orgueilleus, dist il, ce fu moult grant folie
Qu’entre gent sarrazine quesistes druerie ;
Ne envers la pucele ne l’aviez deservie,
Enquor, pour soie amor, n’avez lance brisie. (v. 6490-6493)

Guielin parle au nom du même « principe courtois de l’amour inspirateur de prouesse » [20] quand il conseille à Girart d’accepter le rendez-vous proposé par Malatrie, mais son conseil n’est pas tout à fait désintéressé :

Homs qui aime pucele si se doit moult proisier
Pour mettre en aventure son cors et son destrier,
Et pour fille de roy se doit on fere fier.
Assez tost .I. royaume y puet on gaaignier. (v. 2679-2682)

Quoi qu’il en soit, Beuves, Aymeri et Guielin réagissent ici en théoriciens, mais le seul personnage courtois qu’on voit vraiment à l’œuvre est paradoxalement l’émir sarrasin Libanor. Dès sa première rencontre avec Malatrie il affirme à plusieurs reprises sa volonté de s’acquitter du « service d’amour » – la joute contre le premier chrétien qui sort de Barbastre – pour mériter sa belle princesse, bien qu’il n’y soit pas obligé, Malatrie lui étant promise par son père :

– Bele, dist Libanor, neant n’i vaut celer.
Moult s’en deveroit bien chevaliers esprouver,
Et metre en aventure de la teste coper,
Qui en la vostre amour se porroit afier.
– Sire, dist la pucele, ne veull plus demander,
Mes que devant la ville en ailliez ja jouster.
– Bele, ce dist li bers, ce iert sans demorer. (v. 1860-1866)

Libanor n’hésite pas à affronter Girart contre la promesse d’un baiser de Malatrie s’il tue son adversaire pendant la joute [21].

Conclusion

La rencontre amoureuse ne s’inscrit pas dans la dynamique épique bien qu’elle ait une action significative sur le sort de la jeune Sarrasine. En effet, rapidement la bataille la supplante.

Les trois rencontres sont cependant révélatrices, à des degrés divers, du nouvel état d’esprit qui gagne l’épopée. La prouesse guerrière ne suffit plus au chevalier, qui doit désormais avoir de l’expérience dans le domaine amoureux. L’enlèvement de la Sarrasine ajoute au prestige du chevalier, il est mis au même niveau que la capture d’un ennemi [22]. L’univers épique devient un univers où les ambassades amoureuses côtoient les ambassades guerrières et où les campagnes de cœur sont parallèles aux campagnes militaires.

Ainsi, le monde sarrasin est certes menacé par un monde chrétien solidaire mais il est aussi gangrené de l’intérieur par les alliés des chrétiens et par l’amour. Le manichéisme d’une Chanson de Roland où « païen unt tort e chrestïen unt dreit » (v. 1015) [23] est tempéré, car avant même d’adhérer aux valeurs chrétiennes – et peut-être parce qu’ils vont passer à ces valeurs – certains Sarrasins se montrent bien supérieurs aux chrétiens par leurs qualités dans le domaine guerrier et dans le domaine courtois.

Notes

[1Pour toutes les références au Siège de Barbastre nous renvoyons à l’édition de B. Guidot, Champion, 2000.

[2Tout comme le prologue de la Prise d’Orange (éd. Cl. Régnier, d’après la rédaction AB, Paris, Klincksieck, 1972), par exemple, où la prise combinée de la cité et de la femme semble représenter dès le départ l’objectif ultime de la chanson, même si notre chanson n’est pas aussi explicite : « Plest vos oïr chançon de bone geste : / Si comme Orenge brisa le cuens Guillelmes ? / Prist a moillier dame Orable la saige » (v. 32-34).

[3V. 1987-1996.

[4V. 2784-2814.

[5V. 6229-6241.

[6Du Siège de Brabastre à Beuvon de Conmarchis. Une avancée dans le Cycle de Guillaume d’Orange, Aix-en-Provence, Thèse de Doctorat Nouveau Régime, 2 tomes, 1991, p. 487.

[7Comme ces scènes de « donoi », représentées sur l’un des pans de la tente de Malatrie, qui préfigurent les rendez-vous amoureux.

[8« Un personnage épique : la jeune musulmane », dans Mélanges Pierre Jonin, Senefiance n° 7, 1979, p. 191.

[9Guibert d’Andrenas, éd. M. Ott, Paris, Champion, 2004, La Prise de Cordres et de Sebille, éd. O. Densusianu, Paris, Firmin-Didot, 1896.

[10Dans Fierabras, la jeune Floripas délivre les Français et leur révèle son amour pour Gui et son intention de se convertir s’il accepte de l’épouser.

[11V. 1889-1890.

[12V. 1956-1957.

[13V. 1995.

[14V. 2741.

[15Malatrie-Libanor : 9 vers (v. 1987-1995), Malatrie-Girart : 31 vers (v. 2784-2814), Almarinde-Guibert : 15 vers (v. 6229-6241, 6257-6266).

[16Par Malatrie : v. 1860-1871, v. 1918 ; par Libanor : v. 1962-1963, v. 1980-1981.

[17V. 2317-2319.

[18C’est au milieu de la bataille qui suit le rendez-vous amoureux que Malatrie sera transférée à Barbastre (v. 3167-3172).

[19V. 2700, v. 6217.

[20A. Micha, « Le Siège de Barbastre, structure et technique », Tra Li Li, VI, 2, 1968, p. 45.

[21V. 2083-2089.

[22Après avoir énuméré les noms des Aymerides, Corsolt de Tabarie prévient Almarinde que si ceux qui ont pris Libanor et Malatrie s’emparent d’elle, elle ne pourra pas y échapper (v. 6112-6116).

[23La Chanson de Roland, éditée par J. Dufournet, Paris, GF Flammarion, 1993.


Pour citer l'article:

Jouda Sellami, « La rencontre amoureuse dans le Siège de Barbastre ou le bouleversement d’une destinée » in L’Instant fatal, Actes du colloque international organisé par le CÉRÉdI et le GEMAS (Université de la Manouba, Tunis), les jeudi 13 et vendredi 14 décembre 2007, édités par Jean-Claude Arnould.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 3, 2009.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?la-rencontre-amoureuse-dans-le.html

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