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Marc MARTINEZ

Université de Rouen - ERIAC

Shakespeare, le texte et le comédien : jeu tragique et jeu comique sur la scène anglaise du milieu du XVIIIe siècle


Texte complet


Dans le dernier tiers du XVIIe siècle anglais, les écrits sur le théâtre témoignent de l’influence croissante des doctes français et reprennent à leur compte les impératifs de la dramaturgie classique : l’analyse des pièces et l’évaluation du répertoire s’appuient dès lors sur une esthétique ségrégationniste qui procède à une discrimination générique et opère une distinction très nette entre le tragique et le comique. Toutefois, en Angleterre, cette prescription formelle renferme un double paradoxe. D’une part, ce désir de régulation importé d’outre-manche apparaît au moment où le pays tente de se doter d’une scène nationale. D’autre part, l’historiographie théâtrale qui s’emploie à mener à bien ce projet se tourne avec nostalgie vers le théâtre élisabéthain et célèbre l’originalité et la supériorité du canon shakespearien alors même que cette œuvre contrevient au principe de l’unité de ton. Le discours théorique se trouve dès lors tiraillé entre un désir d’affirmation identitaire et un souci de régulation dramaturgique et d’épuration des formes, étranger à son passé théâtral. C’est à partir de cette période que s’élabore le mythe de Shakespeare, ce que George Bernard Shaw a désigné sous le terme de « bardolâtrie [1] ». Malgré l’engouement inconditionnel que connaît l’auteur entre 1660 et 1760, une certaine critique dogmatique s’accommode difficilement de cette esthétique composite. Dès lors, le travail d’adaptation textuelle entrepris par des hommes de théâtre vise à brider une écriture qui transgresse les bornes génériques. Toutefois, dès les années 1730, la représentation scénique est portée par une nouvelle génération d’acteurs qui replace l’esprit du texte au cœur de la pratique théâtrale et parvient à concilier les techniques de jeu tragiques et comiques. Au milieu du XVIIIe siècle, l’alliage du comique et du tragique, qui constitue l’essence même de la dramaturgie shakespearienne, cristallise les tensions entre discours critique, écriture dramatique, représentation scénique et goût du public.

Le discours théorique, qui consacre l’essentiel de son activité à l’analyse du théâtre de Shakespeare, rejette dans un premier temps l’hybridité générique, puis s’en accommode progressivement pour finalement la revendiquer. À la fin du XVIIe siècle, la critique théâtrale impute cette discordance à l’archaïsme et la rusticité grossière d’un âge reculé. Le jugement le plus sévère est formulé par Thomas Rymer, grand zélateur du théâtre régulier dans A Short View of Tragedy en 1693 : il y défend le maintien de l’unité de ton et déplore ce qu’il considère comme un défaut dans l’œuvre du dramaturge élisabéthain, héritier direct d’un théâtre médiéval et donc barbare :

These Carpenters and Coblers [les auteurs de cycles dramatiques du Moyen-âge] were the guides he followed-And it is no wonder that we find so much farce and Apocryphal Matter in his Tragedies. Thereby un-hallowing the Theatre, profaning the name of Tragedy ; and instead of representing Men and Manners, turning all Morality, good sense, and humanity into mockery and derision [2].
Ces charpentiers, ces cordonniers [les auteurs de cycles dramatiques du Moyen-âge] sont les guides qu’il suivit. Il n’est donc pas étonnant de trouver tant de farce et de matière apocryphe dans ses tragédies. Dès lors, il désacralise le théâtre, bafoue le nom de la tragédie et au lieu de représenter les hommes et leurs mœurs, il fait de la moralité, du bon sens et de l’humanité des objets de moquerie et de dérision.

Ainsi, selon Rymer, la présence de la farce qui ridiculise la visée morale de toute œuvre dramatique, dénature la tragédie et tourne en ridicule l’humanité toute entière. Même les plus ardents défenseurs du théâtre shakespearien, à savoir ses premiers éditeurs au début du XVIIIe siècle, ont du mal à accepter ce qui constitue une infraction à l’unité de ton prônée par la doxa néoclassique. En 1725, Alexander Pope compare l’architecture fantasque et hétéroclite des pièces de l’auteur élisabéthain à un édifice gothique :

[…] with all his faults, and with all the irregularity of his Drama, one may look upon his works, in comparison of those that are more finish’d and regular, as upon an ancient majestic piece of Gothick Architecture compar’d with a neat Modern building : the latter is more elegant and glaring, but the former is more strong and solemn. It must be allow’d that in one of these there are materials enough to make many of the other. It has much the greater variety, and much the nobler apartments ; tho’ we are often conducted to them by dark, odd, and uncouth passages. Nor does the whole fail to strike us with greater reverence, tho’ many of the Parts are childish, ill-plac’d, and unequal to its grandeur [3].
[…] malgré les defaults et l’irrégularité de son théâtre, on peut considérer ses œuvres, en comparaison de celles qui sont plus achevées et régulières, comme un specimen antique et majestueux d’architecture gothique par rapport à un édifice moderne plus soigné : le second est plus élégant et éclatant mais le premier est plus robuste et solennel. Il faut bien convenir que dans une seule de ces œuvres il y a suffisamment de matière pour en créer beaucoup d’autres. Elle comporte bien plus de variété et bien plus de nobles appartements ; même si nous devons souvent emprunter des corridors sombres, curieux et insolites pour y accéder. Et de plus l’ensemble ne manque pas de susciter une plus grande révérence même si bon nombre de ses parties sont puériles, mal agencées et inappropriées à sa grandeur.

Cette entorse à la bienséance est encore condamnée en 1736 dans un opuscule anonyme intitulé Some Remarks on the Tragedy of Hamlet. L’auteur y critique l’irruption du comique dans cette tragédie, qu’il considère par ailleurs supérieure aux autres. Selon lui, la disconvenance de ton « rabaisse la majesté et la dignité du genre » et détourne du but premier que doit poursuivre toute représentation tragique, à savoir « accéder à une agréable mélancolie de l’esprit [4] ».

Toutefois, l’embarras qu’éprouvent certains commentateurs cède peu à peu la place à une certaine indulgence à l’égard du mélange des tons auquel ils finissent par souscrire. Dès 1668, les arguments de John Dryden dans son Essay of Dramatic Poesy sont à ce titre exemplaires. Il y fait l’éloge du théâtre espagnol qui, selon lui, mêle avec bonheur le comique et le sérieux. En revanche, il fait le procès du théâtre français, qui, lorsqu’il emprunte à la comedia ses intrigues, s’applique à dissocier les genres et en dénature le propos. Dryden, pour sa part, plaide pour une contigüité du comique et du tragique : « les contraires, lorsqu’ils sont mis en contact, s’intensifient mutuellement. Maintenir trop longtemps le sérieux provoque une tension de l’esprit ; il faut donc le détendre de temps à autre [5]. » Loin de détruire l’impact du processus tragique, cet assemblage de tons en renforce l’effet par le contraste qu’il établit. En contrevenant à l’unité générique recommandée par le discours néoclassique, le théâtre anglais, et partant l’œuvre de Shakespeare, instaure, d’après Dryden, un genre nouveau dans lequel seuls ses compatriotes se sont illustrés, qu’ils ont su mener à la perfection et qu’il désigne sous le terme de tragi-comédie : « nous avons inventé, développé et mené à sa perfection le style d’écriture scénique le plus plaisant qu’aient jamais connu les anciens et modernes des autres nations, à savoir la tragicomédie [6]. » Tout en défendant cette esthétique de l’hybridité, Dryden parvient à hisser Shakespeare au rang de poète national.

De surcroît, les concepts de nature et de naturel, qui sous-tendent le discours esthétique des Lumières, contribuent à réhabiliter ce théâtre. Comme le rappelle l’auteur de l’opuscule de 1736, pourtant hostile au mélange des tons, Shakespeare, malgré les rudesses et les défauts de son œuvre, est le seul à dépeindre les personnages dans leur « variété et singularité [7] ». Dès lors, la critique shakespearienne va s’attacher à montrer que l’hybridité générique, cette oscillation entre comique et tragique, est seule susceptible de rendre compte de la complexité du personnage et des divers mouvements de l’âme. C’est Samuel Johnson qui en 1765 défend avec le plus d’ardeur le mélange des tons dans l’hommage qu’il rend au dramaturge élisabéthain. Johnson rejoint Dryden lorsqu’il affirme que Shakespeare a su inventer un genre spécifique, une forme composite, au croisement de la comédie et de la tragédie. C’est ainsi qu’il qualifie ses pieces :

[…] compositions of a distinct kind […] exhibiting the real state of sublunary nature, which partakes of good and evil, joy and sorrow, mingled with endless variety of proportion and innumerable modes of combination ; and expressing the course of the world [8].
« […] des compositions d’un genre différent […] qui témoignent du véritable état de la nature sublunaire, faite de bien et de mal, de joie et de chagrin, qui se mêlent à des degrés d’une infinie variété et selon d’innombrables modes de combinaisons et qui reflètent le train du monde. »

Selon lui, le métissage des genres loin d’être le signe d’une esthétique grossière et barbare vise au contraire à représenter la nature du monde au plus près, à révéler la coexistence du bien et du mal, de la joie et de la tristesse et à en explorer toutes les variations et les combinaisons possibles. Dès lors, seul ce « théâtre mêlé » (« mingled drama ») permet de figurer la vie. Le discours théorique opère ainsi un renversement radical de la doxa : non seulement l’unité de ton ne constitue plus un critère esthétique mais la condamnation du mélange laisse la place à une célébration du métissage générique. Johnson va encore plus loin que ses prédécesseurs : il voit dans l’assemblage du comique et du tragique une « concaténation inévitable » (« unavoidable concatenation »). Cette intime corrélation que Johnson s’attache à mettre au jour rend compte de l’ardeur que montrent les théoriciens néoclassiques à épurer les genres. En effet leur acharnement à catégoriser et dissocier pour mieux condamner le mélange trahit en vérité le malaise qu’ils éprouvent devant l’inéluctable contamination générique. Johnson souligne ainsi l’inquiétante mais incontestable contigüité du comique et du tragique. Cette troublante proximité des modes n’avait pas échappé aux dramaturges français comme en témoigne cette note de Racine en marge de son exemplaire du Banquet de Platon : « Comédie et tragédie est du même genre [9] ». Cette porosité consubstantielle que la catégorisation générique révèle alors même qu’elle tente de la minimiser se cristallise dans la pratique théâtrale comme l’illustrent à la fois l’organisation des spectacles, l’art scénique et la réception de l’œuvre dramatique au milieu du XVIIIe siècle.

À cette époque, l’expérience théâtrale du spectateur anglais ne se limitait pas à la représentation d’une pièce. Une soirée de spectacle dans les théâtres officiels comportait plusieurs éléments : de la musique avant le lever de rideau, un prologue, suivi de la pièce principale (une comédie ou une tragédie), des divertissements chorégraphiques, musicaux ou vocaux en entracte, un épilogue, une farce et enfin un morceau musical qui concluait la soirée. Non seulement, les régisseurs de salles pouvaient insérer des numéros comiques entre les actes d’une tragédie qui constituait la pièce de résistance, mais l’ensemble de la soirée offrait une succession composite de représentations. Cet assortiment hétéroclite, qui répondait en partie aux impératifs commerciaux d’une concurrence acharnée entre salles rivales, avait une conséquence directe sur la perception du spectacle. En raison du découpage en actes, des intermèdes insérés et des autres éléments constitutifs du programme, la soirée constituait une alternance constante de comique et de tragique, de variations tonales abruptes et singulières.

Du reste, les critiques, si prompts à faire le procès du mélange des genres au sein d’une même œuvre, ne manquaient pas de fustiger ces assemblages discordants sur les scènes officielles. La tragédie, parce qu’elle était ainsi fragmentée, ne pouvait constituer, à leurs yeux, cette unité dramatique propre à susciter la pitié et la terreur chez le spectateur. L’auteur des remarques sur Hamlet, qui déplore les ruptures de ton au cœur de la pièce, s’offusque tout autant de la proximité scandaleuse du divertissement farcesque qui conclut immanquablement la soirée sur les scènes contemporaines. Selon lui, l’ajout systématique d’un tomber de rideau comique à la suite d’une tragédie pervertit l’essence même du genre : il ravale la dignité tragique et met à mal toute expérience cathartique. Cette incongruité est tout aussi scandaleuse que de « couvrir un monarque de tous ses vêtements royaux pour ensuite le coiffer du bonnet du bouffon [10] ».

Le mélange des tons dans le cadre d’une soirée de spectacle témoigne des divergences fondamentales entre discours théorique et pratique scénique. Ces différences se manifestent également entre les trois acteurs de la relation théâtrale : dramaturges, comédiens et spectateurs. Au XVIIIe siècle, les nouveaux auteurs de tragédies, soucieux de respecter les préceptes néoclassiques, parviennent avec difficulté à imposer leurs œuvres : peu de tragédies tiennent l’affiche ou s’inscrivent au répertoire en raison de la stérilisation progressive de l’esthétique néoclassique. Shakespeare reste sans conteste l’auteur le plus joué du siècle. Entre les années 1730 et 1770, le spectateur anglais peut assister à la représentation d’une quinzaine de ses pièces au cours d’une même saison et son œuvre constitue environ un quart de la programmation annuelle des théâtres [11]. Toutefois, la grande majorité de ses pièces étaient au mieux des adaptations au goût du temps, au pire des réécritures sans grand rapport avec le texte d’origine. Parmi les 30 pièces régulièrement jouées, seules sept étaient restées à peu près intactes [12]. Les adaptateurs s’appliquaient avant tout à épurer les genres, en supprimant les scènes comiques dans les tragédies. Dans Hamlet, l’une des moins altérées, la scène grotesque du fossoyeur est amputée. De même, dans King Lear, l’une des pièces les moins épargnées, le personnage du fou disparaît. L’acteur David Garrick, qui avait envisagé de le rétablir dans une version remaniée en 1756, dut changer d’avis : selon son biographe, il craignait que les bouffonneries du personnage ne discréditent les propos tourmentés du roi et n’avilissent la noblesse de ses sentiments :

It was once in contemplation with Mr Garrick to restore the part of the fool, which he designed for Woodward, who promised to be very chaste in his colouring, and not to counteract the agonies of Lear : but the manager would not hazard so bold an attempt ; he feared, with Mr Colman, that the feelings of Lear would derive no advantage from the buffooneries of the party-coloured jester [13].
Un jour, M. Garrick envisagea de rétablir le rôle du fou, qu’il avait destiné à Woodward, qui lui avait promis d’être d’une grande sobriété dans son interprétation et de ne pas aller contre les tourments de Lear : mais le directeur refusa de s’engager dans une entreprise aussi audacieuse ; il craignait, avec M. Colman, que les sentiments de Lear ne tirent aucun profit des bouffonneries du fou à l’habit bigarré.

Quant à A Winter’s Tale, l’œuvre ne fut jamais jouée dans sa forme originale et fut tronquée et mutilée dans la version régulièrement réprésentée. Dans cette pièce problématique, construite en diptyque, les trois premiers actes suivent le schéma classique d’une tragédie de la jalousie tandis que les deux derniers composent une comédie pastorale. L’embarras suscité par ce croisement générique est levé : la partie tragique est retranchée et seuls les deux actes comiques sont conservés sous le titre Florizel and Perdita, du nom des deux amants.

Toutefois, si ces adaptations sont dictées par un souci esthétique de pureté générique, d’autres modifications, imposées par le respect de la bienséance morale, semblent paradoxalement aller à l’encontre des exigences d’épuration initiales. Sous prétexte de resserrer l’intrigue, de trouver des motivations psychologiques et d’offrir en conclusion une juste rétribution des actes répréhensibles et des conduites vertueuses, les adaptateurs infléchissent certaines œuvres tragiques dans un sens comique : ils pratiquent, à leur tour et contre toute attente, le mélange des genres. Nahum Tate, dont l’adaptation du King Lear fut la seule version représentée entre 1681 et 1823, non seulement maintient Lear et Cordelia en vie au dénouement mais il unit cette dernière à Edgar. La scène où Cordelia joue la coquette et l’indifférente pour éprouver la passion amoureuse de son amant est calquée sur le modèle des comédies libertines qui se jouent au même moment sur les scènes anglaises. L’intrigue galante entre ces deux personnages, qui, par ailleurs, ne se rencontrent jamais dans la pièce originale, ainsi que les rencontres amoureuses entre Edmund, Goneril et Regan orientent le processus tragique vers une résolution comique. La simple insertion d’une intrigue amoureuse dans l’univers tragique de la pièce révèle les virtualités comiques que renferme l’exploitation de ce sentiment sur scène. Selon Monchesnay, auteur de Bolaena ou bons mots de M. Boileau, publié en 1742, le poète français aurait déclaré :

[…] l’amour est un caractère affecté à la comédie, parce qu’au fond il n’y a rien de si ridicule que le caractère d’un amant, et que cette passion fait tomber les hommes dans une espèce d’enfance. […] Il [Boileau] disait que les inégalités des amans, leurs fausses douleurs, leurs joies inquiètes, sont le plus beau champ du monde pour exercer un poëte comique ; mais que l’amour pris à la lettre n’était point du caractère de la tragédie, à laquelle il ne pouvait convenir qu’en tant qu’il allait jusqu’à la fureur, et par conséquent devenait passion tragique [14].

Dans l’adaptation du King Lear, ce glissement insensible du côté de la comédie, s’il contrevient au précepte d’unité de ton, connut toutefois un vif succès auprès du public. Lorsque George Colman à son tour révisa cette version en 1768 et supprima l’intrigue amoureuse, la représentation fut un échec immédiat [15]. Le travail de réécriture qu’opèrent les adaptateurs sur le texte shakespearien témoigne donc du rapport problématique qu’entretiennent discours théorique, pratique scénique et goût du public.

Au XVIIIe siècle, c’est le comédien qui, placé au centre de la représentation, se situe au cœur du discours sur l’art scénique. Dans ce théâtre de répertoire, qui repose moins sur la création de pièces nouvelles que sur la reprise de textes canoniques, l’acteur concentre le regard du public sur sa personne et son interprétation, focalise l’attention de la critique théâtrale et se fait le vecteur des mutations esthétiques. La pratique scénique et les théories sur l’art du comédien suivent la même inflexion que connaît le discours critique appliqué à l’œuvre de Shakespeare. David Garrick, monstre sacré et interprète sublime du répertoire shakespearien, est salué comme l’initiateur d’une nouvelle école de jeu, qualifiée de « naturaliste », et comme le rival incontesté du style ancien et sclérosé représenté par son aîné, le tragédien James Quin. Chez ses prédécesseurs, la déclamation monocorde, l’attitude compassée et le recours à une gestuelle conventionnelle visaient à conférer au personnage tragique sa dignité, sa hauteur et sa noblesse. À la mélopée emphatique, accompagnée d’un nombre réduit de gestes convenus, Garrick préfère exploiter toutes les ressources d’expression du corps et du visage. Aux acteurs-réciteurs tout entiers attachés à dire un texte avec brio succèdent des comédiens-joueurs attentifs à la construction du personnage et à son incarnation. Dès lors, les disciples de cette nouvelle école de jeu, soucieux de respecter tant la lettre que l’esprit de l’œuvre, jouent des textes plus fidèles à l’original et rétablissent le mélange de ton que les adaptateurs s’étaient employés à évacuer. L’interprétation novatrice du Shylock de Charles Macklin, précurseur, mentor puis concurrent de Garrick, illustre parfaitement cette mutation.

En 1741, l’année même où Garrick fit ses débuts sur les planches, cet acteur reprit The Merchant of Venice, une pièce qui n’avait pas échappé à la plume sélective des adaptateurs. Alors que la comédie de Shakespeare multiplie les intrigues et allie le comique et le tragique, la version remaniée par George Banville en 1701 sous le titre de The Jew of Venice se resserre sur une intrigue unique et présente Shylock sous les traits d’un bouffon grotesque et inoffensif. Les interprètes du rôle étaient tous des acteurs comiques spécialisés dans les rôles de barbons avides et irascibles. Macklin, soucieux du détail historique, débarrasse le personnage de sa perruque rouge, de sa barbe hirsute et du costume traditionnel du Pantalone de la commedia dell’arte pour adopter le long manteau noir des juifs italiens de la Renaissance. Dès son entrée en scène, les inflexions funestes qu’il donne à ses tirades l’inscrit dans la lignée des grands scélérats shakespeariens. Dans la scène où Shylock est informé du départ de sa fille, le comédien se lançait dans un morceau de bravoure : tiraillé entre le chagrin causé par cette nouvelle et la joie suscitée par le malheur de son ennemi Antonio, il alternait ces deux passions et ménageait des transitions étonnantes : « […] in the third act, when alternate passions reign, he breaks the tones of utterance, and varies his countenance admirably [16].  » ([…] dans le troisième acte, lorsque dominent les passions alternées, il ménage des ruptures de ton dans ses répliques et varie les jeux de physionomie de façon admirable) Les accents déchirants d’un père délaissé cédaient la place aux inflexions terribles du tortionnaire qui glaçaient d’effroi le public. Tous les chroniqueurs s’accordèrent pour reconnaître l’adresse et l’efficacité de Macklin dans cet exercice. En cultivant le contraste, ce comédien donnait au personnage une épaisseur tragique qui avait été jusque-là occultée au profit d’une interprétation bouffonne et caricaturale. En dépeignant Shylock sous son jour le plus noir, il justifiait le traitement cruel qui lui est appliqué : véritable bouc émissaire sacrifié à la fin de cette comédie, il offrait ainsi au public en proie à la terreur une expérience cathartique. En rétablissant ces variations de ton, Macklin redonnait tout son sens à cette comédie aux accents tragiques.

Le retour au texte original, le respect de l’esthétique composite propre à l’œuvre shakespearienne et l’analyse scrupuleuse du rôle, qui permet d’échapper à toute facilité interprétative, caractérise cet art du comédien dont Macklin fut le précurseur et Garrick le virtuose. La théorie immobiliste du beau et la conception déclamatoire du théâtre, qui sous-tendent l’esthétique scénique des comédiens précédents, entraient en consonance parfaite avec les textes néoclassiques mais allait à l’encontre de la dramaturgie shakespearienne. Comme en témoigne l’exemple de Shylock, tout l’art de ces nouveaux interprètes consistait à ménager des « transitions » entre les différentes passions représentées, à créer des contrastes saisissants et à préparer avec maîtrise les variations de ton et les ruptures de jeu qui sont la marque de la dramaturgie élisabéthaine. Voici comment Diderot décrit chez Garrick cet art consommé de la transition dans son Paradoxe sur le comédien : « Garrick passe sa tête entre les deux battants d’une porte, et, dans l’intervalle de quatre à cinq secondes, son visage passe successivement de la joie folle à la joie modérée, de cette joie à la tranquillité, de la tranquillité à la surprise, de la surprise à l’étonnement, de l’étonnement à la tristesse, de la tristesse à l’abattement, de l’abattement à l’effroi, de l’effroi à l’horreur, de l’horreur au désespoir, et remonte de ce dernier degré à celui d’où il était descendu [17]. »

En parcourant tous les degrés de la gamme émotive, l’acteur virtuose parvient à effectuer un glissement subtil et étourdissant de l’expression comique à la physionomie tragique. Rompu aux techniques de jeu développées par les acteurs comiques et les farceurs qui se produisaient sur les tréteaux de foire, Garrick connut un égal succès dans tous les genres du répertoire : l’énergie, la vivacité et les modulations de ton, acquises par cette expérience diversifiée, sont mises au service des grands personnages shakespeariens. Cette parfaite adaptabilité est illustrée dans le tableau de Sir Joshua Reynolds (1760-1761), intitulé Garrick between Tragedy and Comedy.

Cette œuvre consacre définitivement Garrick comme le champion de l’art scénique précisément en raison de cette double capacité [18]. Tout en souriant à la tragédie figurée sous des traits austères, l’acteur se laisse séduire par la comédie, représentée par une accorte jeune fille. Dans ce tableau, Reynolds a su figer pour la postérité cette double compétence, à la fois déconcertante parce qu’elle ébranlait le principe même des « emplois » et fascinante parce qu’elle déstabilisait les catégories génériques. Du reste, les rares détracteurs du comédien lui reprochèrent de concilier avec trop de complaisance le comique et le tragique. La vivacité et la corporalité de son style de jeu sont qualifiées d’agitation frénétique par les esprits les plus tatillons ou jugées inconvenantes dans les rôles sérieux. Horace Walpole résume ainsi ces griefs : « […] there is a great deal of parts, vivacity, and variety, but there is a great deal, too, of mimicry and burlesque [19] » (il y a là beaucoup de talent, de vivacité et de variété mais il y a aussi beaucoup trop d’imitation et de burlesque). Le talent, la vivacité et la variété qui faisaient l’art suprême de ce comédien constituait aussi son principal défaut aux yeux des champions de la séparation des genres : l’excès de réalisme (mimicry) et l’impropriété de style choquante (burlesque) se heurtaient au principe du beau idéal et de l’unité de ton.

Or la pratique scénique de Garrick eut une influence directe sur la conception de l’art du comédien, comme en témoignent les traités sur l’acteur qui fleurissent dès le milieu du siècle, quelques années seulement après l’arrivée du comédien sur les scènes de Londres. Bien que les théoriciens de l’art scénique persistent à différencier le comique et le tragique, ils s’emploient parallèlement à en signaler leur parenté. Ils s’accordent à reconnaître que les passions figurées sur scène appartiennent indifféremment aux deux genres et que la distinction n’est que matière de degré. Pour John Hill, tandis que l’acteur comique doit disposer d’une palette expressive plus variée, le tragédien se concentre sur un nombre limité d’émotions qu’il incarne avec un surcroît d’âme et d’intensité : « The comedian is expected to feel more passions than the tragedian, but the tragedian must feel them the more strongly [20]. » (Le comédien est censé éprouver plus de passions que le tragédien, mais le tragédien doit les éprouver avec plus de force). Le glissement d’un rôle à l’autre est facilité dès lors que le comédien possède cette souplesse de jeu et cette adaptabilité qui, selon les théoriciens de l’art scénique, caractérisait le style de Garrick [21].

Pour la critique théâtrale, cet acteur qui peut ainsi passer d’un registre à l’autre en l’espace de quelques instants est nécessairement doté de cette sensibilité qui, de l’avis de tous, est une des vertus cardinales du comédien en ce milieu du siècle :

[…] with the power of feeling, he must have the power of quitting them instantaneously, or of changing one for another, or all his sensibility is nothing […] he must be able to […] throw himself from one to another of them, with not only rapidity but ease [22].
[…] à cette capacité de les ressentir, il doit ajouter une capacité à s’en défaire instantanément, ou d’en échanger une pour une autre, autrement sa sensibilité ne sert à rien […] il doit être capable de […] se lancer dans l’une ou l’autre, non seulement avec rapidité mais aussi avec aisance.

Cette sensibilité extrême permet à l’acteur d’éprouver toutes les passions et ainsi de les alterner et les représenter avec justesse. Selon John Hill, cette malléabilité sensible du comédien qui peut susciter les larmes et la pitié tant dans la tragédie que dans la comédie se manifeste avec éclat dans les passages qui se situent précisément au croisement des deux genres car ce sont ces passages qui sont les plus « naturels ». Les comédies larmoyantes, dont il fait l’éloge, sont composées sur ce principe de mixité générique et offrent au comédien sensible un champ d’exercice privilégié [23].

Ainsi, au milieu du XVIIIe siècle, l’alliage des genres, condamné un siècle plus tôt par les théoriciens de l’écriture dramatique, est réhabilité dans les traités théoriques consacrés à l’art du comédien. Le théâtre de Shakespeare qui mêle le comique et le tragique pour mieux épouser les contours de la nature humaine trouve son interprète idéal dans la personne de Garrick, un acteur formé aux techniques scéniques des deux genres. Ce nouveau mode d’interprétation, qui exalte la sensibilité par la représentation de passions contrastées – la colère et la joie, les larmes et les rires – redonne alors toute sa valeur au mélange générique. Les comédiens qui ont su réformer la pratique scénique et se sont employés à restaurer les textes shakespeariens, ont ainsi permis de repenser un discours théorique assujetti jusque-là au carcan de la norme néoclassique, d’instaurer une pratique scénique dont les variations de ton s’accordaient au goût du public et d’illustrer, en intériorisant la construction du rôle, cette sensibilité qui était la marque du temps. Ces interprètes ont permis de renouveler la lecture des textes shakespeariens, en mettant en scène, par leur mode d’incarnation novateur, les replis secrets de la nature humaine. Ils ont surtout réussi à établir, par le biais du métissage générique, une véritable esthétique théâtrale, fondée sur la congruence parfaite entre une écriture dramatique, celle de Shakespeare, et un style de représentation scénique, réalisant ainsi avec succès la délicate alchimie de la scène.

Notes

[1Shaw forge ce terme dans la préface de ses Three Plays for Puritans publiées en 1901.

[2Thomas Rymer, A Short View of Tragedy, London, 1693.

[3« Preface to Shakespeare » (1725), Eighteenth-Century Essays, ed. Scott Elledge, 2 vols., Ithaca : Cornell University Press, 1961, vol. 1, p. 266.

[4« such Things degrade the Majesty and Dignity of Tragedy  » ; « to acquire that pleasant Melancholy of Mind », Some Remarks on the Tragedy of Hamlet, London, 1736, p. 24.

[5« contraries, when placed near, set off each other. A continued gravity keeps the spirit too much bent ; we must refresh it sometimes  », John Dryden, An Essay of Dramatic Poesy (1668) dans The Works of John Dryden, vol. 17, Swedenberg Hugh Thomas (dir.), vol. 17 (Samuel Holt Monk ed.), Berkeley, California UP, 1971, p. 46.

[6« we have invented, increased, and perfected a more pleasant way of writing for the stage than was ever known to the ancients or moderns of any nation, which is tragi-comedy », John Dryden, An Essay, op. cit., p. 46.

[7« variety and singularity  », Some Remarks, p. 2.

[8The Works of Samuel Johnson, vol. 7, Arthur Sherbo ed., New Haven, Yale University Press, 1968, p. 66.

[9Cité dans Jacques Schérer, La dramaturgie classique en France, Paris : Nizet, 1950, p. 12.

[10« to dress a Monarch in all its royal Robes, and then put a Fool’s Cap upon him  », p. 24.

[11James J. Lynch, Box, Pit and Gallery : Stage and Society in Johnson’s London, Berkeley, University of California Press, 1953.

[12Il s’agit de Hamlet, Othello, Julius Caesar, 1 Henry IV, 2 Henry IV, The Merry Wives et Henry VIII.

[13Thomas Davies, Dramatic Miscellanies, London, 1783-4, vol. 2, p. 266-7.

[14Œuvres complètes de Boileau-Despréaux, éd. Paul Chéron, Paris, Garnier Frères, 1861, p. 458, note 1.

[15C’est ce que précise Benjamin Victor : « This Love Business has been ever ridiculed by the Connoisseurs and Admirers of Shakespear ; and yet when the above Alteration was performed, the Play-going People, in general, seemed to lament the Loss of those Lovers in the Representation. » (L’intrigue amoureuse a toujours été ridiculisée par les amateurs et admirateurs de Shakespeare et pourtant lorsque cette modification fut adoptée, le public de théâtre, en général, parut déplorer la perte des amants dans la représentation), The History of the Theatres of London from the year 1760 to the present time, London, 1771, p. 119-120

[16Francis Gentleman, The Dramatic Censor or Critical Companion, London, 1770, vol. 1, p. 292.

[17Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, Entretiens sur le Fils naturel, Paris, Flammarion, 1981, p. 146.

[18Pour une analyse de ce tableau, voir : David Mannings, « Reynolds, Garrick, and the Choice of Hercules »” Eighteenth-Century Studies, n° 17, Spring, 1984, p. 259-283

[19James E. Murdoch, The Stage, or Recollections of Actors and Acting, Philadelphia, J. M. Stoddart & Co., 1880, p. 501.

[20John Hill, The Actor, London, 1755, p. 75.

[21Voir par exemple Thomas Wilkes : « Future times will scarcely credit the amazing contrast between his Lear and School Boy, or his Richard and his Fribble : nor can the best judges determine whether he is greatest in the Sock or Buskin : yet in each they must allow him excellent.  » (La postérité ne pourra guère se figurer l’étonnant contraste entre son Lear et son Ecolier, ou entre son Richard III et son Fribble : les meilleurs juges ne pourront pas davantage savoir s’il est meilleur dans la comédie ou la tragédie : et pourtant dans les deux ils devront reconnaître son excellence.) A General View of the Stage, London, 1759, p. 262.

[22John Hill, The Actor, p. 67-68.

[23Ibidem, p. 50.


Pour citer l'article:

Marc MARTINEZ, « Shakespeare, le texte et le comédien : jeu tragique et jeu comique sur la scène anglaise du milieu du XVIIIe siècle » in Tragique et comique liés, dans le théâtre, de l’Antiquité à nos jours (du texte à la mise en scène), Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en avril 2012 : publication par Milagros Torres (ÉRIAC) et Ariane Ferry (CÉRÉdI) avec la collaboration de Sofía Moncó Taracena et Daniel Lecler.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 7, 2012.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?shakespeare-le-texte-et-le.html

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