Le cardinal de Retz, né Jean-François-Paul de Gondi, est connu pour son rôle actif dans l’épisode de la Fronde, mouvement de révolte parlementaire et nobiliaire qui secoua la France sous la régence d’Anne d’Autriche, des années 1648 à 1652. Vingt-cinq ans plus tard, dans un royaume muselé par l’absolutisme triomphant, et lors d’une retraite religieuse qui signait, croyait-il, son exclusion définitive de la vie mondaine et publique, Retz entreprend la rédaction de ses Mémoires [1]. C’est l’occasion pour lui de se replonger dans les moments les plus mouvementés et les plus intenses de cette époque un peu folle de son existence, comme de l’histoire de la France, et qui se solda par son emprisonnement et par un exil forcé de six années.
Les situations de conseil et de délibération sont au cœur de l’expérience politique et diplomatique de ce prélat, rompu à l’éloquence sacrée aussi bien que profane. Il n’est donc pas surprenant qu’elles occupent aussi une place importante dans les Mémoires, le narrateur les sauvant de l’oubli de manière privilégiée, et les sélectionnant volontiers dans le disparate et le confus de la vie, afin d’en prolonger l’existence dans la mémoire du lecteur. Le récit offre un ensemble extraordinairement varié de ces échanges, témoignage de la richesse d’expérience de ce grand témoin et acteur. Signe aussi d’un goût marqué chez lui pour l’exercice de la parole en lien avec l’action, une parole performative plutôt qu’assertive, toujours adressée et dynamisée par un enjeu agonistique, puisqu’il faut convaincre, et enjoindre le destinataire d’agir dans le sens des désirs et des projets de Retz. Le rôle de conseiller endossé peut être celui du prédicateur à ses ouailles [2], du ministre au prince auprès duquel il est placé [3], et même du pédagogue à ses élèves. Selon un procédé de mise en abyme assez conventionnel, les Mémoires deviennent en effet une immense situation de conseil, le narrateur justifiant son entreprise rédactionnelle par la volonté, dit-il, de « laisser des Mémoires qui pussent être de quelque instruction à messieurs vos enfants [4] ».
Le conteur sait du reste faire de ces échanges de parole sous tension, et souvent sous couvert, un usage puissamment dramatique. Ces scènes relèvent en effet de la stratégie du secret dévoilé, et il est excitant pour le lecteur de pénétrer à la suite du narrateur, et comme par effraction, dans les cabinets retirés et dans les ruelles des lits, où se tirent les ficelles de ce grand spectacle à machines qu’est l’Histoire. Retz a le plaisir ainsi de se mettre en scène avec les plus grands. Ses rencontres avec Condé notamment, qu’il admire beaucoup, et leurs échanges, sont des moments particulièrement soignés. En outre dans ce récit qui se dirige pourtant inexorablement vers l’échec de son héros, rien ne semble joué d’avance, et les scènes de débat d’idées et de confrontation d’opinions en vue d’une décision à prendre se rejouent sous nos yeux comme si un autre dénouement était possible, maintenant ainsi un effet de suspense qui participe du plaisir commun à l’écriture et à la lecture.
Enfin, ces scènes participent pleinement de l’intention apologétique au cœur de ce récit de soi, le narrateur œuvrant dans le sens d’une véritable héroïsation de son personnage, par le moyen d’une dramaturgie que nous nous proposons d’analyser. Par dramaturgie, nous entendons l’art, ou l’ensemble des règles, présidant à la composition d’une pièce de théâtre ainsi qu’à sa mise en scène. L’emploi de ce terme, qui vient qualifier à la fois l’agencement de la fable et l’organisation de sa représentation, alors que nous avons affaire à une œuvre narrative à caractère historique, nécessite évidemment d’être justifié et expliqué.
On peut souligner tout d’abord que Retz nourrit une conception dramatique de son existence : il pense et présente son parcours de vie (au moins pour l’épisode de la Fronde, qui constitue l’essentiel de l’œuvre) comme la résultante de conflits entre les personnages, traduits en échanges agonistiques, et conduisant l’action de péripéties en péripéties jusqu’à son dénouement [5].
Ensuite, ces scènes de conseil et de délibération, qui sont d’abord des scènes dans le sens narratologique du terme [6], sont racontées comme s’il s’agissait de scènes de théâtre, et comme si le lecteur assistait à une représentation. En ce qui concerne la langue, cela se traduit notamment par le recours à un arsenal de métaphores théâtrales, depuis longtemps repérées par la critique littéraire, et diversement justifiées [7]. Mais cette manière de théâtraliser le contenu du récit va bien au-delà des simples aspects stylistiques, et se traduit dans une organisation qui touche à la fois la scène elle-même, et plus largement, son insertion dans une macrostructure qui joue de l’agencement des scènes entre elles. Retz, en effet, manifeste le souci du rythme, en faisant alterner les scènes de délibération en groupes avec des scènes de duel, et avec des monologues délibératifs. Le tout pour nourrir « une certaine idée [8] » qu’il se fait de lui-même, et qu’il veut rendre manifeste dans ses Mémoires. Alors que son entreprise s’inscrit de manière revendiquée dans le champ du discours de vérité [9], il opère néanmoins des choix dans le matériau fabulaire que lui propose l’Histoire, et imprime sur les événements qu’il rapporte une vision toute subjective, sensible jusque dans la scénographie qu’il choisit. Comme si l’Histoire n’était pas déjà écrite, et sa fable déjà contrainte. Comme si le spectacle n’avait pas déjà été donné, et sa scénographie déjà figée.
Qu’il existe donc, dans les Mémoires de Retz, une réelle dramaturgie au service d’une vision de soi et de l’Histoire, propice à l’héroïsation de son personnage, c’est ce dont nous souhaiterions à présent faire la démonstration par l’analyse de deux scènes. Dans l’ensemble très riche des scènes de conseil que nous proposent les Mémoires, nous nous intéresserons à celles qui ponctuent la journée du 26 août 1648. Cette journée, connue sous le nom de « journée des barricades », constitue dans la chronologie de la Fronde un moment d’une grande intensité dramatique, puisqu’on voit le peuple de Paris investir les rues de la capitale, dans un mouvement de contestation à l’autorité royale qui n’avait plus pris cette forme depuis les événements de la Ligue au siècle passé. Cette journée n’est pas moins décisive pour notre prélat : ouverte sur un conseil de Régence, et se clôturant sur une délibération solitaire, elle marque son passage de l’allégeance à la sédition. Ces scènes se situent donc à un moment charnière du récit ; elles constituent une étape essentielle dans la construction de la figure de Gondi [10], et dans l’adhésion du lecteur à cette figure.
Nous assistons d’abord au conseil de Régence, convoqué dans l’urgence au Palais-Royal autour d’Anne d’Autriche et de Mazarin [11]. La cour consulte pour savoir quelle attitude adopter face à cette « révolution », selon le lexique consacré à l’époque pour désigner les révoltes. Alerté par les premières manifestations de colère populaire, Gondi a quitté la coadjutorerie où il déjeunait avec des amis, et traversé Paris pour se rendre auprès de la reine. Il a vu les boutiques qu’on ferme précipitamment, les premières pierres lancées contre les soldats, et la foule hurlante qui se déverse dans les rues, réclamant à corps et à cris la libération des magistrats que la reine vient de faire arrêter [12]. Encore imprégné du spectacle mouvementé dont il a été le témoin, Gondi pénètre dans le grand cabinet de la Reine.
La scène s’ouvre sur l’équivalent d’une didascalie initiale présentant le lieu, et la composition du conseil. Les membres en sont nommés dans l’ordre décroissant de leur importance sociale, ce qui est à la fois l’ordre de la préséance et l’ordre de présentation d’une liste de personnages dans une pièce de théâtre. Le vocabulaire théâtral est très présent, et la clé pour comprendre ce qui se passe livrée bientôt par Retz en une formule lapidaire : « La vérité est que tout ce qui était dans ce cabinet jouait la comédie [13]. » À la source d’une telle métaphore, évidemment le topos du theatrum mundi, qui assimile la vie à une représentation dramatique. Sans doute aussi la théâtralité inhérente à cette société de la représentation, où l’on est ce que l’on donne à voir. Enfin la simulation et la feinte au cœur du jeu politique auquel se livrent les Grands, chacun avançant masqué, en même temps que conscient des effets d’image qu’il doit susciter, attendant d’être dans la coulisse pour révéler son vrai visage.
Cette éthique de la dissimulation s’illustre dans une galerie de portraits animés que brosse Retz, fondée sur l’opposition entre apparence et réalité, personnage et personne, scène et coulisses :
je faisais l’innocent, et je ne l’étais pas […] ; le Cardinal faisait l’assuré, et il ne l’était pas si fort qu’il paraissait ; il y eut quelques moments où la Reine contrefit la douce, et elle ne fut jamais plus aigre ; M. de Longueville témoignait de la tristesse, et il était dans une joie sensible, parce que c’était l’homme du monde qui aimait le mieux les commencements de toutes affaires ; M. le duc d’Orléans faisait l’empressé et le passionné en parlant à la Reine, et je ne l’ai jamais vu siffler avec plus d’indolence qu’il siffla une demi-heure en entretenant Guerchi dans la petite chambre grise ; le maréchal de Villeroy faisait le gai pour faire sa cour au ministre, et il m’avouait en particulier, les larmes aux yeux, que l’État était au bord du précipice ; Bautru et Nogent bouffonnaient […], quoiqu’ils connussent très bien l’un et l’autre que la tragédie ne serait peut-être pas fort éloignée de la farce. Le seul et unique abbé de La Rivière était convaincu que l’émotion du peuple n’était qu’une fumée [14].
Cette facilité du « je » à déjouer les apparences trouve son origine tout d’abord dans la compression, en cette seule scène du conseil de Régence, de l’espace-temps de plusieurs autres scènes qui se jouèrent plus tard, en d’autres lieux : par exemple celle du duc d’Orléans et de Guerchi dans la chambre grise, ou le dialogue confidentiel du maréchal de Villeroy à Gondi. Ce faisant, le « je » à l’œuvre dans le texte se dote aussi de pouvoirs particuliers, rendus possibles par la confusion sur cette instance énonciatrice des compétences réunies de Gondi et de Retz. Un exemple éclaire particulièrement bien cette idée. Le coadjuteur, inquiet de ce qu’il a vu dans les rues, tente de convaincre la reine du danger de la situation. Celle-ci s’emporte, et le menace verbalement, avant de revenir à une attitude plus calme, sous les injonctions de Mazarin : « elle me fit des honnêtetés, et j’y répondis par un profond respect, et par une mine si niaise, que La Rivière dit à l’oreille de Bautru, de qui je le sus quatre jours après : “Voyez ce que c’est que de n’être pas jour et nuit en ce pays-ci. Le coadjuteur est homme du monde ; il a de l’esprit : il prend pour bon ce que la Reine lui vient de dire [15].” » Cette réplique, insérée au discours direct, d’un propos tenu en aparté que le personnage de Gondi ne peut avoir entendu au moment où il a été prononcé, confère une dimension syncrétique à la figure qu’il incarne, et qui réunit en elle seule les trois statuts du personnage, du spectateur, et du metteur en scène. Elle offre une compréhension plus complète de la scène, contournant ainsi la limitation du point de vue qu’entraîne nécessairement le récit à la première personne, et munit le coadjuteur d’une connaissance dont il était en réalité privé lorsque la scène se joua. Inscrivant l’œuvre dans un imaginaire de la transparence et dans une dynamique de la révélation, cette instance omnisciente devient le lieu essentiel d’un regard de lucidité et d’un discours de vérité, en même temps qu’elle prend le lecteur au piège d’une stratégie énonciative qui contamine puissamment la réception de l’œuvre, par les effets de sympathie et d’autorité qu’elle rend possibles.
Le choix du registre renforce aussi cette emprise persuasive sur le lecteur. Si le moment est solennel et la distribution prestigieuse, le mémorialiste semble toutefois hésiter sur le traitement à proposer de cette scène, comme hésitent aussi les acteurs qui l’interprètent, conscients, on l’a vu, « que la tragédie ne serait peut-être pas fort éloignée de la farce [16] ». L’événement est donc à l’image de ce que fut la Fronde toute entière : un épisode dont on ne saurait dire s’il faut en rire ou en pleurer, si les acteurs qui l’animent sont des héros ou des bouffons. Un épisode qui opère le brouillage des frontières entre les catégories esthétiques et morales [17].
Néanmoins, bien vite, un glissement s’opère vers le comique. Du fait d’abord de la force des émotions ressenties par les personnages, qui déforment les traits de leur visage jusqu’à les figer dans une expression qui tient du masque, et accentuent leur comportement de manière caricaturale, comme s’il relevait du type. Ce dont atteste le recours aux modèles de la farce et de la comédie italienne. C’est ainsi que La Meilleraye prend tout à coup la posture du va-t-en-guerre :
Afin qu’il ne manquât aucun personnage au théâtre, le maréchal de La Meilleraye, qui jusque-là était demeuré très ferme avec moi à représenter la conséquence du tumulte, prit celui du capitan […], il se mit en colère jusques à l’emportement et même jusques à la fureur. Il s’écria qu’il fallait périr plutôt que souffrir cette insolence, et il pressa que l’on lui permît de prendre les gardes, les officiers de la maison et tous les courtisans qui étaient dans les antichambres, en assurant qu’il terrasserait toute la canaille [18].
Un peu plus tard, c’est au tour du lieutenant civil de jouer le type du poltron :
[Il] entra […] dans le cabinet avec une pâleur mortelle sur le visage, et je n’ai jamais vu à la comédie italienne de peur si naïvement et si ridiculement représentée que celle qu’il fit voir à la Reine en lui racontant des aventures de rien qui lui étaient arrivées depuis son logis jusques au palais-Royal [19].
Bautru et Nogent, de leurs côtés, endossant le type du farceur, se lancent dans un numéro d’acteurs comiques, et proposent un divertissement burlesque, dans une scène de théâtre dans le théâtre qui n’est pas sans rappeler le goût baroque : ils « représentaient, pour plaire à la reine, la nourrice du vieux Broussel (remarquez, je vous supplie, qu’il avait quatre-vingts ans), qui animait le peuple à la sédition [20]. »
La reine pour sa part, incarnant le type de la furieuse, est caractérisée théâtralement par son « fausset aigri [21] », manifestation vocale de son irascibilité qui peut aller jusqu’à la fureur et la perte de contrôle de soi. Comme lorsque, aveuglée par la colère qui lui empourpre le visage, elle s’avance sur Gondi, levant vers son visage ses deux mains ouvertes, dans un simulacre d’étranglement [22]. Mazarin en revanche est le type même du méfiant dont il faut se méfier. Son discours est conciliant et flatteur. Mais sa duplicité se révèle tout entière quand il sourit « malignement [23] ». Couvert et dissimulé, il est en outre incapable d’accorder sa confiance, ce que lui reproche systématiquement Retz, qui voit en ce trait un signe rédhibitoire de faiblesse [24]. L’autorité du conseil de Régence, parce qu’elle est incarnée de manière bicéphale par deux tempéraments agissant selon des modalités opposées, mais tous deux marqués par une dimension un peu mécanique qui les fait glisser dans le registre comique, et tous deux incompatibles avec l’exercice raisonné du pouvoir, explique l’échec de Gondi à faire entendre son expertise sur la révolte populaire qui gronde, et à endosser la figure de conseiller écouté et suivi [25].
Enfin, la scène de conseil est orchestrée selon une dramaturgie qui joue des effets de rythmes, et qui amplifie la tension au fur et à mesure des entrées successives de personnages extérieurs. On voit ainsi surgir le hors-scène dans l’espace feutré et confiné du cabinet, sous la forme de témoins qui viennent de la rue et racontent ce qu’ils y ont vu ou vécu, dont les entrées constituent de réelles péripéties, et génèrent un comique de répétition. L’émotion croît sans cesse jusqu’au dénouement tant attendu, la prise de décision par Mazarin. Va-t-il trancher en décidant de libérer Broussel et Blancmesnil, ou bien opter plutôt pour une répression de la révolte populaire par la violence ? Finalement, pour se permettre de reporter sa décision à plus tard, Mazarin missionne le coadjuteur dans la rue, comme porte-parole de la cour, afin de négocier la libération des parlementaires, en récompense de la pacification préalable de la foule. Gondi tente en vain de résister à cette décision, dont il entrevoit immédiatement le piège qu’elle constitue pour lui en termes d’image, si la cour décidait in fine de ne pas tenir ses engagements. La clausule de cette scène, particulièrement soignée par Retz, s’inscrit dans la continuité de la veine burlesque qu’il a choisi d’adopter, en dépit de l’enjeu politique grave.
En un mot l’on se moqua de moi, et je me trouvai tout d’un coup dans la cruelle nécessité de jouer le plus méchant personnage où peut-être jamais particulier se soit rencontré. Je voulus répliquer ; mais la Reine entra brusquement dans sa chambre grise ; Monsieur me poussa tendrement avec ses deux mains en me disant : « Rendez le repos à l’État » ; le maréchal m’entraîna, et tous les gardes du corps me portaient amoureusement sur leurs bras en criant : « Il n’y a que vous qui puissiez remédier au mal. » Je sortis avec mon rochet et mon camail, en donnant des bénédictions à droite et à gauche, et vous croyez bien que cette occupation ne m’empêchait pas de faire toutes les réflexions convenables à l’embarras dans lequel je me trouvais [26].
Le conseil débouche donc sur une mesure dilatoire de Mazarin, autrement dit, selon les critères de Retz, sur une absence de décision [27]. L’attente de Gondi, et celle de son lecteur qui partage ses vues, est donc trompée et la fin de la scène déceptive d’un point de vue politique. Mais non pas d’un point de vue dramaturgique pour le spectateur, qui goûte la chorégraphie décalée et pleine d’humour dont Gondi fait les frais. Ni même d’un point de vue stratégique pour le narrateur qui récolte les bénéfices en termes de connivence avec son public. Le coadjuteur a certes été joué, mais il n’en est pas dupe, et il accepte d’endosser le mauvais rôle qu’on lui réserve au nom des règles d’un certain jeu aristocratique, qui dicte le comportement approprié à ce genre de situation, fait de détachement et du respect de la bienséance.
Enfin, traiter une scène de conseil selon des codes plus proches de L’Illusion comique ou même d’une pièce du répertoire de la commedia dell’arte, plutôt que de celle d’Horace, contribue à la dévaluation de tous les acteurs présents, et permet notamment de délégitimer le pouvoir exercé par Mazarin, et l’ascendant qu’il a pris sur la reine. Cela donne à voir une cour complètement coupée des réalités de la rue dont elle ignore tout, condamnée à s’en remettre à des flatteurs soucieux d’abord de leur intérêt particulier, incapable finalement de reconnaître en Gondi le conseiller lucide et informé dont elle a tant besoin. Cette représentation féroce de la comédie du pouvoir, traversée par une sensibilité toute baroque pour le théâtre des apparences, sert évidemment le propos apologétique qui s’élabore.
Reprenons en effet le fil du récit. Voici Gondi missionné pour calmer la foule. Dans une scène romanesque et palpitante, Retz nous montre comment le coadjuteur s’acquitte de cette mission au péril même de sa vie, puisqu’il reçoit une blessure à la tempe et manque de mourir assassiné par un insurgé qui ne l’avait pas reconnu. Le récit éclaire d’un jour flatteur son sang-froid dans l’action, ainsi que le magnétisme de sa parole qui suffit à calmer la foule. Après avoir fait son rapport à la reine, et constaté non sans incompréhension l’ironie avec laquelle il est remercié de ses services, il traverse à nouveau Paris, calme à nouveau les agitateurs, et rentre se soigner chez lui. Alors que la nuit s’avance, convergent peu à peu vers son logis des informateurs alarmés et alarmistes qui sortent du souper de la reine. Il apprend tour à tour qu’il fait les frais de la médisance moqueuse du cercle d’Anne d’Autriche, qu’on le tient pour responsable de l’agitation populaire qu’il a au contraire apaisée avec succès, et qu’il est même question de le faire emprisonner dès le lendemain matin comme opposant politique. Alors que ses conseillers et amis s’agitent autour de lui, il s’isole un quart d’heure. Se tient alors la seconde scène qui nous intéresse, et qui consiste en une délibération solitaire, qui lève le voile sur ce que Retz nomme son « mouvement intérieur [28] ».
Cette délibération se construit en antithèse avec la scène de conseil. À la dévaluation burlesque de la comédie du conseil, Retz substitue une psychomachie traitée de manière épique. Le combat que se livrent dans son âme des passions contraires est déployé de manière rigoureuse mais souple, selon le modèle du monologue délibératif. Les références utilisées font appel à un imaginaire héroïque. Le lexique est celui des valeurs aristocratiques : il y est question de gloire, d’honneur, de vertu. On pense ici au Corneille des tragédies politiques.
L’enjeu est un enjeu de devoir : « je ne fis pas seulement réflexion sur ce que je pouvais, parce que j’en étais très assuré : je pensai seulement à ce que je devais, et je fus embarrassé [29]. » Il s’agit d’abord de ce que Gondi doit à la Reine. Mais la manière dont il a été joué le délivre de toute obligation à son égard. Il campe désormais le type du conseiller frappé par l’ingratitude royale, ce qui justifie à ses yeux le passage à la sédition. Second terme de l’enjeu : ce qu’il se doit à lui-même. Il est délicat en effet pour un homme d’Église de s’engager dans le combat contre l’autorité royale, combat qui prendra même une dimension physique. Cela entraînerait un brouillage d’image qui pourrait nuire à Gondi et le condamner au ridicule. Ce qu’il n’évitera pas finalement, comme en témoignent les mazarinades de l’époque. Mais il préfère ce ridicule-là à celui qu’il encourt par ses mœurs licencieuses. Il aime l’aventure et le leadership, il aime aussi les femmes, talents incompatibles avec le port de la robe ecclésiastique. Le statut de chef de parti, dont il rêve depuis toujours, lui semble l’opportunité de résoudre ce dilemme, comme il l’explique dans une célèbre maxime : « Les affaires brouillent les espèces, elles honorent même ce qu’elles ne justifient pas ; et les vices d’un archevêque peuvent être, dans une infinité de rencontres, les vertus d’un chef de parti [30]. »
La scène est bornée temporellement : un quart d’heure seulement. Ce qui vient souligner la rapidité dans la prise de décision, et qui contraste avec les nombreuses volte-face de la cour. Au collectif stérile du conseil s’oppose donc la solitude efficace. À l’illusion et au déguisement se substituent la sincérité et la lucidité dans l’analyse des motivations. Après le mimodrame qui s’est joué dans le grand cabinet, alors que le « galimatias » de Mazarin semblait inapte à générer une action politique, Retz fait entendre la parole performative du chef de parti, à même de fédérer les troupes et de les jeter dans l’action. Alors que minuit sonne, il annonce à tous sa décision par une déclaration très théâtrale : « Je serai demain, devant midi, maître de Paris [31]. » On sent bien comment se déploie ici un imaginaire puissant qui confère à la scène une charge solennelle. L’imaginaire de minuit, heure fatidique et point de bascule. L’imaginaire de la nuit, espace-temps qui porte en germe toutes les virtualités de l’existence.
En conclusion, il faut souligner le plaisir de lecture que génère cette séquence narrative, qui s’ouvre sur une scène de conseil d’État et se clôt sur une délibération solitaire. Ces deux scènes se construisent selon les deux figures du parallélisme et de l’antithèse, procédés par lesquels se justifie le passage à la sédition et s’accroît le prestige du séditieux. Elles constituent un espace où convergent le théâtre, voire le théâtral, la rhétorique et la politique, et dont l’enjeu principal est le pouvoir.
La stratégie a consisté, on l’a vu, à proposer à distance les portraits en parallèle et en action de deux hommes politiques que tout oppose. Alors que la première scène se clôt sur une chute comique, vise à faire tomber les masques et à montrer, derrière les apparences, la réalité des impérities du pouvoir, la seconde lève le voile sur un homme providentiel improbable et presque disconvenant en la personne d’un ecclésiastique, et vient clore un mouvement général d’ascension vers son épiphanie héroïque.
Mais qu’en est-il réellement du pouvoir que Gondi croit prendre dans cette scène où il décide du passage à la sédition ? Délibérer pour se libérer, dit-on. Sans doute en effet se libère-t-il des liens d’obéissance qui le rattachaient encore à la reine. Mais n’est-ce pas pour tomber dans des rets encore plus puissants, ceux de son imaginaire héroïque, qui lui font voir vingt-cinq ans encore après les faits ce moment comme celui de la réconciliation à soi-même et de l’accès à la gloire, alors que l’histoire s’est chargée d’apprendre à tous qu’il s’agissait en réalité du moment de la catastrophe ?